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Introduction, cadrage, terrain

Chapitre 3. Le recutement dans la grande distribution : un contrat de

1. Introduction, cadrage, terrain

Les contours exacts de ce que l’on appelle « la grande distribution » ne sont pas aisés à cerner. Pour l’opinion publique et les médias, les grandes enseignes du commerce alimentaire la représentent de façon emblématique. Vecteur de la consommation de masse, ces enseignes sont pionnières dans la généralisation du libre-service et la diffusion de nouvelles formes d’organisation du travail. La litté- rature sociologique et économique s’est d’ailleurs surtout intéressée au système d’emploi dans les hypermarchés. Mais la grande distribution ne se résume pas pour autant aux grandes surfaces à pré- dominance alimentaire. Elle concerne également les supermarchés et s'étend en outre à une grande partie des branches du commerce (biens culturels et de loisirs, jouets, vêtements, meubles, brico- lage, appareils ménagers, etc.) sous la forme de ce que l’on peut appeler le « grand commerce spé- cialisé » (Berry, 2006). Et les grands magasins ? Première expression historique de la grande distri- bution, leurs principes novateurs étaient de rassembler en un lieu unique et vaste, où l’entrée était libre, une grande variété de produits, dont les prix étaient fixes et affichés. Ces « cathédrales du commerce », décrites par Émile Zola (1883), reposent toujours sur les mêmes principes et font par- tie intégrante du secteur qui nous intéresse.

Les catégories statistiques nous incitent à retenir cette pluralité de dimensions. Si, dans une publica- tion de l’Insee, J. B. Berry (2006) assimile la grande distribution aux seuls hypermarchés et entre- prises du grand commerce spécialisé, cette approche n’est pas celle de l’institut de statistiques. La grande distribution n’est pas un secteur de la NAF et ne constitue pas un concept courant pour la statistique publique. C’est au sein du « commerce de détail » que l’on peut approcher notre objet. L'Insee y différencie les magasins selon leur taille, selon qu’ils vendent majoritairement des pro- duits alimentaires ou non et selon qu’ils sont spécialisés ou non sur un type de produits. Sont ainsi distingués, entre autres, les « grandes surfaces d’alimentation générale » (hypermarchés et super- marchés), les « magasins non alimentaires spécialisés » (commerce spécialisé) et les « grands ma- gasins et autres magasins non alimentaires non spécialisés » (grands magasins) (Bourieu et al. 2010 ; Bodier et Vidalenc, 2011).

Le type de produits vendus (magasin à prédominance alimentaire ou non/ spécialisés ou non) croisé avec la taille du magasin est un découpage pertinent pour structurer notre terrain d’enquête. Les établissements sont identifiés selon leur enseigne. Le statut juridique de l’enseigne (Société Ano- nyme ou entreprise familiale) de même que ses liens avec l’établissement enquêté (intégration ou non) sont également mis en évidence (tableau 16). Nous avons au total réalisé trente-deux entretiens dans quinze établissements qui représentent treize enseignes, regroupées en quatre catégories. À la marge, un de ces entretiens a été réalisé dans un point de vente d'un grand groupe spécialisé dans la presse (PV) :

‰ Grandes surfaces à prédominance alimentaire : hypermarchés (Hyper). ‰ Moyennes surfaces à prédominance alimentaire : supermarchés (Super).57

‰ Moyennes surfaces spécialisées (MSS).

‰ Grandes surfaces non alimentaires, non spécialisées : Grand magasin (GM).

Les magasins approchés sont situés pour l’essentiel à Paris et en proche banlieue sud ; deux d’entre eux sont plus éloignés de Paris. Les entretiens se sont déroulés en deux temps : à l’automne 2010 et au printemps 2011.

Au total, nous avons interviewé neuf personnes travaillant au siège (ou équivalent), dix-neuf per- sonnes travaillant en magasins, (dix interrogées principalement pour leur activité en tant que recru- teur et neuf interrogées en tant que personne recrutée). Notre corpus d’entretiens comprend égale- ment quatre interviews auprès d’intermédiaires du marché du travail. Le poste occupé par le « re- cruteur » (personne qui participe au recrutement au siège ou au magasin) et la part que représente cette activité au sein de ses tâches varient. Ainsi, les recruteurs sont, selon les cas, chargé-e de re- crutement, responsable de recrutement, directeur d'un magasin ou adjoint, superviseur de plusieurs magasins ou responsable adjointe de magasin mais également secrétaire de direction, comptable ou premier vendeur (tableau 17). Les personnes recrutées occupent plus souvent des postes d’exécution (hôtesse de caisse, vendeuse, employé libre service, manutentionnaire) que des postes de cadres (chargée de rayon, directeur de magasin). Les intermédiaires du marché du travail exerçaient, selon les cas, dans des agences de Pôle emploi, à l’Apec et dans une agence d’intérim. Notre terrain com- prend deux « observations in situ » : (1) un entretien d’embauche (employée en rayon, E9MSS) et (2) le travail d'une chargée de recrutement à E1.

Nous avons pu identifier quatorze cas de derniers recrutements (tableau 17) et reconstituer six re- crutements « complets » en interviewant le recruteur et la personne recrutée (E1Super1, E5Super2, E9MSS) ainsi qu'une personne au siège (E8MSS, E9MSS) et un intermédiaire (E9MSS2)58. Ces cas

complets sont présentés dans le tableau 18. Dans les autres cas, nous n’avons pas pu reconstituer l’intégralité du recrutement, faute d’obtenir de notre premier interlocuteur le contact de la personne recrutée ou celui du siège ou bien parce que les personnes recrutées n’ont pas souhaité nous rencon- trer. Il a toutefois été possible de compléter ces autres cas par d’autres biais : en contactant de notre propre initiative d’autres établissements (E5), un intermédiaire mentionné au cours de l’entretien (E2Hyper) mais qui n'avait pas pris part au recrutement identifié, ou d’autres salariés de l'enseigne (E1Hyper1, E1Hyper2 et E11GM). Nous avons interrogé nos interlocuteurs sur les documents utili- sés pour les recrutements (CV, lettre de motivation, tests, guide d’entretien, questionnaire aux can- didats), certains nous les ont montrés. Demander à conserver une copie de ces documents était très délicat et risquait de rompre la relation de confiance juste installée ; nos quelques demandes n’ont pas été entendues59.

La modalité d’approche du terrain la plus efficace a été le démarchage direct auprès des établisse- ments, parfois après l’échec de tentatives de prises de contact par téléphone. Nous nous présentions à l’accueil, arguant du fait que nous étions clientes du magasin et habitantes du quartier (c’était le cas), présentions à grands traits notre enquête auprès de notre interlocuteur et demandions à rencon- trer le ou la responsable du magasin. Nous avons parfois dû relancer nos interlocuteurs, par télé- phone ou par une nouvelle visite. Mais, au final, pour sept des treize enseignes enquêtées, les pre- miers entretiens ont été obtenus de la sorte (notons dès à présent que la démarche directe est une façon très fréquente de faire acte de candidature dans un magasin).

Cette entrée en relation s’est avérée adaptée aux surfaces moyennes (supermarchés et moyennes surfaces spécialisées) et auprès d’un hypermarché. La prise de contact avec les autres enseignes s’est faite par le biais de relations professionnelles ou personnelles et, dans un cas, en téléphonant au service des ressources humaines, sans autre formalité ni recommandation. Les personnes inter-

58 Pour E9MSS, nous avons trois cas : (1) le recruté et le recruteur en magasin; (2) le recruté et le recruteur en magasin, ainsi que

l'intermédiaire ; (3) le recruté en magasin (le directeur agissant en tant que recruteur dans les cas 1 et 2) et la personne du siège l'ayant recruté.

viewées dans le cas de E1 ont été rencontrées de diverses façons : par relations professionnelles, personnelles ou par contact direct. Nous n’avons pas reconstitué de recrutement complet pour cette enseigne, mais la grande diversité de nos interlocuteurs (siège, recruteur en magasin, salariés recru- tés) nous donne un aperçu des diverses facettes de ses recrutements.

D’autres tentatives de prise de contact à distance des grands magasins, des magasins spécialisés ou des hypermarchés se sont révélées infructueuses : appels téléphoniques ou envoi de mail (avec ou sans recommandation). Le cas d’E3 est particulier, car nous avons rencontré un responsable de re- crutement pour l’enseigne et un intermédiaire, mais n’avons pu voir personne en magasin. Enfin, nous avons tenté par plusieurs biais, en vain, de rencontrer des professionnels de la presse spéciali- sée du secteur.

Mobiliser la littérature sociologique et économique sur le secteur de la grande distribution nous a été précieux. Les monographies d’entreprises sont basées sur des entretiens auprès des directeurs, de responsables administratifs (Jany-Catrice et Baret, 2001) et/ou de salariés (Azskenazy et al. 2009 ; Ferreras, 2007), entretiens parfois couplés avec des observations participantes en caisse (Alonzo, 1998 ; Bernard, 2005 ; Waelli, 2009) ou en rayon (Juhle, 2006). Par ailleurs, même si les expériences sont lointaines, les deux chercheuses impliquées ici ont une expérience professionnelle dans la grande distribution : dans un grand magasin pendant l'été et comme caissière dans un su- permarché parisien pendant une année (douze heures hebdomadaires).

Tableau 16. Présentation synthétique des quinze établissements enquêtés

Produits prédominants Dénomination Statut de l’établissement

par rapport à l’enseigne Statut juridique de l’enseigne

Alimentaires E1Hyper1 Intégré SA (grand groupe)

Alimentaires E1Hyper2 Intégré SA (grand groupe)

Alimentaires E1Super1 Non intégré (franchisé) SA (grand groupe)

Alimentaires E2Hyper Intégré à E2 mais très auto-

nome Entr. familiale ou équiv

Alimentaires E4Super Intégré SA (grand groupe)

Alimentaires E5Super1 Intégré SA (grand groupe)

Alimentaires E5Super2 Intégré SA (grand groupe)

Alimentaires E6Super Non intégré (filiale) Entr. familiale ou équiv

Alimentaires E7Super Non intégré (indépendt) Entr. familiale ou équiv

Spécialisés non alimen-

taires E8MSS Intégré SA (groupe)

Spécialisés non alimen-

taires E9MSS Intégré Entr. familiale ou équiv

Spécialisés non alimen- taires

E10MSS Intégré groupe

Non spécialisés non ali-

mentaires E11GM Appartient à grand groupe

Non spécialisé non alimen-

taires E12GM

Appartient à grand groupe Spécialisés non alimen-

Tableau 17. Détails des trente-deux interviews réalisés

Nom

établ. Lieu de travail de l’interviewé(e) Fonction de l’interviewé(e) Dernière personne recru-tée identifiée/interviewée

Siège ou équiv (9) Magasin (19)* Intermé- diaire (4) E1 X DRH1 E1 X DRH2 E1 X Manager recrutement E1 X Chargée de recrutement E1Hyper 1 X

Employé libre service

E1Hyper

2 X Chef de rayon

E1Super

1 X Superviseur de trois maga-sins franchisés Directeur interviewé

X Directeur

E2Hyper

X* Secrétaire de direction Administrative (pers. han-dicapée)

E3 X Responsable recrutement

E3 X Responsable marché

E4Super X* Directeur Directeur adjoint

E5Super

1 X* Directeur Vendeur boulangerie

E5Super

2 X* Directeur Employée chef de secteur puériculture Interviewée

X Employée chef de secteur puériculture

X Directeur agence

E6Super X* Comptable ELS

X Chargée Rt Intérim

E7Super X* Directeur adjoint ELS

E8MSS X* Directeur Hôtesse de caisse inter-

viewée

X Hôtesse de caisse

X Responsable Rt

E9MSS X* Directeur - Employé entrepôt in-

terviewé

- Employée mise en rayon interviewée

- directeur interviewé, recruté par la CR inter- viewée

X Employé entrepôt

X Employée mise en rayon

X

Responsable Rt

X Responsable MRS

E10MSS X* Responsable adjointe Responsable interviewée

(relate son embauche)

E11GM X Responsable Rt Secrétaire

X Employée logistique

E12GM X Vendeuse Vendeuse lingerie inter-

viewée

E13 X* Premier vendeur

* Les « recruteurs » en magasin sont identifiés par une X*. En gras les « cas complets » : recrutements pour les- quels sont interviewés la personne recrutée et le recruteur, voire en plus, une personne du siège et/ou un intermé- diaire évoquant le même recrutement.

En retraçant à grands traits le système d’emploi du secteur (conditions de travail et d’emploi, mobi- lités internes), nous cherchons à éclairer le contexte au sein duquel se déroulent les recrutements (2). Comme le montrent les résultats de l’enquête Ofer (Larquier et Marchal, 2008), les recrute- ments pour des postes d’exécution, d’une part (3), et pour des postes à responsabilité, de l’autre (4), diffèrent quant à leur fréquence, les procédures engagées et les personnes impliquées. En outre,

conformément là aussi à l’enquête Ofer, la taille de l’établissement joue un rôle dans l’organisation du recrutement. L’un des enseignements de notre terrain est de montrer que le statut de l’enseigne (SA ou entreprise familiale) et la nature des liens que l’établissement entretient avec l’enseigne (in- tégré ou indépendant) impactent également les modalités de recrutement ; la confiance que s’accordent les acteurs du recrutement entre eux jouant ici un rôle certain. Ces différents éléments sont à prendre en considération pour comprendre les différentes formes que prend la sélectivité, voire la discrimination à l’embauche.