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À la une : incendies et massacres à la française

8 Cette lecture résonne avec la couverture médiatique des faits. Le relais avec la France demeure sensible, puisque les journaux français fournissent la base discursive de nombre de journaux étrangers. De plus, la plupart des correspondants sont désormais à Versailles, à distance de la ville insurgée. Les incendies et dans une moindre mesure les massacres occupent la plupart des titres britanniques.

Constat similaire en Allemagne, jusque dans la lointaine province orientale de Silésie où le quotidien d’Oels, Lokomotive an der Oder, commence par exemple le 6 juin un feuilleton intitulé « Les Tuileries et le Louvre 17   ». Le suivi est intense aux États-Unis 18 . Au Mexique, avec le retard consécutif au circuit de l’information, le journal catholique La Epoca s’indigne le 13 juillet  : «  tant de perversités sont commises dans l’insurrection qu’il faudrait beaucoup d’espace pour reproduire ce dont témoignent les journaux français arrivés dans nos mains. » 19 Et à l’autre bout du monde, en Australie, le Sydney Morning Herald reçoit les nouvelles françaises avec deux mois de retard via San Francisco, mais non sans intérêt.

« L’ami de l’homme devra prévenir ses yeux du terrible spectacle de la guerre civile à Paris.  » Le 26 juillet, dans un long éditorial la dénonciation du massacre versaillais précède celle, plus lyrique, des incendies  : «  imaginez la ville assombrie, les immeubles désertés traversés de figures glissant furtivement le long des murs, infusant la chimie mortelle de la destruction (…). » Aux yeux du journaliste,

Thiers semble à ce moment le meilleur dirigeant pour sortir le pays du marasme 20 .

9 Ce jeu de citation ne dit certes pas grand-chose. Il indique déjà le fait que les journaux se recopient les uns les autres et suggère la diversité des espaces géographiques concernés. On sait des décomptes opérés dans les télégrammes Reuters que 54% des mots circulant sur le réseau britannique sont consacrés  à l’évènement, sachant qu’il s’agit d’un circuit parmi d’autres. Comme le montre la carte ci-dessous, l’ampleur de la circulation des nouvelles reste bien mondiale.

La semaine de la Semaine sanglante sur le réseau Reuters

10 Peut-être faut-il essayer à présent de dégager quelques-uns des mécanismes discursifs à l’œuvre. Trois narrations différentes de la Semaine sanglante (sur la période du 21 au 31 mai) y aideront. Le contenu des dépêches Reuters mérite d’abord attention. Elles sont la source d’informations de nombreux organes de presse et continuent

de fournir des données les plus neutres possibles, sur un ton qui se veut objectif : « Outside Paris, 26 may, 3.p.m. The Versailles troops are advancing from Pantin on the east. The insurgents are thus being attacked on three sides. » Or un déplacement se perçoit. Pris dans les combats, les fédérés n’ont plus de gouvernement ni de publications officielles  et seules les déclarations et télégrammes du gouvernement de Versailles circulent désormais. Perce aussi, fait plus rare, un langage de l’émotion et du jugement moral. Il est discret (le nombre de mots est compté) mais non moins notable : certaines batailles sont «  furieuses  », les flammes, «  terriblement vives  ». Le 30 mai, un télégramme affirme que la population parisienne se réjouit d’être enfin libérée du « joug » de la Commune

21 . L’information endosse ainsi davantage le point de vue du vainqueur, qui se trouve de fait diffusé à grande échelle.

11 Le journal britannique The Times offre un autre aperçu des relectures en cours. Ce journal conservateur, l’un des plus reproduits et cités dans le monde (et auquel les correspondances diplomatiques accordent une grande attention), n’est a priori pas des plus favorables au gouvernement français. Début juin il est l’un des premiers à critiquer les pratiques répressives versaillaises. La situation parisienne est suivie de près au sein de plusieurs rubriques : articles du correspondant français, télégramme Reuters, extraits de journaux français et étrangers, éditoriaux, points de vue plus généralistes. Une rupture de ton se ressent au cours de la semaine.

Le 22 mai, le correspondant sur place tente de se rendre sur le théâtre des opérations. Il se réjouit de la scène qu’il va pouvoir offrir au lecteur : « À notre époque, il n’existe pas de siège qui puisse être aussi bien observé que l’actuel siège de Paris  ». Les autres articles détaillent la pénétration des troupes gouvernementales et la situation des quartiers parisiens. De manière intéressante, certains

papiers soulignent même l’absence de violences depuis l’assassinat de Lecomte et Thomas, hormis l’« explosion de folie fin mai 22  ».

12 Mais le ton change avec les premiers incendies : « 25 mai, 7h45. Je viens d’être témoin de la vue la plus triste de l’histoire du monde ».

L’éditorial renchérit : « Les destructions des Tuileries, du Louvre et de l’Hôtel de ville, vont peut-être rester marquées dans l’histoire comme les actes de vandalisme les plus démoniaques jamais perpétrés.  » L’indignation se décline au superlatif  : «  L’histoire du monde ne présente aucune tragédie similaire. Elle a commencé dans la vanité et la faiblesse, et s’est terminée dans le crime, l’horreur, et le désespoir 23 . » Les jours suivant, la description des bâtiments en ruine et des transformations qu’ils ont subies au cours du temps indique la mesure du drame : les journalistes rappellent l’histoire de l’Hôtel de ville, construit au XVIe siècle à l’emplacement de la maison aux piliers d’Etienne Marcel. Ils remémorent les grandes heures des Tuileries sous la régence de Catherine de Médicis, célèbrent la richesse artistique des collections du Louvre. Évoquer la perte de lieux et d’œuvres qu’aucune reconstruction ne remplacera permet au journal de faire sentir à ses lecteurs le coup d’arrêt que la Commune vient d’infliger à l’Histoire. Les Communards accèdent à un nouveau rang de l’horreur : ils sont des barbares qui réduisent en cendre les fruits lentement accumulés du génie humain. La Commune s’évalue maintenant à l’aune des plus grands drames historiques, antiques ou bibliques. Moscou, certes, mais « il faut se retourner vers la destruction de Babylone, la chute de Jérusalem, le sac de Rome pour trouver des parallèles ; et on regarderait en vain, même à travers les âges ; Babylone, Rome Jérusalem sont tombées devant des ennemis qui ont assouvi leur vengeance contre des victoires anciennes  ; la fierté de Paris est tombée au sol par des hommes dont le but avoué est de garder leur suprématie 24 . »

13 Les autres articles égrènent pendant ce temps ce qui s’avère, à lire les titres du moment, les récits-types de l’évènement : la description des ruines fumantes ; la présence de femmes armées de pétrole ou qui versent du poison dans le vin  ; la recension méticuleuse des

«  hors-la-loi de tous les pays  » parmi les membres du conseil communal et du comité central  ; la traque des figures  parisiennes célèbres (Cluseret, Assi...). Les morts causées par la troupe ne sont pas oubliées. Elles sont même jugées « très nombreuses », mais sont mentionnées comme une information neutre, de type militaire. La vengeance de la foule bourgeoise à l’égard des prisonniers parisiens suscite davantage de reproches  : «  quelle différence entre les partisans de la Commune et les partisans du gouvernement de Versailles  ?  » Caractéristiques de ces «  extrémités  » dont seule la France peut se montrer capable, ces excès des deux côtés fournissent au journal l’occasion de souligner la supériorité britannique : si des révoltes existent en Grande-Bretagne, elles sont tempérées, selon le Times, par la présence du Parlement, par l’absence d’un 1789 britannique, par l’attitude plus compréhensive des dirigeants ou encore par l’importance de l’Empire 25 .  Aussi, lorsque le journal s’engage en faveur d’une modération de la répression française, ce n’est pas tant par souci des communards que par respect des principes de l’État de droit dont il se fait alors, en tant qu’organe de la voix britannique dans le monde, le promoteur officiel.

14 Lire en même temps l’Indépendance belge est tout aussi instructif. La notoriété internationale du journal belge est établie et celui-ci s’intéresse depuis longtemps aux affaires françaises. L’organe s’affirme progressiste et le correspondant sur place se dit même républicain 26 . Là encore, la couverture de l’évènement français impressionne : le 22 mai les trois quarts du journal sont consacrés à cette actualité. La singularité de ton entre les titres peut au passage

être relativisée : le suivi des évènements est assuré par les articles du correspondant sur place ou des éditoriaux, mais aussi des extraits de dépêches Reuters dont le journal est client, des articles du Times et d’autres journaux anglais et français. Au début de la période, les articles restent plutôt descriptifs. Ils présentent l’organisation de la Commune, prédisent une rapide défaite des fédérés. Le 25 mai, le ton change  : «  Ce n’est pas le fusil seulement qu’ils manient, c’est la torche incendiaire.  Ils veulent que Paris porte profonde et ineffaçable la trace de leur étreinte  ». Pour l’édition du 27 mai se joue bien là « une barbarie sans précédent dans l’histoire des peuples civilisés  ». Les scènes-types sont rapportées, suivant quelques inflexions : la description des ruines est plus rapide, l’usage versaillais des ombrelles contre les prisonniers plus insistante, l’évocation des femmes incendiaires plus sinistre. 

15 Ce journal progressiste en vient fin mai à une prise de position qui peut sembler a priori surprenante. Alors qu’il se trouvait en Belgique, Victor Hugo avait en effet appelé le gouvernement belge à accueillir les réfugiés parisiens. La publication de sa lettre provoque un tollé. Sa maison est lapidée les 27 et 28 mai, et l’écrivain est expulsé.

Le journal répond  longuement au poète pour lequel il déclare éprouver un grand respect :

Nous avons aussi un droit  : (…) c’est de marquer notre réserve  ; mieux faire entendre à notre tour une protestation contre la qualification qu’il donne à des actes abominables, quand il les appelle actes politiques (…) Nous trouvons juste, légitime, imprescriptible cette loi internationale, puisée dans ce que la conscience humaine a de plus profond (…) Mais c’est justement parce que le droit d’asile est sacré pour nous que nous ne voulons pas le donner à ceux qui en sont manifestement indignes 27.

16 Cet appel à la restriction du droit d’asile n’empêche pas le maintien d’une ligne éditoriale située à gauche sur l’échiquier politique belge.

L’Indépendance belge est plus soucieux que son confrère britannique du décompte des morts (estimé entre 10.000 et 20.000). Il s’attriste de

son ampleur, surveille de près les déclarations de Thiers promettant de terribles représailles la « loi à la main », espère enfin que les lois d’exceptions seront évitées et que la liberté de presse ne sera pas trop réglementée 28 .

17 Différentes positions peuvent donc être défendues à partir d’un même ensemble, répétitif, de constats et de scènes-types. Ce jeu de rapprochement/différenciation implique quelques précisions. Pour bien le comprendre, il faut conserver d’abord à l’esprit l’extrême diversité des discours sur la Commune considérés ensemble.

Diversité formelle  : le flot se compose toujours d’un mélange de données factuelles, de filets incendiaires, de traductions de documents officiels ou de longs articles d’analyse qui s’efforcent de rester distanciés. Cette diversité concerne aussi les audiences  : la discussion se diffuse parfois à l’échelle d’un pays, parfois, là où les fractures culturelles sont nettes, à celle des seules élites urbaines.

Elle concerne par ailleurs l’espace européen au sens large (Russie comprise) et les États-Unis ; puis de manière plus éloignée plusieurs pays latino-américains, l’espace caribéen et les dominions britanniques ; et enfin les milieux européens et les ports des zones africaines et asiatiques (coloniales ou pas). Nous n’avons pas trouvé trace de reprises par les populations locales ou colonisées, mais nous n’avons pas encore mené l’enquête assez loin sur ce point. Enfin la diversité s’observe sur le plan du contenu  : là où elles soulèvent l’intérêt, les lectures de la Commune restent marquées par une multiplicité de voix et de clivages politiques, sociaux ou culturels.

Ces usages-là, nous l’avons vu, parlent avant tout des enjeux locaux ou vernaculaires au sein de chaque pays. Il faudrait ajouter les effets des différentes politiques de censure ou des écarts temporels – sans compter que ces réceptions se réverbèrent ensuite les unes sur les autres (par exemple, à l’échelle du continent américain).

L’éparpillement des regards reste donc constant et ne saurait être négligé.

18 Mais comme pour les précédents titres, cette rétractation des appréhensions est également sensible, y compris à cette échelle. Elle apparaît dans des visions stéréotypées, des idées reçues, des définitions partagées, des idées-forces que l’on retrouve en plusieurs lieux. Ce phénomène ne doit pas surprendre. Les logiques médiatiques précédemment décrites se poursuivent en effet, tout en étant ramassées par le choc de la fin de l’évènement. Nouvelles, dépêches ou extraits de journaux français et étrangers courent donc le long des canaux de communication avant d’être redistribués autour de certains pôles principaux (Londres, New York), puis secondaires (San Francisco) : la matière première textuelle, bien que largement distribuée, reste assez pauvre. Les correspondants sur place sont par ailleurs imprégnés de l’atmosphère de plus en plus hystérique de Versailles 29 . Interviennent enfin certaines conséquences de ces productions de grande diffusion, accentués par l’horreur des incendies et des morts : simplification des situations, mobilisation de trames aisément compréhensibles, reprises d’idées générales sur la révolution, la violence ou la civilisation… Certains journalistes ou commentateurs le ressentent. Excédé, le reporter John Russel Young, célèbre pour ses reportages sur la guerre civile américaine, note que « les journaux font un peu plus que crier, et vous parcourez les colonnes les unes après les autres avec l’impression de trébucher dans un marécage 30  ».

19 Sans doute faut-il mentionner aussi certains des effets spécifiques de ces jeux de circulations et de reprises multiforme à échelle transcontinentale. Comme l’ont montré les travaux sur les liens entre mondialisation et sérialisation littéraire au XIXe siècle, pluralité des discours et répétition de schémas discursifs vont de

pair : l’un et le multiple s’alimentent ici réciproquement 31 . De plus, la circulation des thèmes est facilitée ici par l’audience largement extra-européenne de tout un pan de cet imaginaire du XIXe siècle.

C’est le cas pour l’imaginaire de la révolution après l’«  âge des révolutions  » (1775-1850), répercuté à cette dimension transcontinentale en une infinité de lectures, que l’on retrouve ici. Il en est de même pour l’imaginaire romantique de l’image du peuple, du Moyen Âge ou la fascination pour la passion destructrice. Il concerne certainement davantage les élites intellectuelles du temps, mais ce sont elles qui pour l’essentiel prennent la parole dans ces journaux et ces livres. Le phénomène est peut-être plus net encore pour l’imaginaire des bas-fonds, avec ses organisations criminelles ou ses foules menaçantes, comme le suggèrent les multiples diffusions, traductions et imitations de la matrice des « mystères de Paris  » (mystères de Londres, de New York, De Rio de Janeiro, de Manille, etc.) 32 . Ensemble, ces imaginaires tracent une toile de connexions possibles. Ils sont évidemment chaque fois adaptés par leurs passeurs à l’histoire, aux attentes et aux grilles d’appréhension des lieux de réception. Autrement dit, en plus des débats politiques, ces perceptions de la Commune peuvent trouver un écho sur ces territoires a priori lointains tout en s’acclimatant à d’autres manières de voir. À l’inverse, on peut considérer l’après-Commune comme un moment dans ce phénomène de mise en connexions à grande échelle de morceaux d’imaginaire et d’idées reçues.