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39 L’écrasement de la Commune de Paris et le retour à l’Ordre ont provoqué une trouée dans l’histoire, la mémoire et la langue, posant en conséquences des entraves à la publication et à la diffusion, mais aussi au récit lui-même. L’enjeu est alors de reconstituer la défaite, alors même que celle-ci poursuit son œuvre de destruction dans la parole, la mémoire et la transmission de cette expérience, réduite à l’explosion d’une barbarie sans raison. Mais, paradoxalement, la vigilance collective et la chasse obsessionnelle aux traces de la Commune, qui marquent le retour à l’Ordre, entraînent une saturation de sens et une surinterprétation des indices, propres à faire se lever le « spectre de Mai ».

40 Dans cette situation de remise en ordre de la politique et de la littérature, du récit fictionnel et historique, des bruits et de la parole, nous avons cherché à donner à voir, à partir de quelques exemples significatifs, diverses stratégies d’écriture, qui empruntent toutes, à des degrés divers, au brouillage et à l’hybridation. La fin des Phénomènes terrestres change de registre, passant de l’étude scientifique à la réflexion morale, et ouvre de ce fait un passage vers

l’avenir, qui invite en même temps à relire le livre en l’éclairant d’un sens nouveau. C’est ce même passage que cherche à instituer la dernière partie des Incendiaires, dans une logique de l’excès — mais, contrairement aux intentions visées, elle redouble en quelque sorte le caractère littéraire du texte. Surdéterminé par le regard de l’Ordre, le statut des deux tableaux refusés de Courbet est d’emblée trouble  : de manière paradoxale, leur neutralisation passe d’abord par la mise au jour, sous le manteau artistique, de la surcharge politique où tout, de la signature au lieu de réalisation, en passant par la grossièreté du trait, fait sens. À cette surdétermination exogène correspond celle, endogène, de l’écriture de Blanqui dans L’Éternité par les astres. Le livre déploie, en effet, une triple analogie entre « le théâtre de ces grandes révolutions » (avec ses « accidents » et ses «  chocs  »), l’écriture métaphorique en spirale, et, enfin, l’histoire mélancolique des révolutions, laquelle se confond avec la captivité de l’auteur. S’opère alors un brouillage qui tend vers l’hybridation des écritures. Plus qu’une stratégie, ce brouillage définit le mode même d’expression, voire, chez Lissagaray et Rimbaud, l’invention d’une tradition nouvelle, au croisement de la chronique et de la poésie.

41 Bien sûr, les quelques exemples analysés ici donnent à voir des stratégies d’écriture minoritaires  : les écrits des communards sont majoritairement restés ancrés dans les formes « traditionnelles » de l’analyse politique, de l’histoire ou de la chanson populaire, sans toujours bousculer les genres. Aussi catastrophique qu’ait été la défaite, elle laissait intactes la plupart des formes autant que la certitude d’une parole arrimée à une raison historique et à une vérité sociale. Dans cette perspective, le spectre était à la fois le marqueur de l’incertitude et ce qui devait, à plus ou moins longue échéance, l’annuler en se fondant dans l’histoire  ; d’abord en

hantant les souvenirs et l’inconscient, ensuite, en réussissant à prendre corps dans la prochaine révolution.

42 Pour d’autres, dont quelques-uns de ceux étudiés ici, l’onde de choc de la défaite ne s’arrêtait pas aux portes de l’histoire ni aux moyens d’expression. L’incertitude touchait l’existence même de la Commune, affectant les conditions pour écrire et être entendu. Il ne pouvait être question, dès lors, de faire l’économie de cette incertitude ni de la circonscrire au nom de la certitude de la victoire finale. L’enjeu était de chercher la forme par laquelle le non-lieu de l’événement pouvait être réinvesti, l’expérience restituée, la mémoire transmise, la défaite autrement signifiée. Et cette forme opérait par le brouillage, le montage et l’hybridation, cherchant à inventer les conditions du contre-récit des vaincus.

NOTES

1. Paul Lidsky, Les Écrivains contre la Commune [1970], Paris, La Découverte, 2010.

2. Bertrand Tillier, La Commune de Paris, révolution sans images ?, Seyssel, Champ Vallon, 2004, p. 23.

3. Sur ce sujet, voir notamment Michèle Audin (éd.), Eugène Varlin, ouvrier relieur (1839-1871), Paris, Libertalia, 2019  ; Michèle Riot-Sarcey, «  La mémoire des vaincus  : l’exemple de Victorine B., Souvenirs d’une morte vivante  », dans Roger Bellet et Philippe Régnier (dir.), Écrire la Commune, Tusson, Du Lérot, 1994, p. 43-57 ; Kritin Ross, L’Imaginaire de la Commune, trad. E. Dobenesque, Paris, La Fabrique, 2015 ; Enzo Traverso, « La mélancolie des vaincus », dans Mélancolie de gauche, Paris, La Découverte, 2018, p.  25-71 et les contributions respectives d’Anthony Glinoer et Deborah Xerueb (sur Eugène Vermersch), de Gauthier Langlois (sur Fortuné Henry) et d’Éric Fournier (sur Louis-François Parisel) au volume coordonné par Marc César et Laure Godineau, La Commune de 1871. Une relecture, Paris, Creaphis Editions, 2019.

4. Laquelle « n’a rien à avoir avec le remord ou la repentance ; elle est causée par le poids de la défaite et de la perte, et prend souvent la forme de l’exil ». (Enzo Traverso, Mélancolie de

gauche, Paris, La Découverte, 2018, p. 25.) 5.Ibid., p. 7.

6. Kristin Ross, L’Imaginaire de la Commune, trad. Etienne Dobenesque, Paris, La Fabrique, 2015, p. 15-16. Sur Élisée Reclus, voir plusieurs études récentes, parmi lesquelles Philipe Pelletier, Élisée Reclus, géographie et anarchie, Paris, Les éditions libertaires, 2009 ; Jean-Didier Vincent, Élisée Reclus, géographe, anarchiste, écologiste, Paris, Flammarion, 2010 ou encore Federico Ferretti, Élisée Reclus, pour une géographie nouvelle, Paris, Éditions du CTHS, 2014.

Voir aussi les nombreuses rééditions dont les travaux de Reclus font l’objet depuis une dizaine d’années chez Flammarion, Bartillat, Héros-Limite ou encore Actes Sud.

7. Francisque Sarcey, « Reclus & Rossel », dans Le XIXe Siècle, 19 novembre 1871, p. 1.

8.Le Pays, 9 avril 1872, p. 2.

9. Élisée Reclus, Les Phénomènes terrestres, Paris, Hachette, 1872, p. 229-230.

10. Pour plus de détails sur le cas Courbet, voir notamment Bertrand Tillier, La Commune de Paris, révolution sans images ?, op.cit. et Noël Barbe et Hervé Touboul (dir.), Courbet, peinture et politique, Ornans, Les éditions du Sekoya, 2013.

11. Fabrice Erre, Le Règne de la poire. Caricatures de l’esprit bourgeois de Louis-Philippe à nos jours, Seyssel, Champ Vallon, 2011.

12. Jules Barbey d’Aurevilly, « Courbettes... à Courbet », dans Le Figaro, 11 avril 1872, p. 2.

Toutes les citations qui suivent proviennent de cet article.

13. René de Pont-Jest, « Gazette des tribunaux. 4e Conseil de guerre de Versailles. Blanqui », dans Le Figaro, 18 février 1872, p. 3.

14. Enzo Traverso, Mélancolie de gauche, op.cit., p. 33-34.

15. Voir Lisa Block de Behar (dir.), De l’éternité à nos jours. L’hypothèse astronomique de Louis-Auguste Blanqui, Paris, Honoré Champion, 2019, et la préface de Jacques Rancière à la réédition de L’éternité par les astres : hypothèse astronomique, Paris-Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2012.

16. Ce qu’affirmait déjà en son temps Eugène Vermersch à Londres, à l’occasion de la recension de l’ouvrage de Blanqui : « Blanqui n’est pas seulement un homme politique (...), c’est aussi un penseur, un poëte et un savant », Vermersch-Journal, n°62, 29 février 1872.

17. Lisa Block de Behar, « Vers une poétique de la répétition », dans De l’éternité à nos jours, op.cit., p. 25.

18. Frédéric Thomas, «  “Je serai libre d’aller mystiquement, ou vulgairement, ou savamment”. Découverte d’une lettre d’Arthur Rimbaud », dans Parade sauvage, n° 29, 2018,

p. 321-345  ; également disponible en ligne, URL  :

https://sites.dartmouth.edu/paradesauvage/decouverte-dune-lettre-de-rimbaud-frederic-thomas/.

19. « La plupart des écrivains, favorables ou non à la Commune, parce qu’ils achoppaient sur cette difficulté à embrasser l’événement, dans sa violence et sa complexité, adoptèrent [...] des formes brèves et discontinues. » Bertrand Tillier, La Commune de Paris, révolution sans

images ?, op.cit., p. 25. Sur cette question, voir aussi Kristin Ross, L’imaginaire de la Commune, op.cit., et Rimbaud, la Commune et l’invention de l’histoire spatiale, trad. Christine Vivier, Paris, Les Prairies ordinaires, 2020.

20. Sur Vermersch, voir Anthony Glinoer et Deborah Xerueb, «  Eugène Vermersch  : vertiges de l’infamie », dans Marc César et Laure Godineau (dir.), La Commune de 1871, une relecture, Paris, Creaphis éditions, 2019, p. 309-319.

21. Voir à ce sujet Colette Baudet, Grandeur et misères d’un éditeur belge : Henri Kistemaeckers (1851-1934), Bruxelles, Labor, « Archives du futur », 1986.

22.La Liberté du 21 mars et Le XIXe Siècle des 24 et 25 octobre 1872 donnent les listes des journaux et livres interdits en France  ; dans leur très grande majorité, il s’agit d’écrits communards. Tous les journaux et ouvrages dont il est question dans cette partie font partie de ces listes.

23. Jacques Rougerie, « Écriture d’une histoire “immédiate” : l’Histoire de la Commune de 1871 de Lissagaray  », sur le site Commune de Paris 1871, slnd, URL  : http://commune1871-rougerie.fr/lhistoire-de-la-commune-de%2cfr%2c8%2c54.html#_ednref2.

24. Pierre-Olivier Lissagaray, Les Huit journées de mai derrière les barricades, Bruxelles, Bureau du Petit Journal, 1871, p. I.

25.Ibid., p. 2, 28 et 66.

26.Ibid. p. 51-52 et p. 95.

27. Bernard Noël, Dictionnaire de la Commune, Paris, Flammarion, 1978, p. 278.

28. Denis Saint-Amand nous signale que Les Lèvres closes est le titre d’un recueil publié en 1867 par Léon Dierx  ; ce dernier fera paraître chez Lemerre Les Paroles du vaincu, poème conforme à la vision anti-communarde des Parnassiens. À la même époque, Arthur Rimbaud pastiche Dierx dans l’Album zutique, où il recopie sur le recto du troisième feuillet le poème

« Vu à Rome », pourvu du surtitre Les Lèvres closes.

29. Cité par Georges Didi-Huberman, Désirer. Désobéir. Ce qui nous soulève, 1, Paris, Les Éditions de Minuit, 2019, p. 236.

30. Michael Löwy, Walter Benjamin, avertissement d’incendie. Une lecture des Thèses «  Sur le concept d’histoire », Paris, Éditions de l’éclat, 2014, p. 61.

31. Roger Bellet et Philippe Régnier, « Introduction : la Commune, ses mythes et ses récits », dans Écrire la Commune. Témoignages, récits et romans (1871-1931), Tusson, Du Lérot, 1994, p. 8.

32. Ainsi, dans La vision de Versailles (publié en 1873), Lissagaray fait émerger au sein de l’Assemblée parlementaire les spectres des fusillés de Mai.

33. Florian Mahot Boudias, Poésies insupportables. Politiques de la littérature dans l’entre-deux-guerres (Aragon, Auden, Brecht), Paris, Éditions Classiques Garnier, 2016, p. 252-256.

34. Frédéric Thomas, « Jules Andrieu, situation d’un “frère d’esprit” », dans Parade sauvage, n° 30, 2020, p. 203-228

35. Jules Richard, «  Les Conférences du bonhomme Richard  », dans Le Constitutionnel, 3 décembre 1871.

36. Éric Fournier, « Les temps de l’apocalypse parisienne de 1871 », dans Écrire l’histoire, n° 15, [En ligne], 2015, URL : http://journals.openedition.org/elh/616.

37. Voir Stéphane Pihet, « Nommer la conjoncture : Commune de 1871 », dans Cahiers du GRM, n° 1, [En ligne], 2011, URL: http://journals.openedition.org/grm/158.

38. Pierre-Olivier Lissagaray, Les Huit journées de mai derrière les barricades, op.cit., p. 276-277.

39.Ibid., p. 277.

40.Ibid., p. 103.

41. Jacques Rougerie, « Écriture d’une histoire “immédiate” : l’Histoire de la Commune de 1871 de Lissagaray  », sur le site Commune de Paris 1871, slnd, URL  : http://commune1871-rougerie.fr/lhistoire-de-la-commune-de%2cfr%2c8%2c54.html#_ednref2.

42. Steve Murphy note d’ailleurs : « comme Vermersch dans Les Incendiaires ou Verlaine dans Les Vaincus, Rimbaud suppose bien la nécessité d’un nouveau renouveau et la disparition définitive de l’ancien.  » (Rimbaud et la Commune. Microlectures et perspectives, Paris, Éditions Classiques Garnier, « Études rimbaldiennes », 2010, p. 414.)

43. Sur Rimbaud et la Commune, voir notamment Steve Murphy, Rimbaud et la Commune, op.

cit. ; Yves Reboul, Rimbaud dans son temps, Paris, Éditions Classiques Garnier, «  Études rimbaldiennes », 2009 ; Kristin Ross, Rimbaud, la Commune de Paris et l’invention de l’histoire spatiale, op.cit.  ; Denis Saint-Amand, «  Castors, ouvriers et conscrits. Politique des Illuminations  », dans Éléonore Reverzy, Pierre Hartmann et Romuald Fonkoua (dir.), Les Fables du politique des Lumières à nos jours, Strasbourg, PU Strasbourg, 2012, p. 249-262 et « Rimbaud aux frontières du réel », dans Claudia Bouliane et Bernabé Wesley (dir.), Cahier ReMix, n°  7, «  Repenser le réalisme  », Montréal, Figura, Observatoire de l’imaginaire contemporain, 2018, URL  : http://oic.uqam.ca/fr/remix/rimbaud-aux-frontieres-du-reel;

Frédéric Thomas, Rimbaud révolution, Paris, L’échappée, 2019, et « Commune de Paris », dans Alain Vaillant, Yann Frémy et Adrien Cavallaro (dir.), Dictionnaire Rimbaud, Paris, Éditions Classiques Garnier, 2021.

44. Frédéric Thomas, «  Soir historique  », dans Dictionnaire Rimbaud, op.cit. et Rimbaud révolution, Paris, op. cit.

45. Georges Didi-Huberman, Désirer. Désobéir, op.cit., p. 234.

46. Ibid ., p. 235.

47.Ibid., p. 234.

48. Jacques Rancière, Les Mots de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, 1992, p. 158.

INDEX

Mots-clés : Commune de Paris, Reclus (Élisée), Courbet (Gustave), Lissagaray (Prosper-Olivier), Vermersch (Eugène), Poésie, Formalisme, Imaginaire

AUTEUR

FRÉDÉRIC THOMAS CETRI

La Commune en contexte