• Aucun résultat trouvé

Selon Carmen Camilleri, les deux grands défis auxquels les individus sont d’abord sensibles en situation de morcellement culturel sont les atteintes à leur unité de sens et à la valeur qu’ils y attribuent. Le fait d’être des professionnelles reconnues dans leur pays d’origine, mais non dans leur pays d’accueil, constitue une atteinte directe au sentiment d’identité de ces femmes. Face à l’assignation du statut d’« immigrantes », elles voient leur projet remis en question, à cause de leur désir d’assurer une continuité en tant que « professionnelles dans leur domaine », compte tenu de leur avenir incertain. Par conséquent, l’enjeu identitaire pour plusieurs femmes sud-américaines professionnelles (face à la remise en question du sentiment de continuité de l’identité et à la capacité de se projeter dans leur profession) est de restaurer une unité de sens pour regagner l’impression de cohérence et de stabilité de leur identité et s’auto-attribuer une valeur minimale attachée à l’image qu’elles ont d’elles-mêmes. Cette revalorisation passe par le fait d’avoir une image adéquate à leurs propres yeux et aux yeux des autres, surtout dans un contexte où le regard d’autrui leur attribue fréquemment une étiquette stigmatisante. Alors, plusieurs femmes, après avoir évalué leurs possibilités d’accéder à un emploi correspondant à leurs compétences, décideront de réaffirmer leur projet d’insertion professionnelle dans un profil d’intégration équivalent.

Le tiers des femmes interviewées (six) travaillent dans un métier correspondant à leur niveau de formation. Peut-être un facteur important de leur « succès » est-il qu’elles ont profité de leur expérience professionnelle sur leur continent d’origine ainsi que des ressources matérielles qu’elles ont apportées avec elles en arrivant ici. Nous avons identifié trois situations. Un premier profil correspond aux femmes qui ont une formation très valorisée sur le marché du travail (carrières spécialisées en technologies de l’information, telles que programmation ou sécurité informatique). Ces femmes font un important compromis avec leur carrière, avec le fait d’être jeunes ainsi que de vivre le processus d’établissement familial. Elles sont dans la trentaine et sont venues au pays mariées et en ayant un projet d’établissement familial définitif, ou encore célibataires,

Il m’a fallu faire beaucoup d’efforts, surtout avec la langue. […] J’ai passé trois examens pour avoir les certifications, mais il s’agissait surtout de questions de forme. Heureusement, j’ai eu une bonne expérience en Argentine et en Uruguay, et je dirais que la plupart des outils et des ressources que j’utilise dans mon travail, je les ai acquises là-bas et non ici. En tout cas, pour l’instant, je peux dire que je vais bien dans le domaine du travail. […] (Lorena, ingénieure informaticienne, Uruguay).

Dans d’autres cas, il arrive qu’après une ou deux années, si le conjoint n’a pas encore obtenu le diplôme ou le travail convoité, la femme s’engage elle-même, soutenue moralement par son époux, à continuer dans sa carrière, tout en s’insérant plus profondément dans leur projet personnel d’affirmation et d’engagement. Ainsi, il est possible de trouver le cas où la position de travail qui avait été occupée dans le pays d’origine parvient à être plus ou moins reproduite dans un poste de travail qualifié et même avec la tendance à s’améliorer dans le contexte de réception.

Je suis très contente de mon travail et je dois reconnaître que j’ai eu la chance de travailler en tout temps dans mon domaine, même au début, lorsque j’ai commencé à travailler chez-moi […] je faisais aussi de la publicité. Je crois qu’il sera bien difficile de m’éloigner d’elle, parce qu’elle est ce que je fais de mieux. Je ne sais pas si je pourrais avoir une agence de publicité aussi grande que celle que j’ai eue en Bolivie, mais en tout cas, j’espère pouvoir donner tout ce que je sais (Elena, publiciste, Bolivie).

Une deuxième stratégie dans ce profil est celle de certaines femmes qui décident, en accord avec leur conjoint, de reprendre elles-mêmes des études universitaires canadiennes, en espérant ainsi obtenir un diplôme qui leur ouvrira de meilleures portes sur le marché de l’emploi. Dans cette situation, elles comptent sur l’appui constant de leu conjoint, et la négociation des buts désirés s’effectue sur des bases pragmatiques : qui a le plus de chances d’obtenir un bon revenu et une promotion à moyen terme selon les avantages du marché du travail ? Comment réorganiser les tâches et les ressources disponibles pour prendre soin de la famille ? Dans cette situation, nous trouvons le cas de femmes provenant de divers domaines d’étude, mais qui en comptant une expérience de travail assez difficile sur le marché du travail dans leur pays d’origine, sont en

d’autoaffirmation. C’est aussi à travers leurs enfants qu’elles affirment avoir concrétisé leur projet migratoire. Leurs attentes et leurs façons d’agir sont en concordance avec le projet du couple et de toute la famille. Dans ce cas, le cycle familial joue un rôle transcendantal, car c’est dans l’étape d’établissement récent ou de stabilité que la planification et le partage des tâches domestiques et des responsabilités économiques envers la famille sont définies. Dans ce sens, la famille joue un rôle central autant que la carrière dans la motivation, à partir du moment de l’établissement dans la société réceptrice.

Je ne me suis jamais questionnée sur le fait de travailler dans mon métier. J’ai investi trop d’années dans mon pays pour oublier tout ce que j’avais fait avant. Toute cette expérience que j’avais devait me servir à quelque chose. J’aime ma carrière et je ne me vois pas comme femme au foyer à temps plein. […] (Myriam médecin, Venezuela).

Enfin, nous avons le profil des femmes qui, après avoir travaillé dans des postes qui ne correspondaient pas à leurs compétences, des positions peu rémunérées et difficiles à endurer, ont alors décidé de participer aux activités de bénévolat et de cette façon de s’intégrer dans des activités semblables à celles de leur formation professionnelle (travail social, par exemple). Dans ces cas, nous trouvons celles qui ont actuellement dans la quarantaine et qui se sont installées depuis plusieurs années avec leur famille. Pour ces femmes, s’engager dans le travail bénévole est une autre stratégie à utiliser pour étendre leur espace de participation sociale et donner plus de sens à leur vie. Une analyse de leurs récits montre que le travail bénévole peut avoir comme fonctions : a) le renforcement de l’identité culturelle et personnelle pour procurer un sentiment de continuité et de stabilité, surtout chez celles qui se lient aux activités semblables à celles de leur pays d’origine ; b) réagir contre les perceptions négatives des femmes immigrantes latino-américaines, qui sont perçues dans une bonne partie de la population comme des victimes de leur société patriarcale d’origine ; c) l’exercice social et l’engagement politique dans la société réceptrice ; d) développer des réseaux sociaux.

J’ai dû faire plein de choses pour arriver à ce poste-ci, mais je crois que l’expérience du bénévolat a été vraiment importante. Au moins je sais que dans

marcher maintenant (Marina, travailleuse sociale, Chili).

En général, toutes ces femmes qui ont un bon travail ont réussi à s’intégrer dans des postes qui correspondent à leurs attentes et à leurs compétences, mais leur chemin a été plutôt difficile. Les femmes seraient ainsi avec le temps porteuses de résilience, mais elles dépendraient de l’appui de leur conjoint. Cette résistance des femmes pourrait être liée à leur histoire personnelle, aux processus de négociation des rapports de genre, aux réseaux qu’elles tendent à établir, à leurs stratégies de débrouillardise et aux logiques d’action déjà mises en œuvre dans la société d’origine et qui se manifestent dans la société d’établissement. Par ailleurs, ces femmes ont toutes eu la possibilité de voyager à l’extérieur de leurs pays, et cette expérience leur a servi d’élément contribuant à leur décision de sortir de leur pays natal et d’immigrer au Canada. Ayant suivi une formation de spécialisation ici, elles comptent sur une mentalité pratique en termes d’organisation personnelle et familiale pour réussir leurs projets personnels et professionnels.