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LE JEUNE AUTEUR D’ABUS SEXUELS : UN DILEMME POUR L’INTERVENANT

Dans le document Les jeunes auteurs d'actes d'ordre sexuel (Page 151-154)

L’INTERVENANT FACE AU JEUNE AUTEUR D’ABUS SEXUELS : ÇA ME

M. MARC FAVEZ

1. LE JEUNE AUTEUR D’ABUS SEXUELS : UN DILEMME POUR L’INTERVENANT

Les principes moraux auxquels nous nous référons dans l‟intervention auprès des mineurs en danger dans leur développement, ceux qui justifient nos interventions et notamment des interventions d‟aide contrainte, sont fondés sur l‟intérêt supérieur de l‟enfant. Ils justifient que l‟on puisse intervenir dans l‟intimité de la famille pour rompre une dynamique souvent transgénérationnelle. Le message donné est de cet ordre : ce n‟est pas parce que tu as subi une maltraitance de la part de ceux qui t‟ont éduqué que tu es en droit de maltraiter à ton tour ceux que tu es en charge d‟éduquer.

Cette haute mission va de pair avec la valeur donnée aujourd‟hui par la société à l‟enfant, valeur qui confine au sacré ou, pour reprendre le terme de Laurence Gavarini, à la passion, au sens religieux du terme67. L‟enfant, dans

cette représentation, est innocent, naturellement bon ; et dès lors, inoffensif, et par rapport au mal forcément victime…

Mais voilà que surgit l‟enfant qui fait du mal. Certes, la plupart des parents en ont une certaine conscience : l‟enfant désobéit, fait des bêtises (comme l‟on dit), parfois pousse à bout… Mais sans que cela ne soit perçu aujourd‟hui comme le résultat d‟une nature mauvaise qu‟il faudrait corriger. Ce sont bien plutôt les parents qui se culpabilisent de ne pas avoir des enfants « modèles » et conséquemment de leur incapacité à les éduquer en ne prodiguant que conseils et encouragements. A moins que les débordements de l‟enfant, par exemple à la garderie ou à l‟école, ne soient vécus par ses parents que comme l‟expression de sa liberté injustement entravée par des règles peu adaptées à sa personnalité.

Jusque-là, rien de bien grave. L‟enfant reste le centre du monde familial, nécessitant d‟autant plus d‟attention qu‟il ne correspond pas exactement au résultat escompté. Or, le problème devient dilemme dès lors que l‟enfant s‟en prend à d‟autres enfants : plus que l‟acte qu‟il commet, il porte atteinte à une représentation consensuelle, un tabou social. Et l‟on se rappelle avec effroi du meurtre d‟un enfant de trois ans commis en Angleterre en 1993 par deux enfants âgés d‟un peu plus de dix ans.

La question n‟est donc pas spécifique aux agressions d‟ordre sexuel. Mais les abus commis par de jeunes auteurs touchent le tabou en plein cœur : parce que les abus sexuels ont été au cœur de la prise de conscience de la maltraitance infantile ; parce que l‟abus sexuel ne peut se justifier d‟aucune manière au plan éducatif ; mais aussi, parce que la virginité symbolise en elle-même l‟innocence de l‟enfance, irrémédiablement brisée par l‟abus.

Face donc au dilemme posé par les abus sexuels commis par de jeunes auteurs, on peut observer quelques stratégies, qui ressemblent étrangement à

67

Gavarini, L. (2004). La passion de l’enfant. Paris, France : Hachette. Voir aussi : Gavarini, L. (2009). La passion de l‟enfant : Les nouvelles normes éducatives et familiales. In. M. Favez (éd.), La famille pour grandir. De l’enfance cabossée à la famille rêvée. Lausanne, Suisse : EESP.

celles que l‟on connaît bien chez les professionnels confrontés à la maltraitance, à savoir le déni ou l‟exagération.

La première stratégie consiste à considérer que les jeunes auteurs d‟actes d‟ordre sexuel sont en fait des victimes. L‟acte abusif s‟explique parce qu‟il s‟inscrit dans la suite logique d‟un abus subi, il ne peut s‟expliquer qu‟à ce titre. Mais s‟il est vrai que nombre de jeunes auteurs ont été victimes d‟abus, la généralisation est elle-même abusive. Elle sert à justifier moralement l‟intervention (« il est certes auteur, mais il est avant tout victime »), mais il s‟agit d‟une intervention qui est décentrée du problème.

La deuxième stratégie consiste en une autre forme de généralisation. Des débordements sexuels incongrus deviennent des abus caractérisés ; des actes sexuels sordides, mais consentis, deviennent des viols collectifs ; des enfants et adolescents sont qualifiés de pédophiles… L‟enfant innocent devient un monstre, car l‟usage du terme pédophile renvoit inévitablement dans notre inconscient aux crimes les plus abjects et aux affaires les plus emblématiques (Dutroux, Fourniret, etc.). En fait, cette stratégie revient à exclure de l‟enfance ceux qui ne correspondent pas à son image réputée inoffensive et l‟on ne s‟étonne guère alors des propositions consistant à punir de peines d‟adulte les enfants qui commettent des crimes considérés comme des crimes d‟adulte…

Ces deux stratégies ont un point commun : elles ne s‟inscrivent pas en rupture avec la vision de l‟enfant innocent, mais elles éludent le dilemme ; que ce soit en ramenant le jeune auteur d‟abus sexuel au statut de victime ou en lui retirant son statut d‟enfant, l‟une comme l‟autre stratégie vise à maintenir l‟intangible innocence de l‟enfant.

Cependant, ces stratégies, que je décris ici sans nuance, ne trouvent pas, me semble-t-il, l‟adhésion de la plupart des professionnels, néanmoins confrontés à ce dilemme. Pourtant, le sujet ne fait pas débat. Et ce n‟est pas la gêne ou l‟incapacité qui explique ce silence. Il faut faire appel à un peu plus de complexité pour le comprendre.

2. FACE

AU

DILEMME :

LA

SIDÉRATION

DE

L’INTERVENANT

J‟utilise le mot « sidération » dans son sens courant, qui pourrait être défini ainsi : « absence de réaction ou incapacité à réagir face à un phénomène inconcevable ». Dans son acceptation médicale, le terme décrit une brusque suspension des réactions émotionnelles et motrices sous l‟effet d‟un choc affectif intense. Or, si l‟on peut observer chez les intervenants confrontés à de jeunes auteurs d‟abus sexuels une suspension au moins partielle des réactions émotionnelles, en revanche les fonctions motrices restent valides. Cela pourrait ressembler à une forme de dissociation, bien connue des thérapeutes qui ont

recours à l‟hypnose, et par ailleurs souvent observée chez les victimes d‟abus sexuels.

L‟utilisation de l‟expression « Ça me sidère… » me semblait la plus appropriée pour décrire ce que je crois constater. Cette expression fait écho par ailleurs aux réponses que j‟obtenais des jeunes auteurs que je tentais de confronter à leurs actes : « J‟ai oublié… ». Et si l‟on n‟y prend pas garde, intervenants et jeunes auteurs pourraient fort bien coexister sans dommage entre la sidération des uns et l‟oubli des autres.

Il ne s‟agit nullement ici d‟un jugement, mais bien plutôt d‟une hypothèse qui a pris forme lorsque j‟essayais d‟analyser ce phénomène. Pour l‟illustrer, je donne trois exemples tirés de ma pratique Ŕ où plutôt de la pratique des autres, dans la mesure où je n‟ai que des souvenirs diffus des situations où j‟étais moi- même dans la sidération. Le premier, à dessein, n‟est pas une situation de jeune auteur d‟abus sexuels.

Noël 1998, Sabrina, jeune fille de 13 ans, est battue à mort par sa mère et sa tante, convaincues dans un délire paranoïaque alimenté par des superstitions religieuses qu‟elle est possédée par le diable. A la rentrée des vacances, je passe au domicile après que la tante ait manqué la visite qu‟elle devait faire à ses deux enfants, placés à la suite des mauvais traitements qu‟elle leur a fait subir. J‟entends du bruit, mais on ne m‟ouvre pas la porte. Peu après, la police découvrira le corps de l‟enfant et, recluses dans cette chambre mortuaire, les deux sœurs cadettes enfermées avec leur mère et leur tante. Les fillettes, après avoir été vues par la pédopsychiatre de garde, sont conduites dans un foyer d‟accueil d‟urgence, le vendredi dans la nuit. Le lundi, je me rends dans ce foyer pour faire le point de la situation, et je m‟aperçois que les intervenants de l‟équipe éducative, pourtant rompus à toute sorte de situations complexes, n‟ont pas osé leur parler.

Augustin est un enfant adopté à l‟âge de 6 ans. A la préadolescence, il est

victime d‟abus de la part d‟un pédophile qui fera plusieurs victimes dans sa bourgade. A l‟adolescence, il commence à agresser sexuellement des enfants et des jeunes femmes. Notre service est mandaté à la quatrième récidive, et, après une cinquième récidive, nous mettons en place un système de prise en charge pour lequel l‟institution qui l‟accueille peut bénéficier d‟une aide soutenue d‟un pédopsychiatre et d‟un transfert en institution éducative fermée à chaque débordement de violence. Après deux mois, le pédopsychiatre déclare ce jeune inaccessible au soin, dans la mesure où il dénie même toute fantasmatique sexuelle.

Yvan est âgé d‟une dizaine d‟années lorsque, avec un camarade, il commet

des attouchements sexuels sur sa sœur âgée alors de sept ans. Par la suite, frère et sœur vont continuer à entretenir des relations de cet ordre qui iront jusqu‟à des rapports sexuels complets quelques années plus tard. Cette situation sera découverte lorsque la jeune fille est interrogée par la police après que les parents aient découvert qu‟elle a eu des relations sexuelles avec un homme âgé d‟une

soixantaine d‟années alors qu‟elle n‟en avait que treize. Lorsque nous recevons un mandat d‟évaluation de cette situation familiale, accompagné du rapport de police, tous les membres de l‟équipe sont intéressés à prendre la référence de cette situation, mais évoquent aussitôt leur incompétence à produire une évaluation et la nécessité de recourir à des spécialistes plus qualifiés.

Ces exemples, le premier étant le plus emblématique, illustrent ce que j‟entends par «sidération». Tout se passe comme s‟il était impossible de poser une intervention, incapacité justifiée par l‟illégitimité ou l‟inadéquation. Il ne s‟agit pas ici de modestie légitime ou de démission face à une problématique que l‟on refuserait de traiter. Il s‟agit plutôt d‟une réaction d‟ordre émotionnel, invalidante, difficile à appréhender : je ne peux me saisir de ce qui m‟est donné à voir, comme si au fond la chose n‟existait pas.

D‟où la poursuite d‟une activité normale et la mise au silence de ce qui s‟est passé, avec un espoir de délégation à un tiers (généralement, un thérapeute) Ŕ hélas sans grand succès le plus souvent.

Dès lors, la vie continue. En foyer, on va parler formation professionnelle, argent de poche, sorties. En entretien avec l‟intervenant social, on reprendra les mêmes thèmes, éventuellement on parlera des liens avec la famille, de ce qu‟il en reste. Avec le thérapeute, on parlera la plupart du temps, si l‟on parle, de toute autre chose que d‟abus sexuels.

3. POUR ÉCHAPPER À LA SIDÉRATION : PENSER AVANT

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