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« Les Economistes Classiques posent l‘éducation comme une valeur sociale supérieure pour la société libérale naissante »33. La proximité Education / Economie n‘était pas tout à fait de mise. En effet, il fallait surtout chercher une justification de l‘éducation dans le champ politique. Pourtant, leur pensée était fondatrice, notamment dans les articulations entre sphère sociale et sphère du marché.

a) A. SMITH

Chez A. SMITH, l‘éducation est essentiellement un facteur d‘intégration à l‘ordre social. Elle demeure le garant d‘un avilissement inéluctable du peuple. Ainsi pour A. SMITH, le rôle de l‘Etat est déterminant : financement de l‘éducation et des institutions pour l‘instruction des enfants voire des adultes.34

Cette dépense se justifiant également par le besoin de disposer de main-d'œuvre maîtrisant un certain nombre de connaissances.

A. SMITH compare l‘éducation à un investissement coûteux, appelé à être amorti et rentabilisé représentant l‘un des éléments qui expliquent l‘inégalité des rémunérations. La durée de l‘éducation et son coût expliquent ainsi la hiérarchie des salaires entre l‘ouvrier agricole, l‘ouvrier de la manufacture, l‘artisan, les métiers d‘art et les professions libérales. Pour A. Smith, l‘éducation s‘intégrant dans le travail, s‘intègre aussi au produit : la productivité supérieure du travail qualifié permet d‘augmenter le produit et sa valeur35

.

32

BOLTANSKI. L., Les cadres, p. 308

33 SANDRINE, M., Education et croissance économique en longue période, p. 34

34

Ibidem, p. 34

38 b) R. MALTHUS

Comme pour A. SMITH, il est à retenir la contribution de l‘éducation à la stabilité sociale, indispensable à la croissance économique.36 A la différence d‘A. SMITH qui limitait l‘action de l‘éducation à la production, R. MALTHUS intègre des connaissances propres à la circulation marchande, nécessaires à la consommation. Quoique cela représente une indication concrète de l‘insertion de l‘éducation dans la sphère économique, il n‘en demeure pas qu‘elle soit générale.

De plus, cette éducation aurait comme finalité de doter les groupes humains de moyens préventifs capables de prévenir l‘accroissement fatal de la population et d‘en corriger les opinions dominantes erronées. Mais dans la mesure où l‘éducation reflète le développement de la société, le risque de voir son impact sur le pouvoir grandir n‘est pas loin. Le risque de révolte dont elle est porteuse pousse vers une amélioration de l‘action du gouvernement. Cela comme pour A. SMITH justifie la dépense publique de l‘éducation37

.

Pour MALTHUS, l‘éducation est une consommation du revenu et donc considérée comme un travail improductif, extérieur à la richesse tout comme les savoirs et les talents naturels ou acquis. Faisant partie de l’un de ces biens que tout le monde peut partager (..)

sans rien faire perdre aux autres. Elle ne peut, par conséquent, être assimilée à un produit

économique. Toutefois, il constate que, dans la sphère productive, chaque fois que le travail improductif favorisera l‘accroissement du produit, le capital aura intérêt à l‘entretenir. C‘est le cas pour les frais d‘éducation.

c) J. S. MILL

C‘est dans le domaine économique que J. S. MILL s‘efforcera de justifier les arguments politiques et sociaux dont il venait d‘être question jusque-là. Il insiste toutefois, dans le champ politique, sur le rôle de l‘éducation des femmes dans la maîtrise des naissances. Par ailleurs, l‘intérêt général homogénéisant de la société est une justification suffisante à l‘intervention de l‘Etat qui tout en restant « à sa place », participe au bon fonctionnement de cette société.

36

Ibidem, pp. 34-36

39 Pour J. S. MILL, l‘éducation entre dans l‘analyse économique comme un élément non appropriable puisqu‘il la range dans la sphère de l‘économie qui n‘est pas régie par le marché. Toutefois et en rupture avec les autres Classiques, la proposition de J. S. MILL incluant les capacités acquises dans la richesse fait indiscutablement écho à la progression du rôle de l‘éducation et des savoirs dans l‘économie. Le travail qui a pour objet l’homme lui-même est distingué d‘un travail exercé sur la nature extérieure. Il fonctionne comme un intermédiaire par rapport au premier : il produit l‘homme qui agira sur la nature extérieure38.

Ainsi pour les Classiques libéraux et jusqu‘au milieu du XIXème, l‘éducation avait avant tout une valeur sociale, propre au champ politique. Au milieu du XIXème, l‘éducation générale ne concerne plus seulement les classes sociales les plus élevées, mais toute la population puisque lecture et écriture se sont généralisées. Pour tous la division du travail explique la progression du produit. Elle justifie donc les dépenses d‘éducation qui améliorent les qualités du travail et donc sa productivité.

d) KARL MARX

Dans la ligne d'Adam SMITH, Karl MARX (1818-1883), distingue le travail simple et le travail qualifié ou supérieur qui est « la manifestation d'une force de travail où entrent des frais plus élevés de formation, dont la production coûte plus de temps de travail et qui a donc une valeur plus grande que la force de travail simple ». Si la valeur de cette force est supérieure, elle se manifeste par un travail supérieur et se matérialise par conséquent, dans les mêmes laps de temps, dans des valeurs proportionnellement supérieures.

« Dans tout procès de formation de valeur, ajoute-t-il, il faut toujours ramener le travail supérieur au travail social moyen, par exemple un jour de travail supérieur à x jours de travail simple ».

Mais alors que la réflexion de SMITH et de MILL reste dans le cadre des débuts de l'ère industrielle, MARX projette sa vision dans l'avenir.

38 Ibidem, p. 43

26 STROUMILINE, Aspects économiques de l'enseignement en URSS, Bulletin international des Sciences Sociales, n°4, 1962, pp-682-685

40 Philosophie de la praxis, le marxisme exalte le travail qu'il place au cœur de sa pensée. Alors que les économistes classiques ne voyaient guère en celui-ci qu'un élément du coût de production, pour MARX le travail est non seulement le fondement de la valeur, mais aussi un acte essentiellement humain qui met en jeu toutes les facultés de l'homme et par lequel il modifie sa propre nature :

« Le travail, écrit-il dans Le Capital, est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement afin d'assimiler des

matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu'il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeillent... »39.

e) ALFRED MARSHALL

Après MARX, c'est Alfred MARSHALL qui, sur bien des points, annonce la pensée moderne. Dans ses Principes d'économie (1890), il souligne « qu'en tant que moyens de production, les facultés humaines jouent un rôle aussi important que toute autre forme de capital », et que « ces facultés qui sont formées par l'éducation générale, gagnent toujours en importance », tandis que le contraire se produit pour les spécialisations manuelles qui ne peuvent être transférées d'un emploi à un autre, car le progrès du machinisme remplace avantageusement le travail simple40.

C'est pourquoi une éducation générale est précieuse, même si elle n'a que peu d'application directe. En effet, elle rend l'individu « plus intelligent, mieux préparé, plus sûr dans son travail courant, elle élève la qualité de sa vie, durant et en dehors de ses heures de travail, elle contribue donc de façon importante à la production des richesses matérielles »; « mises à part les facultés de perception et de création artistique, on peut dire que ce qui rend les travailleurs d'une ville ou d'un pays plus efficients que d'autres, c'est principalement un niveau supérieur d'intelligence générale et d'énergie qui ne sont pas spécialisées à un emploi

39 Le Capital, trad. J. ROY, I, p. 180

40 A. MARSHALL, Principles of Economics, 8ème

Ed., Londres , Mac Millan, 1961, p. 170 sq. Cité par LÊ THANH Op. Cit. p. 348 Id. , ibid., p ; 172.

41 quelconque »41 . La meilleure méthode consiste donc à combiner l'éducation générale et l'éducation technique :

l'absence de cette dernière pour les classes moyennes n'a pas été moins nuisible au progrès industriel que l'absence de la première pour la classe ouvrière.

Étudiant les déterminants sociaux de l'éducation, MARSHALL met en valeur l'influence de la famille, et notamment de la mère, de la classe sociale, de l'éducation et du revenu des parents, ainsi que les effets du milieu sur l'intelligence : « L'investissement de capital dans l'éducation et la formation des travailleurs est limité par les ressources des parents aux divers rangs sociaux, par leur capacité de prévoir l'avenir et par leur volonté de sacrifice en faveur de leurs enfants »42.

Si le mal est peu grave dans les couches supérieures, toujours prêtes à faire des dépenses considérables à cette fin et disposant de moyens appropriés, il n'en est pas de même pour la classe ouvrière, contrainte de travailler tôt, et manquant de l'instruction et des ressources qui lui permettraient d'élever convenablement ses enfants. Telles sont les causes de l'insuffisance de mobilité professionnelle et de la pénurie de main- d'œuvre qualifiée. Il importe donc de donner à la masse du peuple des possibilités plus grandes de s'instruire que celles dont elle dispose généralement, et de faire valoir ainsi ses aptitudes latentes.

« Aucun changement, conclut MARSHALL, n'entraînerait un accroissement plus rapide de la richesse nationale, qu'une amélioration du système scolaire qui permettra à l'enfant intelligent d'un ouvrier de s'élever graduellement jusqu'à obtenir la meilleure éducation théorique et pratique du moment... La valeur économique d'un seul grand génie industriel suffit à couvrir les dépenses d'éducation de toute une cité ; car une seule idée nouvelle, telle que l'invention de Bessemer, ajoute autant à la puissance productive de l'Angleterre que le travail d'une centaine de milliers d'hommes. Moins directe, mais non moins importante, est l'aide apportée à la production par les découvertes médicales, telles que celles de Jenner ou de Pasteur, qui améliorent notre santé et accroissent notre capacité de

41

Id. , ibid., p ; 172.

42 travail »43. Parce que « le plus précieux de tous les capitaux est celui investi dans les êtres humains », l'éducation doit être, pour MARSHALL, un « investissement national ».

Et, comme MARX, MARSHALL envisage une société idéale où le développement des forces productives aura entraîné une réduction importante des heures de travail, et où chacun aura reçu une éducation complète qui donnera plus de signification à son travail et plus d'utilité à ses loisirs, consacrés aux jouissances intellectuelles et artistiques; cette éducation permettra aussi de limiter l'accroissement de la population qui, autrement, menacerait la durée de cet État. Dans de telles conditions, le travail pénible sera remplacé par un travail conçu en vue « d'exercer et de nourrir les facultés humaines » et qui deviendra un « travail d'amour », « sera le but de la vie, sera la vie elle-même »44.