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c. Éloge de la conscience

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Une idée qui a guidé mon analyse de Platon est que la connaissance se situe du point de vue de la conscience, pas du point de vue de ce qui est. Toutes les formes de savoir sont pour moi (Heller 2004) des façons d’imaginer ce qui se passe en réalité, en suivant des rituels mentaux construits par des institutions (Églises, Académie, Télévision, etc.). L’activité consciente explicite associée au savoir construit des outils adaptés à certaines exigences, mais dont le produit est une sorte d’illusion utile. Ces illusions produisent des représentations de ce qui se passe et insufflent l’impression puissante que ces représentations correspondent à ce qui se passe102. Les fonctions nonconscientes de l’organisme éditent les informations qui circulent dans l’organisme, les sélectionnent, et proposent un produit suffisamment simple pour que les dynamiques conscientes d’un individu puissent en faire quelque chose. L’opération ressemble un peu à ce qui se passe dans un studio, quand des personnes montent un film. Lorsque le spectateur visionne le produit final, il se représente rarement que la continuité qui se reconstruit dans son cerveau a été construite pendant des semaines par une équipe de techniciens. Le processus de montage n’est effectivement pas une donnée des sens pour le spectateur. Il ne pense pas qu’entre chaque image il a pu y avoir des luttes syndicales, des machines à réparer, des scènes à re-filmer. L’activité nonconsciente qui produit les perceptions qui nous hantent est tout aussi invisible pour nos perceptions conscientes.

L’activité consciente s’occupe alors de quelques variables qu’elle seule peut manier pendant que les régulations nonconscientes en gèrent d’autres. Le fait que j'effectue consciemment un certain nombre de gestes qui me permettent de jouer un morceau de piano de façon prévisible, ne veut pas dire que ma relation avec ce piano est régulée de façon consciente seulement. Les raisons pour lesquelles je joue du piano à un certain moment, dans un certain endroit, en pensant à quelques règles conscientes plutôt qu'à d'autres, dépendent aussi d'une multitude facteurs nonconscients. De même, le fait que ce que je pense mène à des gestes prévisibles, ne peut être expliqué consciemment.

Je me rends compte que certaines rationalisations produisent certains gestes pour lesquels je me suis longuement entraîné, mais je ne sais pas comment ces rationalisations débouchent sur ces

102 L’importance de ces impressions est bien décrite dans le Traité de Hume (1840).

gestes (le neurologue sait cela mieux que ce que je peux découvrir par introspection). Ce dialogue entre pensée et corps est un dialogue que j'analyse ici du point de vue de la conscience, pas du point de vue de l'organisme ou de la situation dans laquelle mon corps agit. Si je pense comme Socrate, je pourrais par exemple me dire que je ne peux pas m’empêcher de jouer le piano aussi bien que possible. Il est possible que ma conscience produise une longue série d’arguments qui me démontre qu’étant donnée la vie que je mène, je m’exerce déjà beaucoup. Du point de vue de ma conscience, j’ai l’impression d’être honnête, tout en me culpabilisant éventuellement un peu de ne pas faire plus. Du point de vue d’un regard extérieur, qui tient compte de mes performances produites par des dynamiques conscientes et nonconscientes, l’évaluation peut être plus critique, positivement et/ou négativement. En tant que psychothérapeute, je prends souvent en considération l’ensemble de l’agenda d’un patient pour évaluer une de ses activités. Avec lui j’évalue ensuite ses priorités et remarque souvent à quel point un individu a du mal à faire des choix rationnels élémentaires. Socrate pense qu’un individu ne fait pas sciemment du mal. Quand il affirme cela, il se place du point de vue de la conscience, pas de la victime. Il est possible qu’une personne qui torture avec le soutien de l’idéologie de son milieu social ait l’impression de faire du bien, même si les tortionnaires sadiques existent aussi. La conscience d’un tortionnaire est sans doute pleine d’arguments, qui lui démontrent que les hurlements et les douleurs de celui qui est torturé sont émis par une personne cruelle, qui menace la survie de sa culture. La capacité de s’aveugler à la douleur de l’autre a une longue histoire, qui commence avec le fait qu’un parent doit parfois gronder un enfant pour l’empêcher de commettre des actions dangereuses pour lui ou autrui. Il faut parfois savoir être agressif « pour la bonne cause ». Le problème est de savoir (ou au moins de sentir) quel est le seuil de pertinence entre la capacité de supporter la douleur que l’on inflige, la capacité de ne pas entendre l’autre, et le danger de suivre aveuglément les normes d’un seul groupe social. Les mécanismes sous-jacents sont encore mal compris, mais ceux qui sont exposés par la psychanalyste française Françoise Sironi, dans son livre Bourreaux et victimes (1999) sont déjà fort complexes.

Dans ma pratique, je rencontre des gens qui font du mal aux autres, et hurlent à l’incompréhension dès que je leur parle des douleurs des autres. Ils dépensent tellement d’énergie pour répondre aux douloureuses questions qu’ils se posent sur eux-mêmes, qu’ils n’ont plus de disponibilité pour s’interroger sur ce que l’autre aurait besoin qu’ils fassent. Je pense par exemple à des parents torturés par la peur de mal faire. Ils s’interrogent si intensément à ce sujet, et de façon si préoccupante, que leur conscience n’a plus la disponibilité de remarquer quand ils font du bien ou du mal. L’impacte du comportement des ces parents peut-être profondément destructif, alors qu’ils pensent sans cesse à comment mieux faire (Tronick & Gianino, 1986).

Une autre illusion de la conscience est la confiance dans les m'imposer. Une fois que cette distinction a été intériorisée, j'ai le sentiment qu'elle devient une vérité, j'ai l'impression de pouvoir assimiler tout ce qui se passe à ce modèle, et m'étonne quand certains phénomènes résistent à cette assimilation. C'est ainsi que je peux avoir l'impression que le monde est structuré comme les mathématiques qui m'ont été inculquées à l'école, et que les lois qui régissent ce que je perçois fonctionnent de façon cohérente, sans contradiction. J'ai grandi dans une famille qui m'a inculqué une autre façon de penser, mais j'ai rencontré de nombreux individus pour qui cette cohérence de l'univers est une évidence non négociable.

B) Sur l’autre rive, il y a ce qui se construit entre différentes personnes par le truchement d’instruments de communication comme le langage et les positions du corps, ou les médias. Tout se passe comme si les médias pouvaient transporter ce qui se passe dans la conscience des autres à l’intérieur de ma conscience. Cette impression est un autre exemple d’illusions nécessaires. L’impression de conscience n’existe que dans des organismes individuels, pas dans les livres et un lecteur de DVD. La coordination des consciences individuelle ne peut-être effectuée que par des mécanismes de régulation nonconscients.

L’impression qu’un mot transmet une pensée est une illusion qui facilite la communication, et masque la complexité sous-jacente qui permet à une communication de s’effectuer avec une aisance apparente et une efficacité apparente. Cette illusion inter-subjective (Beebe et coll. 2005) nous permet de bavarder sans trop nous inquiéter. Elle crée l’impression qu’il existe une pensée sociale, une pensée collective, une circulation d’idées explicites. C’est l’illusion qu’il existe une co-conscience ou une co-conscience partagée (Rochat 2001, Tomasello 2003).

C) Il me semble que ce que l’on appelle couramment la conscience aujourd’hui est l’articulation entre ces deux impressions de conscience.

Selon moi, cette construction est régulée par des mécanismes nonconscients. La métaphore souvent utilisée pour aider une personne à s’imaginer l’articulation entre pensée consciente et activité nonconsciente, est celle de l’utilisateur d’un appareil comme le téléphone. Le dispositif ne fonctionne que si l’utilisateur connaît de façon consciente une série de procédures, mais une fois ces procédures effectuées (le téléphone décroché et numéro composé), c’est au réseau téléphonique de réagir. Ce réseau va effectuer un nombre énorme d’opérations que la plupart des utilisateurs sont incapables de comprendre, puis renvoyer un signal qui permet à l’utilisateur de décider quelle sera la prochaine action

(la sonnerie sonne interminablement, une voix montre que le téléphone appelé a été décroché, etc.).

Je me suis contenté de préciser les contours paradoxaux de l'activité consciente, sans essayer de les expliquer. Il y a quelque chose dans la nature de la conscience qui ne prend sa pertinence que mêlée à des constructions sociales (les lois, l'art, les technologies, les religions et les sciences). Ce n'est qu'à cette altitude que les voiles de la conscience se gonflent de vent et mènent le bateau qu'elles animent quelque part. Dans d’autres contextes, comme la politique, la famille ou la vie intime, l'expérience consciente joue, certes, un rôle important, mais son utilité n'est pas évidente. La conscience, je dirais que la conscience humaine individuelle ne peut devenir efficace que lorsqu’elle est en contact avec le niveau de la matière qui organise les institutions d’une société. Ce niveau n’existe manifestement pas chez les singes ou dans les cultures dites primitives. Faire confiance aux ressources que les humains ont développées grâce à leur conscience est aussi dangereux que de les surestimer. Comme le scalpel du chirurgien, la conscience permet parfois de sauver une vie, une culture, le futur de l’espèce ; ou d’exterminer d’un geste tout ce qui existe sur cette planète.

Ce qu’a écrit Platon constitue un cadre idéal pour amorcer un débat sur les dimensions de la pensée qui ne peuvent être maniées par la pensée individuelle seulement. Il n'y a pas de pensée sans individus conscients et enthousiasmés par la recherche, il n'y a pas de connaissance sans une organisation sociale qui soutient cette recherche, et il n'y a pas de système de connaissance qui se construise en moins d'un siècle. Cette complexité, que je détaille avec mon modèle sur la coordination des niveaux d'organisation de la matière, reprend l’étude qu’en fait Platon, à la fin de sa vie, dans le Sophiste. Dans un dernier effort pour se libérer des séductions de son modèle idéaliste, Platon entrevoit un modèle « structuraliste » qui suppose que l'Être est animé par des dynamiques situées à différents niveaux (le corps, l’esprit, la république, l’âme, l’astronomie, le monde des Idées, etc.). En créant l’Académie, Platon montre que ces niveaux ne peuvent se coordonner de façon constructive pour les humains, que s’ils collaborent entre eux pour rassembler ces forces, et les diriger là où ils pourront se construire un savoir utile plutôt que de s’entre-tuer.

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