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Chapitre 6. Les canaux de recrutement

4. Canaux et sélectivité

Cette dernière partie est destinée à discuter des liens entre les canaux activés et la sélectivité qu’ils induisent. Tous les canaux sont sélectifs car ils opèrent une pré-sélection. Notre hypothèse est que cette sélectivité est d’autant plus forte que l’on puise dans une offre dont les contours sont déjà dé- finis et que l’information épouse un format standardisé85 (cadran nord-est du schéma) : les routines

qui s’installent contribuent à reproduire toujours les mêmes standards de sélection (diplôme, expé- rience, maîtrise des langues ou des outils, disponibilités horaires) et à recruter toujours les mêmes profils, excluant les profils atypiques. Langage standardisé et offre pré-existante se combinent pour renforcer la sélectivité. Le fait de connaître les candidats de près ou de loin et de puiser toujours dans le même « petit monde » instaure là aussi des routines, elles sont davantage portées par les personnes que par les standards mais peuvent tout aussi bien être considérées comme naturelles. L’absence de langage standardisé (donc de critères uniformes) introduit toutefois des marges dans la négociation des profils (sud-est). Sur le versant ouest du schéma, le recruteur a plus de latitude pour définir l’offre, il cherche à ouvrir son recrutement à de nouveaux profils (les demandeurs d’emploi, les proches de ses salariés, etc.) ou à façonner le profil de ces derniers (les apprentis, les stagiaires). La sélectivité peut néanmoins être forte, en l’absence de langage commun entre les par- ties, ce qui augmente l’incertitude dans laquelle se trouve le recruteur : c’est le cas si celui-ci ne fait pas confiance à la personne qui recommande (réseaux de proximité, cadran sud-ouest) ou s’il ne parvient pas à « comprendre » le candidat qui se présente à lui dans les opérations portes ouvertes, parfois organisées dans le secteur bancaire (nord-ouest). En définitive, pour que la diversité des profils soit une réalité, il faut pouvoir proposer « en confiance » des profils différents.

Le risque de recruter toujours le même profil (cadran nord-est)

Dans le cadran nord-est, les contours de ce que l’on attend d’un « bon » candidat sont connus et inscrits dans des codes de langage qui tirent leur légitimité dans le fait d’être construits dans le monde professionnel. Pour postuler, il faut déjà parler la langue du monde auquel on veut appartenir et connaître ses codes : maîtriser l’anglais, les métiers de la banque présentés sur les sites corporate, décrypter les langages et les outils du monde de l’informatique sur les job boards, avoir le diplôme

ou l’expérience pour appartenir au « métier », être connu des réseaux internes aux chaînes dans l’hôtellerie-restauration.

Ici, la sélection prend largement appui sur le diplôme, l’expérience ou les certifications. Les critères sont d’autant plus figés, qu’ils circulent sur internet, dans les annonces des job boards ou le texte des sites corporate. La sélectivité de ces canaux peut être très forte : ne pas correspondre aux stan- dards requis revient à ne pas pouvoir postuler et il n’y a guère de possibilités de négocier les règles, de passer entre les mailles du filet de la toile. Et la diffusion sur internet multiplie à l’envi le nombre de postulants, rendant la concurrence d’autant plus aiguë.

Lorsqu’ils sont sollicités, les intermédiaires (Pôle emploi, job boards, voire Apec) jouent un simple rôle de « diffuseur » (Bessy et Larquier, 2010), ils ne remettent pas en cause les pratiques. Ils ne peuvent faire bouger les lignes et les contours des profils demandés ; alors que c’est le cas dans le cadran situé à l’ouest.

Des standards négociés pour s’ouvrir à de nouveaux profils (cadran nord-ouest) Ici, l’information qui circule prend également un format standardisé mais elle n’est plus, comme précédemment, la traduction formatée du langage du monde professionnel. L’information sur les candidats et les postes à pourvoir est traduite et portée par les intermédiaires (Pôle emploi, CFA ou écoles professionnelles). Ces derniers interviennent pour donner accès à une offre de travail qui n’est pas immédiate et ne préexiste pas ; ils apportent également des méthodes : c’est vrai de Pôle emploi (MRS) mais aussi de l’Apec dans le cadre de l’opération recruter sans CV, observée dans la grande distribution. Les recruteurs sont davantage acteurs de leurs recrutements : ils s’adressent aux intermédiaires pour établir des partenariats avec eux, intervenir dans la formation des profils dont ils ont besoin (écoles, CFA…), sortir de leurs routines pour s’ouvrir à de nouveaux profils

Le CV a un rôle moindre que dans le cadran situé à l’est. Les canaux placés sur ce cadran sont por- teurs d’évaluations qui tendent à reproduire les mises en situation professionnelles, couplées à des évaluations de type scolaire dans les partenariats avec les écoles. D’une certaine façon, les pré- requis et les attentes envers les candidats sont plus construits avec le terrain professionnel que dictés par celui-ci.

Les possibilités de discuter et de définir conjointement les contours de l’offre et les standards de la sélection se combinent pour atténuer la sélectivité et diversifier les profils. Le nombre de candidats est restreint et fonction du partenariat. Un bémol cependant : la construction d’un langage commun et l’élaboration des coopérations peuvent être longs et compliqués ; il y a donc un risque que recru- teurs et intermédiaires ne se comprennent pas et ne parviennent pas à travailler ensemble.

Ouvrir la porte à l’« inconnu » (cadran sud-ouest)

Comme précédemment, les canaux situés dans ce cadran cherchent à ouvrir à des profils inhabi- tuels, élargir le sourcing, dépasser les routines. Ici cependant, on ne fait pas appel à des intermé- diaires du placement pour s’accorder sur un langage codifié. L’information est personnalisée, elle passe par le récit, lors de rencontres en face à face (portes ouvertes) et « l’intermédiaire », lorsqu’il y en a, est un salarié ou un proche qui présente personnellement un candidat (réseaux de proximité). A priori, les canaux placés dans ce cadran sont les moins sélectifs et peuvent ouvrir sur une grande diversité de profils : se présenter à la journée « portes ouvertes » ou être présenté par un proche suf- fit pour passer une première étape de sélection. Dans ce dernier cas, on sait néanmoins que sont exclus tous ceux qui ne disposent pas de réseaux susceptibles de les mener vers l’emploi (Marchal et Rieucau, 2010). Les entretiens dans le secteur HCR et dans la grande distribution nous montrent également que ce canal ne peut fonctionner si la méfiance s’instaure envers la personne qui recom- mande : parce qu’elle vient d’un quartier populaire et que l’on ne veut pas voir débarquer sa « bande de potes », que l’on craint les conflits ou au contraire trop de connivences avec d’autres

membres de la famille, on n’embauchera pas la personne présentée par une relation. L’expérience de portes ouvertes dans la banque n’a pas été renouvelée. On peut se demander si, dans ces deux cas, le poids du langage ordinaire et l’absence d’intermédiaire spécialisé dans la mise au point ou la traduction de conventions qui portent l’accord des parties, ne sont pas à l’origine du manque de confiance et de garanties et donc les causes de ces semi-échecs.

S’adresser à un monde familier (cadran sud-est)

La question de la confiance dans la personne qui recommande ne se pose pas dans le dernier cadran, placé au sud-est : ici, la sélection des canaux s’appuie sur une information personnalisée mais le langage professionnel est partagé et bien compris des partenaires du recrutement. Celui qui recom- mande apporte sa caution, en tant que professionnel, à la candidature : ce sont les réseaux profes- sionnels (HCR, BFI), les cooptations et le recours aux anciens élèves (SSII). Les recruteurs puisent dans un marché déjà constitué et surtout familier : on se connaît dans le « petit monde » de la banque, au sein des réseaux régionaux de l’hôtellerie-restauration, on se « reconnaît » entre anciens de la même école ou entre collègues informaticiens.

La sélectivité est potentiellement forte car sont exclus tous ceux qui n’appartiennent pas aux ré- seaux. Adopter le bon langage suppose ici d’être inséré ou présenté par l’un des membres, pas seu- lement de maîtriser les codes ou la langue du métier, comme dans le cadran nord-est. Il y a toutefois plus de possibilités de varier les profils que dans le cadran supérieur, car la sélection n’est pas « fi- gée » dans des formats standards.

Pour conclure, nous aimerions illustrer l’idée selon laquelle les canaux préparent la sélection qui suit avec l’exemple des candidatures spontanées déposées en magasin ou dans les restaurants et destinées à des postes d’employés. Situé à l’intersection de nos deux axes, ce canal puise à la fois dans une offre qui préexiste (les candidats se présentent d’eux-mêmes) tout en la formatant à la marge, puisque ce sont ceux qui habitent à proximité qui ont le plus de chances de se présenter. Ce en quoi ce canal opère déjà une présélection très importante.

Le canal prépare la sélection qui suit car le comportement de celui ou celle qui dépose sa candida- ture peut faire l’objet d’un premier jugement, qui décidera si oui ou non, on le convoque en entre- tien : est-il propre ? Bien habillé ? S’exprime t-il correctement ? Les jugements discriminatoires sont parfois au rendez-vous : cette personne est « trop noire » pour faire l’affaire (HCR), cette autre a « trop d’enfants » avec elle (grande distribution). Enfin, le CV déposé ne sera pas regardé comme s’il avait été envoyé : le fait de venir est un premier signe de motivation, et un échange verbal avec le postulant, sur ses disponibilités, l’explication de son parcours résumé dans le CV, décident déjà de la suite de la sélection.