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Pour introduire ce point, nous partirons d’une distinction qui est fondamentale en didactique des langues et des cultures, celle entre produit et processus. Comme le note Puren (2012), ce couple correspond à deux démarches possibles dans l’enseignement : la démarche orientée vers les produits langagiers finis et la démarche orientée vers le processus d’enseignement/apprentissage. C’est cette deuxième démarche qui est mise en avant au cours des dernières années, par la perspective communicativo-actionnelle, notamment grâce au « modèle cognitif dominant, celui du constructivisme, dans l’objectif prioritaire de l’autonomisation des apprenants (avec comme méthode principale leur réflexion sur leurs propres stratégies d’apprentissage) » (Puren, 2012 : 116). L’orientation vers le processus privilégie l’évaluation formative et l’auto-évaluation, ainsi que les activités de reprise, telles la relecture et la réécriture en temps réel.

Pour notre part, nous essaierons de transposer cette distinction produit/processus dans le cadre d’une évaluation formative de productions écrites, en d’autres termes, nous nous intéresserons au produit langagier fini (texte), ainsi qu’au processus rédactionnel et les opérations mentales qui sous-tendent ce dernier. Concernant l’évaluation proprement dite, elle sera centrée sur le produit fini, on appliquera des critères sur un texte en dehors des conditions de production, pour mesurer une compétence (savoirs et savoir-faire) à un moment donné. Cependant, comme il s’agit non d’une évaluation sommative, mais d’une évaluation formative destinée à obtenir des informations sur les points faibles des apprenants et à réguler l’apprentissage, nous nous intéresserons au processus rédactionnel en amont et en aval de l’évaluation, ainsi qu’aux traces de ce processus dans le texte.

Nous retiendrons donc les deux démarches citées supra. Notre démarche orientée vers le produit

implique l’analyse de la compétence langagière et de ses composantes à travers la maîtrise des formes langagières et leur emploi ou la cohérence du texte. La démarche orientée vers le processus tient compte de plusieurs éléments : la situation de production (motivations, difficultés, culture d’apprentissage, croyances, stratégies d’apprentissage, etc.), les phases de production (planification, mise en texte, révision), opérations mentales sous-jacentes la production (création de noyaux prédicatifs, schématisation).

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L’écrit entre processus et produit

Comme nous venons de le préciser, dans notre analyse, l’attention se porte surtout sur le produit du processus rédactionnel, le texte. Or, il serait judicieux d’étudier les composantes de ce processus, le contexte de production et les processus mentaux relatifs à chaque phase de l’écriture. Notre objectif dans les lignes qui suivent est de donner une description des opérations qui sous-tendent la production écrite et de mettre en évidence d’un côté les composantes nécessaires à notre analyse, et d’un autre côté le rapport entre ses composantes et la compétence

langagière que nous cherchons à évaluer.

Les opérations de « mise en texte »

L’écriture, suivant une approche psychologique, est avant tout une activité sensori-motrice. On apprend à lire et écrire des graphèmes, ou des graphies, afin de communiquer par écrit. L’écriture, dans ce sens, peut être représentée par son produit essentiel, une succession de graphèmes composant des mots.

Le graphème, comme unité du code écrit, comparable à ce qui est le phonème dans le code oral, peut être défini de plusieurs façons. Nous retiendrons que le graphème se sert des lettres d’un système d’écriture afin de transcrire directement ou indirectement les sons. Dans ce cas, on peut dire que le français compte 26 lettres qui réalisent les graphèmes. Le graphème est une représentation écrite des sons d’une langue. Ainsi, le son [s] peut être transcrit par les graphèmes s, ss, c, ç, x, sc.

Dans notre analyse, nous ne nous intéresserons pas à l’écriture en tant qu’habileté motrice, car les apprenants ayant produit les textes de notre corpus possèdent déjà cette habileté. Cependant, il serait faux de sous-estimer les difficultés du public chinois qui passe d’un code écrit radicalement opposé à l’écriture alphabétique et qui, au départ, ne détient pas de conscience phonologique.

Modèles de l’écrit

S’agissant de la production écrite d’un apprenant de langue étrangère, l’écriture demande la mobilisation de plusieurs capacités que nous allons considérer successivement.

Cuq et Gruca (2002 : 184) rappellent que la rédaction est un processus complexe et faire acquérir une compétence en production écrite n’est pas une tâche aisée, écrire un texte ne

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consiste pas à produire une série de structures linguistiques convenables et une suite de phrases bien construites, mais à réaliser une série de procédures de résolution de problèmes qu’il est quelquefois délicat de distinguer et de structurer.

En effet, il existe plusieurs modèles théoriques qui s’intéressent aux différents aspects qui interviennent dans l’activité d’écriture et essaient de cerner leur fonctionnement.

Même si l’apprentissage d’une langue étrangère diffère de celui de la langue maternelle, les processus cognitifs qui sous-tendent l’écriture ont des points en commun. C’est la raison pour laquelle il serait utile de dresser des passerelles entre la production écrite en langue maternelle et celle en langue étrangère, notamment concernant la didactique de l’écrit qui va au-delà de la phrase. Produire un texte, c’est résoudre « une situation problème », suivant l’expression de De Ketele (2013 : 60). Nous évoquerons ici quelques principaux paramètres et composantes spécifiques qui interviennent dans la résolution du problème.

Propositions de Fayol

Dans le but de proposer un modèle d’analyse plausible et fonctionnel, Fayol (1997 : 60-69) examine trois approches qui décrivent les différents aspects de la production écrite. La première, issue des travaux de Hayes et Flower (1980), a recours aux analyses des textes produits et aux commentaires fournis par les auteurs sur la manière dont ils procèdent pour rédiger. La seconde, d’orientation psycholinguistique, s’appuie sur les travaux de Garrett (1980) et Levelt (1989) et met l’accent sur l’étude des erreurs, la durée de la rédaction et les pauses. Un troisième modèle, celui de Van Galen, s’attache aux dernières étapes de la production écrite : la réalisation graphique (Van Galen, 1990).

Le modèle de Hayes et Flower, probablement le plus cité concernant la production écrite, est établi dans une perspective psychopédagogique. Il s’attache à un triple objectif : identifier les composantes du processus rédactionnel, déterminer l’origine des difficultés lors de la rédaction d’un texte, proposer des moyens d’amélioration des productions écrites. Le schéma suivant présente les composantes du modèle :

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Figure 4 : Représentation schématique du processus d’écriture adapté d’après Hayes et Flower (source Fayol, 1997 : 62).

Ce modèle comporte trois composantes :

- L’environnement de la tâche, qui comprend la tâche assignée et le texte déjà écrit ;

- Le processus d’écriture décomposé en trois phases : planification, mise en texte et

révision ;

- La mémoire à long terme du scripteur avec des connaissances conceptuelles,

situationnelles et rhétoriques.

Le modèle de Garret/Levelt s’inscrit dans une perspective psycholinguistique à partir d’une analyse systématique des erreurs dans des unités langagières courtes (mots et phrases). Ce modèle présente l’élaboration du message en deux temps : d’abord le système forme une structure grammaticale et lexicale abstraite, ensuite cette dernière est envoyée vers la composante articulatoire. La régulation du processus passe par le système de compréhension qui peut apporter des modifications à l’énoncé initial.

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Le modèle de Van Galen étudie les différentes dimensions spatiales et motrices de la production écrite. Ce modèle montre que la réalisation graphique du processus rédactionnel est hautement complexe. Elle intègre à part une orthographe correcte, la sélection du graphème, la taille des lettres, etc.

Malgré la différence apparente de ces trois modèles de description, envisagés dans le cadre d’écriture en langue première, nous retiendrons avec Fayol (2007 : 22) trois caractéristiques des composantes de la production verbale écrite :

- La production écrite repose sur une modularité où chaque composante donne des

informations spécifiques sur le processus rédactionnel ;

- Les composantes entretiennent entre elles des relations fonctionnelles ;

- Les composantes sont de trois types : conceptuelles (traitent les dimensions

communicative et énonciative), linguistiques (syntaxique, lexicale, marques de cohésion), et physiques (graphiques).

En outre, il faut retenir plusieurs aspects qui interviennent dans la production écrite : les connaissances du scripteur, la mémoire de long terme, la situation d’écriture. Signalons également la mémoire temporaire « susceptible à la fois de maintenir actives les informations

et de les manipuler » (id.).

Ces aspects de base sont également applicables dans le cadre d’une écriture en L2, car ils mettent en évidence la nécessité de connaissances pour réaliser la tâche : connaissances thématiques, linguistiques et rhétoriques, actualisées pendant le processus d’écriture, ainsi que l’environnement de la tâche ou le contexte qui relève des consignes de production. Cependant, il s’agit d’activités langagières qui se déroulent dans une langue qui diffère de la langue maternelle des scripteurs. Rédiger en L2 peut être associé à un va-et-vient entre sa propre langue/culture et celle du destinataire. Il serait judicieux de prendre en compte, hormis les connaissances linguistiques et rhétoriques en langue cible, le caractère interculturel de l’écriture en L2, et par conséquent le poids des connaissances du destinataire. Dans cette perspective, le modèle du processus rédactionnel mérite d’être enrichi par d’autres aspects, notamment la situation d’écrit « élargie » par des facteurs interculturels, et l’emploi de la traduction par des scripteurs novices.

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La situation d’écrit suivant Moirand

Pour Sophie Moirand (1979), il paraît irréel de croire que l’on peut produire un texte en langue étrangère avant d’avoir vu, écouté, saisi et intégré un certain nombre de données, c.-à-d. avant d’avoir été un lecteur. Ainsi, selon l’auteur, la production de l’écrit devrait être précédée par la compréhension écrite, notamment la lecture, mais aussi, par la compréhension orale. L’auteur met en évidence deux niveaux d’organisation dans la production écrite :

- Un niveau macrostructural qui relèverait des compétences discursives et

socioculturelles ;

- Un niveau microstructural, notamment l’organisation syntaxico-sémantique à l’intérieur

du texte relevant de la compétence linguistique.

Quant à la situation d’écriture, elle mérite d’être enrichie par plusieurs paramètres. Moirand (1979, 10-12) répertorie les composantes de base de la situation d’écrit par le schéma ci-après.

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Dans ce schéma, on peut distinguer deux situations, une situation de production (écriture) et une situation de réception (lecture). Comme nous l’avons souligné, pour Moirand, on ne peut pas écrire sans avoir lu. C’est la raison pour laquelle les deux situations sont étroitement liées et ont plusieurs points en commun qu’on peut prendre en compte lors d’une analyse de productions écrites. Ainsi, la situation d’écrit englobe l’écriture et la lecture, chacune renvoyant aux éléments suivants :

Une situation de production (écriture) :

- Le scripteur : il a un statut social défini, mais son rôle change plusieurs fois par jour

(rôle de père, de l’employé, du conducteur…) ; il change également d’attitude (hostile, bienveillant, indifférent…) ; il appartient à un groupe social, mais il peut rêver d’appartenir à un autre ; il a également une histoire qui peut influencer cette production verbale ;

- Les relations scripteur/lecteur : le scripteur écrit généralement pour un lecteur ; il peut

entretenir avec celui-ci des relations amicales, professionnelles, familiales, ou autres, ce qui influence son discours ; le scripteur se fait également une représentation de son lecteur ; il existe des relations entre le scripteur/lecteur et le document : le scripteur a une intention de communication, il veut produire un effet sur son lecteur ce qui se fait par l’intermédiaire du document graphique ;

- Les relations scripteur/document et extralinguistique, en dehors de la relation que le

scripteur entretient avec son lecteur et son intention de communiquer. Il existe aussi l’influence du référent : de quoi parle le texte, du lieu où on écrit et du moment où on écrit.

Une situation de réception (lecture) :

- Le lecteur : son statut, son rôle, ses attitudes, son histoire, ses groupes d’appartenance

et de référence entrent en jeu lors de l’interprétation du document ;

- Les relations lecteur/scripteur : la représentation que le lecteur se fait à propos du

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- Les relations lecteur/scripteur et document : le document produit un effet sur le lecteur

suivant les objectifs de lecture et les hypothèses sur le sens ;

- Les relations lecteur/document et extralinguistique : ce qui influence la lecture, ce sont

les connaissances antérieures du lecteur, le lieu où il lit et le moment où il lit.

Par ailleurs, l’écriture en langue étrangère nécessite une approche interculturelle : au-delà de l’activité sensori-motrice, l’apprenant s’engage dans un contexte complexe d’identités culturelles multiples. Cela implique des savoirs, savoir-faire et savoir-être que nous pouvons

résumer ainsi avec le CARAP39 (Candelier, 2012 : 36) :

- Ressemblances et différences entre cultures : savoir qu’il existe entre les (sous) cultures

des ressemblances et des différences ;

- Culture, langue et identité : savoir que l’identité se construit, entre autres, en référence

à une ou plusieurs appartenances linguistiques et culturelles.