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La Commune en contexte médiatique

Une fabrique positive de l’événement dans Le Cri du peuple de Vallès (mars-avril 1871) ?

Céline Léger

Introduction

1 Que reste-t-il de la Commune au moment de son 150e anniversaire ? Cette insurrection fulgurante constitue aujourd’hui encore un objet historique étrange  : «  Tout se passe comme si sa nature d’événement, sa durée, si courte, sa destruction s’étaient retournées et se retournaient encore contre elle, pour la détruire en pensée 1  ». Selon Marx, la Commune fut un « sphinx 2  » pour l’entendement bourgeois. Plus largement, on peut se demander si « l’énigme de la Commune 3  » ne réside pas dans la longue incapacité de l’histoire à en dégager au moins « le noyau historique 4  ». Or, si l’histoire a eu et éprouve encore tant de difficultés à assumer la Commune, n’est-ce pas qu’un tel événement relève d’abord de la littérature, comprenant la « littérature médiatique 5  », qui suppose de ne pas envisager la presse et la littérature comme deux objets culturels distincts ? Les écrivains-journalistes sembleraient plus aptes à saisir l’essence de ce mouvement insurrectionnel que la plupart des historiens, confrontés

à divers obstacles. Nombre d’enseignants d’histoire dans le secondaire, d’historiens critiques ou plus spécialisés sur la Commune ont regretté la minoration de ce moment révolutionnaire,  qui a souvent été rejeté en dehors de l’histoire républicaine, notamment parce qu’il est difficile à enfermer dans une continuité historique.

2 Aujourd’hui, rares sont les journaux qui mobilisent la Commune comme une référence historique à part entière 6 . Relevant d’un journalisme d’investigation, nettement situé à gauche sur l’échiquier politique, le site d’information Mediapart y renvoie de temps à autre

7 , et un peu plus régulièrement encore depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes, à l’automne 2018. En effet, il ne s’agit pas simplement d’être nostalgique du «  temps des cerises  »  mais l’insurrection de 1871 «  pourrait bien nous donner le fil d’Ariane pour sortir du labyrinthe politique actuel 8   ». Les convocations journalistiques de la Commune dans Mediapart se concentrent notamment dans les blogs de deux spécialistes passionnés, dont le second n’est plus d’actualité : l’écrivain-documentariste Jean André Chérasse, alias Vingtras, et l’illustrateur Éloi Valat, auteur de plusieurs albums sur la Commune de Paris 9 .

3 Qu’en était-il au moment des faits, il y a près de 150 ans, dans la presse partisane de l’époque, et plus particulièrement dans Le Cri du peuple, «  modèle (jamais égalé) du journalisme militant 10  », dont certains contributeurs de Mediapart font encore retentir l’écho aujourd’hui 11  ? Fondé le 22 février 1871 par Jules Vallès et Pierre Denis, Le Cri du peuple est à juste titre présenté comme le quotidien le plus lu dans la capitale insurgée, durant la Commune 12 . En dépit de son succès, il mena une existence éphémère et chaotique, inexorablement liée aux vicissitudes de la Troisième République balbutiante et de la révolution communaliste, si acculée. Aussi ne connut-il que 83 parutions : 18 numéros du 21 février au 11 mars,

date de sa suppression par décret du général Vinoy ; 65 numéros entre le 20 mars et le 22 mai, jour de son irrémédiable disparition 13 . Quels discours et imaginaires y façonna la plume de Vallès, dont la

«  passion politique 14   » peut aisément servir de référence déontologique en matière de journalisme révolutionnaire  ? Pour mieux cerner le « pur présent 15  » de l’événement vallésien, nous envisagerons un corpus restreint, allant du 22  mars  –  après le soulèvement du 18  mars et la reparution du journal  –  au 19  avril 1871 – date à laquelle Vallès cesse volontairement d’écrire, afin de se consacrer entièrement à son mandat d’élu au XVe  arrondissement

16 . D’une part, comme en témoignent d’emblée la plupart de leurs titres, ces treize articles sont fortement influencés, voire entièrement déterminés, par les soubresauts de l’histoire en cours, qui s’écrit au fil des jours. D’autre part, en prise directe sur cette réalité historique 17 , l’écriture de Vallès constitue elle-même un

«  contexte  », qui contribue puissamment à construire l’événement

« Commune » – en donnant d’emblée comme un supplément d’être à cette insurrection si éphémère – ainsi qu’à modeler les contours de ses temps forts pour la postérité.

4 Le journalisme de Vallès sous le Second Empire revêt trois caractéristiques fondamentales, qui s’aiguisent dans Le Cri du peuple du printemps  1871 18 . Premièrement, Vallès perçoit dans l’asservissement à une actualité frénétique l’un des principaux écueils qui guettent l’écrivain-journaliste. Il ne veut en aucun cas être un simple «  fileur d’actualités 19   », quand bien même il se retrouve à faire «  le métier d’articlier quotidien 20   ». Il est cependant convaincu que la saisie journalistique du réel est – plus que le volume – apte à dire quelque chose de l’événement, à rendre compte des faits dans l’immédiat de leur surgissement. C’est pourquoi il entend non pas condamner ou nier l’actualité, mais se

l’approprier et la dépasser. Nous ne sommes pas loin de la distinction d’Audiberti 21  – avant Barthes – entre « l’écrivant », qui collectionne les événements, et « l’écrivain », qui les considère par rapport à la généralité de l’histoire. Deuxièmement, les articles de Vallès – « écrivain de frontière 22  », situé à la croisée des champs littéraire, journalistique et politique – vérifient un double caractère de «  littérarité 23   » et de «  politisation 24   », qui se traduit plus généralement par la prégnance d’une « posture polémique 25  ». À

«  l’écriture du désenchantement 26   » d’un Musset après la Révolution de Juillet, aux écrivains désabusés d’après 1848, aux allusionnistes et aux «  rigolos 27   » du Second Empire, s’oppose l’engagement vigoureux de Vallès dans son époque, d’où une approche spécifique de l’événement dans sa dynamique propre de rupture. Ce dernier oscille entre la polémique pamphlétaire du

« franc-parleur 28  », d’une part ; et un journalisme d’investigation, fondé sur la «  chose vue 29   », à l’avant-garde du reportage 30 , d’autre part. Enfin, la problématique de l’engagement engendre d’autres questions, plus spécifiquement vallésiennes, et en même temps symptomatiques des «  mutations de l’énonciation journalistique 31  » qui s’amorcent dans la période : qu’en est-il du rapport de l’intime à l’histoire collective, d’une conscience très subjective comme « mode d’appréhension du monde 32  », dans un

« rapport historique au temps et à l’espace 33  » ? Il est possible de reprendre les propos de François Hartog au sujet de Michelet, figure tutélaire pour Vallès en dépit de ses ambiguïtés  : «  [l]oin de

“s’effacer” en écrivant, il ne peut faire autrement que de

“biographier” l’histoire 34  ».

5 Tous ces aspects qui caractérisent de manière transversale l’écriture journalistique de Vallès affinent sa fabrique médiatique de la Commune, qui s’avère par ailleurs majoritairement positive entre le

22  mars et le 19  avril 1871. Dans l’ensemble, l’écrivain-journaliste s’évertue d’une part à exalter un bouleversement lumineux, en faisant valoir la réalité d’une fédération libératoire et joyeuse, d’où émerge d’autre part un mythe historique à nouveaux frais. Notre analyse traversera cette trame textuelle resserrée du journal Le Cri du peuple, à l’aune de ces deux orientations majeures, qui tendent à construire l’événementialité de l’insurrection.