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a.IV. Un scénario, des scénarios

Dans le document Td corrigé A - Td corrigé pdf (Page 110-113)

Trois sœurs racontent le divorce de leurs parents à un psychothérapeute. Celui-ci entend trois histoires différentes.

Laquelle est la vraie ? Dans un sens, les trois. Chaque sœur raconte une façon personnelle de réagir à un événement. Chacun de ces récits est comme l’ombre d’un évènement réel pour le thérapeute platonicien, ou une manifestation de la créativité mentale d’un individu pour l’analyste jungien. Mais si ces dames viennent en psychothérapie, c'est qu'elles aimeraient modifier leurs modes de fonctionnement. Le psychothérapeute peut leur demander de confronter ces trois versions d’un divorce, et de construire ensemble une histoire familiale du divorce, pour qu'elles apprennent à mieux communiquer, à mieux se comprendre, à mieux apprécier trois façons de réagir. Il n’est pas question, dans cet exercice, de reconstruire ce qui s’est réellement passé, même si le récit construit à plusieurs semble souvent plus proche de la réalité. Il s'agit de co-construire une représentation qui sert de base de discussion aux trois sœurs. Je me retrouve à nouveau devant la difficulté de la notion de co-construction, qui est bien sûr une illusion de la conscience. Il y aura toujours trois histoires dans trois organismes, qui sont ressenties de trois façons différentes. En se construisant ensemble une nouvelle version des faits, les trois sœurs auront mobilisé les mécanismes de régulation impliqués par ces trois histoires de façon intense. Ces mécanismes de régulations devront se restructurer pour pouvoir assimiler la nouvelle version des faits, et les nouvelles charges affectives qui s’y associent. proposée ici est une remise en question de ce que chacune croyait être la vraie histoire du divorce des parents.

Voici une autre forme de remise en question d'un point de vue figé :

Au début de sa thérapie, Anne me raconte qu'elle a été élevée par une mère possessive et un père indifférent. Ce père préférait boire avec ses amis que de travailler ou d’éduquer ses enfants. La mère déprime souvent, et n'arrête pas de se plaindre de son inutile mari à sa fille. Les parents se séparent quand Anne a 20 ans. Le père vit avec une autre femme, la mère vit avec sa fille qui passe beaucoup de temps à écouter les plaintes de sa mère.

Pendant sa thérapie, Anne rencontre un homme et sort avec lui. Elle le trouve sympathique : pas si beau que ça, mais gentil, drôle et amical.

Catherine, une de ses meilleures amies, veut absolument lire dans les cartes ce qui va se passer entre Anne et cet homme. Elle étale ses cartes devant Anne, et sans lui demander son avis, déclame à haute voix ce que les cartes lui « disent » sur cet homme : d’après les cartes, Anne doit se méfier de cet homme, car il a une double personnalité, l’une gentille et l’autre méchante, comme dans l'histoire du docteur Jekyll et mister Hide.

Anne est bouleversée. Effrayée, elle rompt avec son amant.

Je demande à ma patiente s'il n'y aurait pas, dans sa façon de réagir, une réminiscence des nombreux moments où elle croyait ce que sa mère lui disait sur son père. Je me demande à haute voix si le père est vraiment aussi nul qu'elle le prétend. Autrement dit, j'utilise ce qui s'est passé entre Anne et Catherine pour vérifier si le scénario parental que m'a raconté Anne, tient la route. Dans le cas présent, la question est de savoir si Anne va se contenter de croire ce que Catherine lui a « révélé », ou si Anne va oser vérifier si son ami a vraiment une double personnalité. Elle n'a pas appris à avoir confiance dans ses propres impressions sur un homme. Elle me raconte que pourtant, elle se souvient qu'à six ans, elle adorait son père. Chaque fois qu'il rentrait du travail, elle embrassait son visage. Un visage inexpressif, même quand il recevait un baiser d'Anne. La mère n'arrêtait pas de dire à sa fille que ce père ne méritait pas tant de tendresse. Anne se mit donc à supposer qu'elle aimait quelqu'un qui ne l'aimait pas, mais sans arriver à savoir précisément ce qu’il en est. Elle s’imagine que la mère a la capacité de savoir comment les hommes réagissent, et qu’elle ne sait pas faire cela. Personnellement, je m'imaginais un homme si déprimé à l’idée de retrouver sa femme acariâtre, et tellement sur ses gardes, qu'il n'osait même plus sourire à sa fille, qu'il aimait pourtant tendrement. Je ne savais si les choses s'étaient passées ainsi, mais je pensais qu'il était utile d'explorer cette hypothèse.

C'est à ce moment de la thérapie que Platon et son mythe de la caverne ont surgi dans ma mémoire pour m'apporter quelques conseils. Il est vrai qu'aimer quelqu'un ne garantit pas qu'il vous aime, et que certaines investigations peuvent s’imposer avant de faire confiance. Mais un sophiste utiliserait cette argumentation comme s'il s'agissait d'une vérité, pour ensuite imposer d'autres vérités du même acabit, qui pourront détruire une relation potentiellement constructive. Ce sophiste n'aiderait pas Anne à chercher d'autres points de vue qui pourraient être tout aussi pertinents, il ne l'aide pas à apprendre à apprendre. Or, ce dont Anne a besoin, c’est d’apprendre à découvrir ce que l’autre pense d’elle. Elle a appris à faire confiance à des sophistes féminins plutôt que d’écouter sa flamme intérieure. Catherine et sa mère sont d'ailleurs deux femmes qui ne savent pas comment se trouver un homme agréable, ou même un homme tout court, puisque leur seul amant est leur aigreur.

Cette histoire est sans doute moins poétique que la fable de Platon, mais j'espère qu'elle rend plus tangibles les illusions qui s'épanouissent dans la conscience. Il s’agit de scénarios systémiques, construits par un jeu complexe de miroirs - chaque miroir est le regard de l’autre - et, ce sont tous ces regards qui tissent ce que la conscience de tous les jours prend pour une réalité, une représentation objective de ce qui se passe. Anne par exemple croit que son père est tel que sa mère le décrit et le père a tellement peur de sa femme qu'il la laisse faire. Il est donc complice malgré lui de l’image erronée qui se forme dans l'imaginaire de sa fille. Au cours de sa thérapie, Anne va réévaluer sa façon de percevoir sa mère et son père, en se basant autant sur ce qu’elle ressent que sur ce que les autres lui disent. Elle va poser à ses parents des questions qu'elle ne leur avait jamais posées.

Elle va participer plus activement à la construction des représentations qui la forgent.

Au début de sa thérapie, l'image de la petite Anne qui fait des baisers à son père est occultée. Après que je me fus transformé en torpille socratique, pour déstabiliser son système de défense, des images de tendresses enfantines entre elle et son père devinrent à nouveau accessibles. Ces souvenirs peuvent enfin être ressentis comme agréables, sans effacer celle d'un père « inutile ». Le nouveau portait de son père, qui s’inscrit dans sa mémoire consciente, lui permet d’accepter, et même d’apprécier, que son père vit avec une autre femme que sa mère.

Arrivée à ce point de la discussion, Anne commence à sentir monter en elle une colère contre Catherine. Elle se demande si Catherine est jalouse d'elle, parce qu'elle a un amant. Catherine craint peut-être qu'Anne, si elle est amoureuse, vienne moins souvent la voir, et d’avoir moins d’emprise sur elle. La lecture des cartes imposées par Catherine est maintenant clairement ressentie par Anne comme une intrusion, une tentative agressive de l’influencer. Anne finit par téléphoner à son amant, et lui dit qu'elle n'est pas sûre de vouloir rompre. Ils se revoient, et s’aiment à nouveau.

Il n’est pas question ici d'inverser les rôles, de rendre le père gentil et la mère méchante. En bonne torpille, j'espère créer un déséquilibre qui permet à Anne de chercher une nouvelle façon d'évaluer son entourage. Il est possible qu'elle finisse par redécouvrir que son père n'est effectivement pas quelqu'un de fiable, et qu'elle peut compter sur sa mère et Catherine. Ce constat aura néanmoins une base possible, plus personnalisée, avec un contenu plus riche et nuancé, moins caricaturale, et par conséquent plus vivante. En devenant capable d’intégrer des réalités humaines plus complexes, elle devient aussi capable de s’appréhender avec plus de souplesse, et moins de dédain pour elle-même. Dans la réalité, elle a changé en profondeur ses rapports familiaux et professionnels. Elle a pu contacter et laisser s’exprimer des capacités créatrices insoupçonnables au début de nos entretiens.

Dans le document Td corrigé A - Td corrigé pdf (Page 110-113)