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L’étude des fonds des archives départementales consacrés aux associations loi de 1901 fait apparaître un impressionnant foisonnement d’associations ayant une action complémentaire de celle de l’École Publique (cantines, garderies, cours du soir, colonies de vacances etc...). On en dénombre plus de 250, les archives ne permettent pas de connaître leur importance réelle et leur durée de vie, mais leur nombre montre une vie associative très riche. Elles peuvent être vues comme les supports de la vie sociale d’une partie de la population. Les militants se réunissent régulièrement, que ce soit pour les assemblées générales, les réunions de fonctionnement, l’organisation d’événements (kermesses, spectacles, fête de l’école etc...). Cette socialisation concerne certainement les classes moyennes (commerçants, employés, fonctionnaires), mais on peut se demander si celle-ci traverse les classes sociales des plus aisées aux plus populaires. Cette question peut être posée à travers la figure de l’intellectuel. Il est maintenant connu que les universités populaires se sont fondées durant l'affaire Dreyfus, pour établir un lien entre les classes populaires et les personnes des classes moyennes et supérieures qui s'activaient en faveur de Dreyfus. Si ces universités populaires n'ont jamais obtenu le résultat escompté, à savoir une formation intellectuelle de masse de la population, un lien s'est évidemment créé, et l'on peut logiquement s'interroger pour savoir si ce lien n'a pas perduré dans les associations d'éducation populaire. Pour répondre à cette question, il est important de définir les classes sociales auxquelles il est fait allusion.

Les militants des classes populaires sont relativement faciles à définir. Il s'agit bien souvent de populations exerçant une activité salariée (employé, ouvrier

etc.) et issues du petit artisanat. Au début de la période que nous étudions, s’ajoutent les personnes travaillant dans l'enseignement public et le reste de la fonction publique, constituant la base des classes moyennes : ce sont des milieux républicains attachés à l'école laïque. L'autre groupe social, qui s’agrège au dispositif est plus délicat à cerner. En le définissant comme « bourgeois », on userait d’un terme trop flou et porteur d'idées reçues et de stéréotypes. Tout bien pesé, l’appellation « intellectuel » telle que nous l’avons définie précédemment, permet de s’approcher au plus près de la réalité des faits. Ces intellectuels trouvent un relais auprès de la population à travers les associations d’éducation populaire. C’est dans ce cadre associatif qu’apparaissent les « strates intermédiaires » et « éveilleurs » déjà évoqués. Ces associations, par leurs actions, par les articles qu’elles publient dans les différents organes, par leurs discours, diffusent ces valeurs ; de plus, elles permettent à ces personnalités de rencontrer les militants de base, lors des différents événements organisés, qu’il s’agisse de remises des prix, Fêtes Civiques de la Jeunesse ou de kermesses. On peut donc parler d'une socialisation à travers les différentes couches de la société. Quand Georges Beauvisage prononce un discours devant les élèves et parents d'élèves des écoles de Filles du 3e arrondissement de Lyon le 28 juillet 1900, il est évident qu'il est en contact avec les organisateurs de la cérémonie (institutrices et parents d'élèves) qui sont aussi des militants de base de l’éducation populaire lyonnaise, et cela d'autant plus que sa venue pour ce type de cérémonies n'est pas exceptionnelle. Le même constat vaut pour Édouard Herriot lors des différentes cérémonies que sa position de maire de Lyon amène à présider.

Ce type de relations entre intellectuels et militants de base peut être rapproché du discours tenu par Lyautey dans « Le rôle social de l'officier », même si les positions politiques entre acteurs de l'éducation populaire et le maréchal

Lyautey sont évidemment différentes. Dans les deux cas, l'action entreprise repose en partie sur cette description que fait Lyautey de l'action sociale que peuvent entreprendre les classes privilégiées de la société48.

« A tous les privilégiés de l'intelligence, de l'éducation, de la fortune, il [M. de Voguë] rappelle que leur premiers devoirs sont envers les humbles et les déshérités et convie les bonnes volontés de tous partis, de toutes confessions, de toutes philosophies, à communier dans "la religion de la souffrance humaine" »

Cette conception de l'action sociale de l'intellectuel rejoint les idées de Le Play, qui comme nous l'avons vu exerce une forte influence sur ces intellectuels lyonnais impliqués dans l'éducation populaire.

Ce milieu associatif fait partie progressivement de la Ligue de l’Enseignement. Des événements comme les fêtes civiques de la jeunesse sont des moments fédérateurs de cette vie associative, qui rythment le calendrier des activités annuelles. Le lien entre les associations et les militants est assuré par un organe de presse comme le Réveil du Rhône, l’organe du Groupement Départemental de l’Enseignement Laïc (GDEL), antenne de la Ligue de l’Enseignement du Rhône.

Nous pouvons avoir un aperçu, à travers l’étude de ces mouvements, d’un monde qui a partiellement disparu, celui d’une société où le militantisme dans des mouvements associatifs ou syndicaux permettait de donner ou de renforcer un statut social.

Ces militants s’organisent en réseau par le biais de la Ligue de l’Enseignement ; il se forme alors une micro-société. Ainsi le carnet mondain du Réveil du Rhône se fait l’écho des mariages entre militants. Apparaît ainsi une forme de sociabilité entre membres de l’enseignement, partisans de l’École Publique et parents d’élèves qui est la base et l’armature d’une mise en réseau de ces personnalités. On peut également s’interroger sur la manière dont se 48 Maréchal Lyautey, Le rôle social de l’officier, Paris, Plon 1935

constitue le réseau qui permet la mise en place de cette politique et s’il est certain qu’Édouard Herriot a un rôle central dans son développement et son fonctionnement, sa constitution s’est certainement faite de manière progressive. Avant l’élection d’Herriot, Lyon avait initié un certain nombre d’expériences, en particulier sous l’impulsion du sénateur Georges Beauvisage. Le nouveau maire trouve à son arrivée un réseau en gestation qu'il développe pour une action beaucoup plus large. Herriot joue, à cet égard un rôle éminent. Il n’en est pas moins vrai que le milieu associatif est suffisamment dynamique pour avoir son développement propre sans reposer sur les seules initiatives de la mairie. Le GDEL se permet même d’interpeller la mairie centrale de Lyon en la personne d’Herriot sur des questions touchant au manque de personnel dans des écoles primaires. Il est certain que ces interpellations peuvent être instrumentalisées dans le cadre de conflits politiques entre Radicaux-Socialistes, SFIO et PC.

Dans le même temps, comme l’a montré Pierre Arnaud49, la municipalité de Lyon, sous l’impulsion de personnalités, telles que le professeur André Latarjet (directeur du Cours Supérieur d’éducation Physique et promoteur de la médecine sportive), est pionnière dans le développement de la pratique sportive dans le milieu scolaire. Cela apparaît avec les fêtes civiques de la jeunesse qui réunissent annuellement les amicales sportives laïques pour des démonstrations collectives de gymnastique. Pierre Arnaud montre que le développement de l’éducation physique, à Lyon, est très innovant : il repose sur une alliance entre le politique avec Herriot, le scientifique avec le professeur Latarjet50 et le 49 Pierre Arnaud, « L’éducation physique à Lyon », in Staps Revue des sciences et techniques des

activités physiques et sportives N°26 octobre 1991, Les savoirs du corps, éducation physique et éducation intellectuelle dans le système scolaire français, Presse Universitaire de Lyon, 1982

324 pages et sous sa direction, Le corps en mouvement, précurseurs et pionniers de l’éducation

physique, Privat, Toulouse, 1981, 316 pages

50 Le professeur André Latarjet, 1877-1947, médecin anatomiste, est à l'origine des Fêtes sportives de la Jeunesse à Lyon. Il est le fondateur de l'Institut d'éducation physique de Lyon. Pour lui la

pédagogue en la personne d’Eugène Fortunet51. De nombreuses innovations de la municipalité de Lyon ont inspiré la politique du Front populaire.

En revanche, le souci de la santé et la protection de l’enfant sont, d’après Pierre Arnaud, guidés par une politique de régénération de la race aux aspects ambigus. Herriot, en tant que ministre de l’instruction publique, est le principal artisan de l’intégration de l’éducation physique dans le système éducatif français : c’est l’application à l’échelle nationale des pratiques déjà mises en place dans la ville de Lyon qu’il administre depuis 1905. Cette politique municipale inspire également Jean Zay, ainsi que Léo Lagrange, qui assiste aux Fêtes Civiques de la Jeunesse de 1937. Herriot est peu sensible au sport élitiste, il est surtout partisan d’une pratique sportive pour tous, en favorisant son accès aux plus démunis par le biais des patronages municipaux, dans un souci de grandeur de la France mais en évitant une militarisation et un embrigadement de la jeunesse par des groupements politiques ou religieux. L’action se mène donc avec des visées hygiénistes et sociales à destination d’un pays en pleine convalescence après la première guerre mondiale. La construction du stade de Gerland, sur les plans de Tony Garnier, est révélatrice de cette vision du sport.

France a pris du retard dans le développement de la pratique sportive et il est nécessaire pour « régénérer la race » de développer l'éducation à l'hygiène et la pratique sportive. Voire Pierre Arnaud « L’éducation physique à Lyon », in Staps Revue des sciences et techniques des

activités physiques et sportives, N°26, octobre 1991.

51 Eugène Fortunet est moins connu. Né en 1871 en Saône et Loire, il pratique très jeune la gymnastique à l'Union Mâconnaise. Par la suite il enseigne la gymnastique dans les écoles de Mâcon. Après son service militaire et un stage à Joinville, il obtient les diplômes de moniteur de gymnastique et de maître d'armes. En 1905, il est nommé au lycée Ampère et acquiert dans la ville une grande notoriété. Durant la grande guerre, il prépare les élèves du lycée avant leur incorporation. En 1919, il est affecté à l'école normale d'instituteurs de Lyon et Latarjet fait appel à lui pour organiser les enseignements pratiques et pédagogiques de l'Institut Lyonnais d'Education Physique ainsi que pour les fêtes civiques de la jeunesse. Fortunet part à la retraite en 1933 mais continue d'enseigner à l'Institut Lyonnais d'Education Physique jusqu'en 1943. Il décède en 1945. Selon les témoins, Fortunet est le représentant type du traditionnel « joinvillais » : un homme intègre, militant infatigable, organisateur talentueux, doté d’une très grande compétence et éducateur hors pair sachant captiver son auditoire. Cette notice biographique est extraite de Pierre Arnaud, « L’éducation physique à Lyon », in Staps Revue

En effet, le stade est surtout destiné à la pratique populaire du sport. Lyon n'a une équipe professionnelle de football qu’à partir de 1950, c’est-à-dire sur la fin des mandatures d’Herriot à la mairie de Lyon. Comme le déclare Jean Zay en 1937 dans son discours aux Fêtes civique de la jeunesse 52 :

« Notre souci est moins de créer des champions et de conduire sur le stade 22 acteurs devant 40000 ou 10000 spectateurs que d’incliner la jeunesse de notre pays à aller régulièrement sur le stade, sur le terrain de jeux, à la piscine… »

Les grands rassemblements des Fêtes civiques de la jeunesse sont l’illustration même de cette politique. On peut noter une certaine imitation alliée à une critique très vive des pratiques de défilés tels qu’ils sont organisés pour la jeunesse en Italie et en Allemagne. Les Fêtes de la Jeunesse sont pensées alors comme la réponse de la démocratie et des idéaux de la Révolution au fascisme. On exalte le culte d’une jeunesse saine, libre, loyale et joyeuse, c’est une vitrine de l’éducation libérale. La pratique sportive est une solution au surmenage intellectuel, un moyen de prévention des maladies et de restauration morale. Les acteurs de cette politique sont nombreux, de l’École Publique jusqu’aux multiples associations laïques.

Les politiques de la ville de Lyon en matière d’éducation sont-elles uniquement fondées sur la pratique sportive ? La réponse la plus prudente est que la pratique sportive n’est qu’un aspect de ces politiques. Une deuxième question se pose alors : La ville de Lyon a-t-elle innové dans la pratique éducative en direction de la jeunesse ? Si oui, comment ? Enfin, ces politiques ont-elles exercé une influence sur les autres municipalités de France ?

Pour donner une image des relations entre ces associations et la ville de Lyon, faisons une analogie avec la composition d’un atome :

52 Cité par Pierre Arnaud dans « Fête, sport et éducation à Lyon sous la IIIe République », in Les

Le noyau central est composé de la personne d’Édouard Herriot et l'équipe municipale. Autour de lui, gravite un nombre très important d’associations et d’œuvres se donnant pour but de favoriser et de développer l’action de l’École Publique. Ces associations apparaissent comme extrêmement foisonnantes et diverses53. Les rapprochements entre Édouard Herriot et les mouvements laïques sont donc fluctuants en fonction de nombreux éléments :

- les positionnements politiques des acteurs, militants comme élus, - la taille des associations et leur capacité à réunir beaucoup de militants et à toucher un large public,

- la place de l’association au sein des politiques de la ville de Lyon : est-ce que l’association, dans son action, répond aux demandes que peut formuler la ville de Lyon ?

- Enfin, les événements politiques nationaux ont également leur importance, les oppositions entre les partis politiques ou les oppositions entre Radicaux et SFIO peuvent conduire à des conflits locaux, comme ce fut le cas pour l’Amicale Laïque de la Guillotière dans les années 20.

Édouard Herriot, homme politique de premier plan au cours de la période étudiée, est véritablement au centre d’un réseau très dense reliant les militants entre eux et avec la ville de Lyon. Cette position est forte notamment en raison de la capacité de financement et d’aide matérielle que peut fournir Herriot par le biais de la ville de Lyon mais également par ses réseaux nationaux.

53 L’analyse des séries 4 M sup des Archives départementales consacrées aux associations fait apparaître plus de 250 associations consacrées à l’éducation populaire. Ces associations sont particulièrement variées et de tailles diverses. Les fonds d’archives ne permettent que de connaître la déclaration de création, les changements dans le bureau, le but de l’association. Il est par contre impossible de connaître les effectifs et l’importance des actions menées.

Le lien se fait autour d’un certain nombre d’idées politiques reposant sur un idéal de défense de la République et de justice sociale.

Comme indiqué plus haut, cet aspect politique des actions d’éducation populaire est nettement revendiqué dans les différentes tribunes du Réveil du

Rhône, et ce sur l’ensemble de la période 1923-1940.

Édouard Herriot souhaite appliquer ses conceptions éducatives dans les actions de la ville. Mais la municipalité semble avoir également fait preuve d’un très grand pragmatisme, en s'appuyant sur les initiatives personnelles venant des militants et des associations laïques.

Il faut ajouter que dans le contexte d’une ville en pleine croissance démographique et économique, il est nécessaire de construire un certain nombre d’écoles primaires pour pouvoir scolariser les enfants. Il faut également faire face aux problèmes sociaux liés à cette croissance démographique, en particulier celui de la protection de l’enfance.

Édouard Herriot, avant 1914, se déclare favorable au développement de la formation professionnelle car il juge la France en retard dans ce domaine par rapport à l’Allemagne. Ce positionnement explique le haut niveau des subventions accordées aux sociétés de formation professionnelle ainsi qu’à l’École de la Martinière, et également le développement de l’enseignement professionnel par l’institution scolaire. Il semble que durant la Première Guerre mondiale, la mise en place d’écoles pour les blessés de guerre ait permis de tenter des expériences de formation professionnelle d’adultes. En plus d'assurer la rééducation des blessés, elles assurent des cours « d’enseignement général » avec apprentissage de la lecture pour les illettrés, mais également des cours d’anglais, d’économie, de radiotélégraphie, de sténographie... Son action en tant que ministre conduit, également, à l’évolution vers l’école unique, en cherchant

l’unification des filières scolaires ; il suit en cela le programme des « Compagnons de l’Université Nouvelle ».

Ses rapports avec les mouvements laïques peuvent être l’objet d’interrogations. Herriot est à l’origine du Groupement Départemental de l'Enseignement Laïque (Antenne de la Ligue de l’Enseignement sur Lyon) et sa politique ainsi que ses positions en faveur de l’École Unique et de l’Enseignement Professionnel vont dans le même sens que les aspirations des militants laïques. Cependant, ses participations aux gouvernements Flandin et Laval en 1934-1935, ont certainement provoqué des tensions avec une partie des militants des mouvements laïques et une fraction des élus du conseil municipal de Lyon. La politique de déflation du gouvernement Laval, qui provoque des réductions d’effectifs dans l’enseignement, est dénoncée de manière très acerbe dans le

Réveil du Rhône.

Il faut enfin souligner un élément d'importance : l’étude minutieuse de ces associations et de leur fonctionnement conduit à redécouvrir un monde qu'on peut considérer comme disparu.

On peut , on l’a dit, s’inspirer de la thématique déployée par Peter Laslett dans son ouvrage Un monde que nous avons perdu54 pour envisager l’étude des

associations d’éducation populaire. Laslett scrutait la démographie des paroisses rurales du XVIIème siècle en Angleterre quand nous étudions la France urbaine du XIXème-XXème siècle. De prime abord, les deux objets sont sans lien aucun. Et pourtant, les buts, l’assise sociale, le fonctionnement et le recrutement des associations d’éducation populaire nous laissent entrevoir d’une société qui bien que proche de nous, est éminemment différente de la nôtre sur quantité

d’aspects. Il y a bien là un monde et des modes de sociabilité qui nous sont devenus difficilement intelligibles si nous ne consentons pas un réel effort.

Les militants sont principalement issus des classes moyennes, employés, professeurs, avec également beaucoup de personnes des milieux populaires, ouvriers etc... Ce sont les classes sociales de recrutement des partis politiques comme le Parti Radical, la SFIO ou le Parti Communiste. Elles se caractérisent par une politisation poussée et un fort engagement personnel dans les associations.

Cette politisation et cet engagement fort peuvent se comprendre par les conditions de vie qui restent difficiles, avec une volonté de lutte collective pour leur amélioration. L’état d’esprit de la période du Front populaire, avec les représentations que l’on en a actuellement, peut illustrer cette implication dans les luttes collectives. Celles menées par les associations montrent la volonté de changer et d’améliorer les conditions de vie de toute la population. Des chansons, comme Allons au devant de la vie, ne sont pas simplement des figures de style et des slogans de campagnes électorales ; une vraie volonté d’action politique s'y lit. Si le Front populaire peut être perçu comme l’archétype de cette volonté d’action, celle-ci est néanmoins présente sur l’ensemble de la période. Il est évident qu’elle n’apparaît pas brutalement en 1936, la chronologie nous montre qu'elle est avérée dès avant la guerre de 1914. Contrairement à la période étudiée par Peter Laslett, il y a une remise en cause