5 L a musique, l’œuvre et le musicien dans l’enseignement d’un instrument de musique en
5.2 Le son, la justesse, la technique instrumentale et la technique corporelle
a) La perception et les sensations
Ce que nous entendons par perception existe à partir d’une réalité, acoustique dans notre cas
(Risset, 1988). Elle existe aussi en fonction de ce que notre « déjà-là » connait des sensations
éprouvées (Merleau-Ponty, 1945). Elle a une double dimension, comme un mode d’accès à la
réalité et comme épreuve que je fais subir à cette réalité (Barbaras, 2009) :
La perception est donc caractérisée par une double dimension. D’un côté, elle est un mode d’accès à la réalité telle qu’elle est en elle-même ; dans la perception, je n’ai à aucun moment le sentiment d’avoir affaire à un double, à une image de la chose : j’ai au contraire la conviction de découvrir une réalité qui précède mon regard et telle qu’elle était avant que je ne la perçoive. De l’autre, cependant, la perception est sensible, c’est-à-dire mienne ; elle est l’épreuve que je fais de la réalité. On traduit ainsi le fait incontestable que, sans sujet percevant, précisément sans organes des sens, rien n’apparaitrait. (Barbaras, 2009, p. 8)
La perception est donc une expérience faite de sensations. Elle dépend à la fois des
sensations et de l’expérience qu’on en a. C’est une chose qui est vécue. La perception est ainsi
dépendante de l’expérience de l’être qui perçoit et de l’objet lui-même. Par conséquent elle peut
être source d’apprentissage : « ce que nous connaissons par les sens peut devenir connaissance
(savoir) par l’esprit » (Bateson, 1977, p. 173).
Par exemple l’œil va voir une couleur qu’il percevra comme étant rouge, parce qu’il l’a
appris. Cependant il est bien difficile de distinguer dans la description ce qui est de la chose perçue
et qui provient de la chose apprise ou de l’expérience acquise de cette chose perçue par le passé.
Il peut donc aussi y avoir une association de sensations qui permette la perception de quelque
chose : « si le bruit que j’entends réveille l’ensemble des sensations, c’est précisément parce qu’il
est entendu comme bruit d’une voiture, parce que la voiture se manifeste déjà dans le bruit
déjà dans sa perception et que la perception est déjà dans la conceptualisation. Cette difficulté dans
l’argumentation du concept est historique. Putnam (1999) relève que :
I argued that our difficulty in seeing how our minds can be in genuine contact with the « external » world is, in large part, the product of a disastrous idea that has haunted Western philosophy since the seventeenth century, the idea that perception involves an interface between the mind and the « external » objects we perceive47. (Putnam, 1999, p. 43)
En musique, pour dépasser cette interface dénoncée par Putnam ci-dessus, on pourrait reprendre le
concept de Wittgenstein (Glock, 2003) de « voir-comme » en « entendre-comme ».
Ce qui veut dire aussi que, si une sensation peut faire référence à la conception que l’on a
de quelque chose (comme le bruit d’une voiture), il est cependant difficile de décomposer un champ
de perception en sensations. Inversement la modification d’un élément sensible dans un champ de
perception peut changer celle-ci. Nous retenons l’exemple musical de la mélodie donné par
Barbaras :
Par exemple une mélodie : elle est un ensemble de sons et forme un tout organisé, articulé. Si une seule note est modifiée (par exemple, la hauteur d’un son qui permettra de passer du mode majeur au mode mineur), on a affaire à une autre mélodie, douée de propriétés différentes : par là même, les autres notes de la mélodie sont perçues différemment. Inversement, la mélodie conserve son identité si tous les sons sont modifiés d’une manière déterminée (par exemple d’une octave) : elle est transposable. Il est clair que l’identité de la mélodie n’est pas réductible à celle des éléments qui la composent ; elle dépend des rapports qu’entretiennent ces parties plutôt que leur identité propres. […] la note ne saurait être définie en et par elle-même : elle sera perçue différemment, sera donc une autre sensation, selon qu’elle sera perçue isolément ou intégrée à telle mélodie. (Barbaras, 2009, p. 23)
En résumé, dans notre travail lorsque nous parlerons de perception ce sera le sens de cette
définition proposée par Morizot et Pouivet (2007) dans le Dictionnaire d’esthétique et de
philosophie de l’art : « Activité par laquelle le sujet prend connaissance d’une partie des objets
présents dans son environnement, ainsi que de certaines de leur propriétés, sur la base de
l’information délivrée par les sens » (Morizot & Pouivet, p. 3η3). Dans l’acte d’enseigner la
musique, l’enseignant cherche à nommer cette « information délivrée par les sens » en la portant à
47 Citatio ue ous t aduiso s ous- e pa : «Je souti s ue ot e diffi ult à oi o e t os esp its peu e t t e e o ta t el a e le o de «e te e» est, e g a de pa tie, le p oduit d'u e id e d sast euse ui a ha t la philosophie o ide tale depuis le di -septi e si le, l'id e ue la pe eptio i pli ue u e i te fa e e t e l'esp it et les o jets «e te es» ue ous pe e o s.» E e ui o e e la t adu tio du ot « i d» u e dis ussio pou ait a oi lieu. O pou ait aussi t adui e pa « o s ie e».
la connaissance des élèves par un milieu didactique plus ou moins propice et que nous nous
efforcerons de mettre au jour. La difficulté étant de pouvoir dépasser l’idée qu’il n’y a pas d’une
part le « mental », et de l’autre le « réel », avec la perception comme interface entre le mental et le
réel, entre les concepts et la pratique. Peut-être l’artistique est-il quelque part dans ce dépassement.
b) Le son
Avant d’aborder la notion de justesse d’un son, il convient de préciser ce que l’on entend
par « son ». Chaque son est unique puisqu’il est « une sensation auditive engendrée par une onde
acoustique » (Larousse, 1987 ). C’est un phénomène de perception par le cerveau provoqué par
une source physique, l’onde acoustique (Boudet, 2006). Ce phénomène de perception permet
d’avancer que : « La distinction son/bruit n’a pas de fondement physique stable et que l’utilisation
de ces deux concepts est, dès le départ, culturalisée. » (Nattiez, 1987, p.73). Il précise :
On appelle bruit, en fait : ‘‘tout son qui prend pour nous un caractère affectif désagréable,
inacceptable, quel que soit par ailleurs ce caractère […]. La notion de bruit est donc d’abord
essentiellement une notion subjective’’ (Chocholle, 19ι3). Les critères qui, d’un point de vue
perceptifs, font qualifier un son de bruit sont nombreux et divers : l’intensité trop élevée, l’absence
de hauteur définie ou le manque d’organisation (complexité, cacophonie, etc.). On remarque que
ces critères se définissent toujours par rapport à un seuil d’acceptabilité (une intensité supportable,
l’existence de hauteurs fixes, une notion d’ordre) mais qui n’est définie comme norme
qu’arbitrairement. (Nattiez, 1987, p. 72)
Zanarini (2004), en commençant par expliquer que « la perception sonore cherche à identifier la
cause, c’est-à-dire l’origine des stimuli sonores », confirme que le plaisir ou de déplaisir auditif
dépend, dans un premier temps, du connu. Puis il démontre que si la musique fonctionne comme
« une invention de mondes sonores » alors la transformation de stimuli sonores, tout d’abord
identifiés comme bruits par l’expérience, peuvent devenir sons. Il conclut : « Comme nous le
savons maintenant, le son musical est une construction de la perception de l’auditeur, l’importance
de cette élaboration est évidente lorsqu’il s’agit de musique électroacoustique. » (Zanarini, 2004,
p. 64).
C’est l’organisation de ces sons qui devient musique, selon des règles occidentales, dont l’une
d’entre elle est la conception de la « justesse » des sons. Elle remonte au XVIIIème siècle, avec
l’apparition du piano à tempérament égal.
c) La justesse du son
Cela revient à dire qu’un son juste est une référence à quelque chose de connu. Cette
référence se situe pour une part dans la culture de référence du musicien : ici occidentale classique.
Il est un jeu épistémique source (cf. § 4), le savoir savant du professeur-musicien (cf. § 4). Dans
cette culture occidentale, la justesse d’un son musical est décrite par référence à la physique,
notamment depuis le XVIIIème siècle, quand on joue en se basant sur le tempérament égal du
piano. Un son peut être décrit par sa fréquence : le la3, référence actuelle, est à 440 Hz, ou à 442
Hz selon le choix des instrumentistes. Pour ce qui nous concerne, le travail sur la justesse est un
travail sur la fréquence des sons et leur position dans une échelle tonale ou chromatique.
L’identité du son provient de la dynamique du souffle, de la vibration d’une corde ou des
lèvres, du touché, du timbre et de la justesse. Elle garantit la place du son dans une échelle sonore
(Hertz) et donne un effet d’unisson, qui demande dans le jeu collectif une certaine uniformité. Jouer
juste serait alors s'approcher au plus près d'une fréquence définie au préalable. Cependant, si la
justesse est un prérequis dans le jeu d’expert, elle reste toujours relative. Nous pouvons, par
exemple, nous souvenir des moments très expressifs de la Callas, d’Edith Piaf, d’Ivry Gytlis, chez
lesquels une légère fêlure dans la voix ou dans le jeu, nous fait vibrer. Dans la musique d’ensemble,
la simultanéité de la production des sons est importante pour la perception de la justesse.
d) Jouer d’un instrument de musique. Technique instrumentale et corporelle.
Dans notre étude, le son est produit par le musicien à partir d’un instrument de musique.
Jouer d’un instrument c’est, par l’intermédiaire d’un artefact, avoir une activité qui recrée ou
invente une œuvre artistique musicale. C’est ce processus de « genèse instrumentale » (Rabardel,
1995) qui permet l’acquisition de techniques
48visant à produire une variété plus ou moins grande
et plus ou moins contrôlée de sons.
Nous rejoignons là les deux notions de technè et poiésis comme les concevaient les Grecs
de l’Antiquité. C’est mettre le savoir-faire (technique) au service d’une création. La connaissance
technique d’un instrument de musique n’est pas seulement une « prouesse » mais bien une
nécessité propre à une activité artistique. Pour les anthropologues, un artefact, quand il est un objet,
48 Da s ot e th se, la plupa t des p opos ue ous te o s au sujet des i st u e ts à e t p o ie e t de deu sou es ites: ‘i uie et Gou det .
est, d’après Mauss (1924/1950), un « fait social total ». Il est significatif d’une civilisation en
termes : d’évolution, d’organisation, de savoir et de puissance. Il est donc porteur de valeurs et de
normes. Il s’enracine dans l’existence d’un groupe social et prend appui sur les techniques
antérieures. Techniques avant tout corporelles, car c’est le corps qui agit sur l’instrument, au
service de l’œuvre. Quand l’œuvre est considérée comme produit
49, le corps la fait fonctionner
dans des situations de « réception » ou de circulation sociale. Quand l’œuvre est considérée comme
processus
50, la corporéité fonctionne selon des chaînes opératoires (Rabardel, 1995 ;
Leroi-Gourhan, 1964) qui permettent à l’être humain d’agir sur son environnement et sur lui-même. Nous
avons un instrument dont il faut connaître la technique pour pouvoir servir une œuvre musicale,
dont l’activité selon Vygotski (1934/1997) est inscrite dans un patrimoine culturel. Celle-ci prend
en compte : la facture de l’instrument, l’interaction sociale, l’ensemble du contexte de l’activité et
de ses médiations.
C’est ce que développent Mili, Rickenmann, Merchan Price, & Chopin (2013) au sujet de
la construction du corps spécialiséde l’artiste :
La nature des liens entre savoirs corporels et activités humaines est aujourd’hui l’un des problèmes majeurs de la recherche sur les apprentissages corporels et sur la construction sociale et culturelle de la corporéité à l’école, mais aussi dans les autres lieux de l’éducatif. Eu égard aux rapports particuliers qui se tissent entre les activités corporelles et les pratiques artistiques, nous partons du constat qu’un lien étroit se tisse entre les fonctions de médiation des œuvres/pratiques artistiques (Hennion, 1993) et une corporéité qui est à la fois :
- un moyen, car toute œuvre résulte d’un travail culturel de transformation de l’environnement matériel qui subsume un « corps spécialisé » ;
- une finalité, dans la mesure où la réception et la circulation sociale de ces œuvres impliquent, également, le développement d’une sensibilité dynamique à même de les faire fonctionner comme produits spécialisés de la culture. (Mili, Rickenmann, Merchan Price, & Chopin, 2013, p.87)
Ces acquis techniques ne doivent pas faire oublier que dans l’exécutiond’une œuvre il y a l’idée
que le choix d’un son est dû à la perception que le musicien a de cette œuvre. La technique de
l’instrument, on l’a vu, demande un ensemble de techniques corporelles (place du doigt sur une
corde, contrôle de la respiration etc.). Ces techniques corporelles dépendent aussi de la facture
instrumentale. Cumulées, elles créent un « répertoire technique » qui peut être mis à disposition du
49 Cette notion sera explicitée plus loin dans la partie traitant de l’œuvre.