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Une fédération libératoire et joyeuse ?

6 La Commune est d’abord présentée comme un moment intense et inédit de construction politique, sous-tendu par un effort inouï de conciliation. En témoigne bien l’article du 23 mars, qui reprend une résolution quasi-unanime adoptée par l’assemblée de la Corderie 35 . Cette résolution, souligne Vallès, tend à offrir au Comité central de la garde nationale «  le concours des délégués des vingt arrondissements de Paris 36  » ; elle a été amendée « dans le sens de la conciliation politique avec toutes les forces vives de la démocratie

37  ». L’article recense ensuite les principales motions ayant émané de la réunion des délégués des vingt arrondissements, qui là encore semblent favoriser une profonde concorde politique : elle « accorde son plein concours au Comité fédéral de la garde nationale siégeant à l’Hôtel de ville 38   »  ; elle «  engage le Comité à persister dans la résolution de procéder le plus tôt possible aux élections de l’administration communale 39  » ; le Comité « donne mandat à ses délégués de tout faire pour que le but soit poursuivi d’ensemble par le Comité central, la députation parisienne et les municipalités 40  ».

L’article recourt plus généralement à un lexique de l’entente, de la confiance et de la réunion harmonieuse, accentué ici ou là par un déterminant et un pronom de totalité : « toutes les forces vives » ;

«  tout faire pour que le but soit poursuivi d’ensemble  ». Cette emphase laudative gonfle pour ainsi dire la vocation fédératrice de la Commune mais, loin des envolées abstraites, elle s’accompagne en même temps d’une précision concrète à travers l’énumération des différents

délégués, nommés par l’assemblée des citoyens : « Lefrançais,/Theisz ,/Ch. Beslay,/Régère,/Pierre Denis,/Th. Ferré,/Dumont,/Vaillant,/Ca melinat,/Gérardin 41 . » La mise en page verticale de cette liste fait ressortir l’importance historique de chaque individu ; elle rend aussi justice à la pluralité de leur représentativité, tout en l’incarnant de manière très palpable. S’y ajoute, pour finir, une répétition exclamative qui crée un effet d’attente positive vis-à-vis du suffrage comme moyen optimal d’atteindre la délibération et la représentation démocratiques : « Les élections ! Les élections 42  ! » Or, là encore, l’exaltation du discours ne perd pas de vue les perspectives tangibles de telles procédures politiques  : «  Elles indiqueront l’esprit de Paris, on saura ce qu’il pense, on verra ce qu’il veut 43   !  » Six jours plus tard, l’article significativement intitulé «  Le Scrutin  » s’ouvre par une formule simple  –  dont l’isolement dans la page aiguise la force de percussion  –  qui enregistre énergiquement la tenue effective des élections réclamées :

« Les élections sont faites 44 . » Ce constat impersonnel est aussitôt suivi d’un commentaire subjectif, qui insiste sur leur aspect foncièrement démocratique : « L’acte de souveraineté populaire s’est accompli 45   ». L’article du 30  mars entérine et consacre la proclamation officielle de la Commune au moyen d’une anaphore multiple, qui s’exhibe littéralement sur la page de journal  : «  La Commune est proclamée 46   » est en effet répétée à cinq reprises, d’un bout à l’autre du texte. Enfin, dans ces deux articles consécutifs, la métaphore des boulets déposés dans l’urne 47 et le zeugma selon

lequel la Commune «  est sortie de l’urne électorale, triomphante, souveraine et armée 48   » font habilement valoir le processus et l’aboutissement électoraux, qui apparaissent comme une véritable clé de voûte de l’insurrection communarde.

7 Or, cette fécondité démocratique est à la fois une composante et une condition de la liberté suprême que tend à réaliser cet événement politique, selon Vallès. Dans l’article du 23  mars, il s’agit de voter pour «  la municipalité libre 49   » qui rendra à Paris, «  sali par l’empire, mutilé par l’invasion, sa liberté et sa gloire 50   ». La personnification pathétique de la capitale française vient donner corps à ce principe fondateur de la devise républicaine, issu de la Révolution française. Et il ne s’agit pas d’une liberté restreinte, qui se cantonnerait à l’usage des puissants. D’après l’article du 30 mars, c’est le peuple de Paris tout entier que la Commune rend libre 51  ; c’est ainsi que le gamin de Paris ne sera plus seulement un « fils des désespérés 52  » mais pourra mûrir en devenant un « homme libre

53  ». À en croire Vallès, cette liberté collective s’accomplit d’autant plus pleinement qu’elle sait cohabiter avec la liberté individuelle d’expression de son propre journalisme, dont dépend la légitimité du Cri du peuple. Ainsi, comme le précise ce même article, le citoyen Vallès, élu, a prié l’Assemblée de porter ses voix sur un autre, pour

« garder entière et intacte sa liberté 54  » en même temps que ses droits de journaliste. Enfin, il semble que la virulence nécessaire des combats induits par la rébellion et la résistance des communards n’ait pas non plus entravé la liberté et la dignité humaines. Cette anaphore doublée d’une répétition exclamative le signale vivement, à propos des élections  : «  il n’y a pas eu, à travers ces haies de sentinelles, dans ce camp debout autour d’un drapeau rouge, il n’y a pas eu une blessure faite à la liberté, pas une 55   !  » L’article du 6 avril réitère et appuie cette forme de célébration, révélant que les

moyens, y compris militaires, mis en œuvre par les partisans de la Commune se sont avérés aussi légitimes et purs que les fins visées par l’insurrection :

De ces deux cents bataillons, il ne s’est pas détaché, depuis quinze jours de victoire, un seul homme qui ait compromis les idées de vertu. Il n’y a pas eu un crime commis, il n’y a pas eu, dans ce chaos glorieux, une femme insultée, un pain volé, un ennemi meurtri.

Pendant les batailles, il n’y a pas eu, sur le front de bandière de ce peuple en armes, une dérogation faite aux droits de la guerre, ni une violation de l’honneur

56.

8 Les anaphores et les répétitions négatives ainsi que l’utilisation d’un rythme ternaire et des parallélismes de constructions composent ici toute une rhétorique de la libération. Ce discours est destiné à persuader le lecteur que l’événementialité de la Commune réside d’abord dans l’exercice d’une sagesse sans précédent du côté des fédérés insurgés. Plus généralement, Le Cri du peuple s’attache, par un

«  double processus de réappropriation sémantique et d’inversion dialectique 57  », à montrer que c’est à Paris et non à Versailles que se trouvent « la modération, l’ordre, la vérité et la justice 58 ». Cette orientation ne plaît pas à tous les révolutionnaires, notamment aux plus inflexibles d’entre eux qui n’hésitent pas à le taxer de modérantisme 59 .

9 Une telle modération « guerrière » est précisément libératoire, sous la plume de Vallès ; cependant, elle n’exclut pas une autre forme de débordement – quant à elle essentiellement positive, avec des vertus là encore émancipatrices  –, liée à l’enthousiasme débordant de la fête révolutionnaire. En effet, loin d’être retenue dans la page de journal, ou contenue dans les mots de certains représentants ou porte-paroles, la «  joie 60   » qui caractérise l’«  enfantement social

61  » des élections communardes se répand et déferle dans les rues parisiennes, où elle acquiert une ampleur concrète sous différentes formes :

Quelle journée !

Ce soleil tiède et clair qui dore la gueule des canons, cette odeur de bouquets, le frisson des drapeaux  ! le murmure de cette Révolution qui passe tranquille et belle comme une rivière bleue, ces tressaillements, ces lueurs, ces fanfares de cuivre, ces reflets de bronze, ces flambées d’espoirs, ce parfum d’honneur, il y a là de quoi griser d’orgueil et de joie l’armée victorieuse des Républicains 62 !

10 C’est ce que montre aussi, avec insistance, l’article que Vallès a éloquemment intitulé «  La Fête  », daté du 30  mars. Lorsque la Commune a été proclamée, non seulement les élus du peuple de Paris « sont entrés dans le vieil Hôtel de ville 63  », comme pour le rajeunir et le régénérer, mais une foule nombreuse a envahi l’espace public, qu’elle s’est ainsi réapproprié d’une manière à la fois joyeuse et paisible  : «  hommes saluant du chapeau, femmes saluant du mouchoir, le défilé triomphal 64   ». Dans la réalité, cette foule est l’incarnation du peuple parisien, soutenu par les bataillons fédérés en armes, élargi à la petite bourgeoisie, humble et travailleuse. Mais l’écriture vallésienne érige aussi cette masse concrète en métonymie puissante de l’insurrection. Il est précisé à plusieurs reprises qu’elle se tient «  debout 65   », dans une posture digne et courageuse  –   contrepoids humanisé à la force vile et brute des canons  –, ou encore qu’elle salue et acclame souverainement le renouvellement communard. La dimension bruyante de cette journée festive, relatée par Vallès, est elle aussi envisageable aux sens propre et figuré : au-delà de ces acclamations humaines, l’artillerie tonne ses salves au soleil, « qui dor[e] leur fumée grise sur la place 66  » ; les bataillons sonnent dans l’air les fanfares des clairons, « faisant gronder l’écho et battre les cœurs avec les roulements du tambour 67   ». Chaque constat réel s’enrichit d’une métaphore qui donne à ces festivités solennelles une valeur quasi-extatique. Dans Le Cri du peuple, cette

« rumeur 68  » qui emplit la capitale est à l’image du retentissement médiatique que le journaliste souhaite conférer aux protestations indignées et revendications constructives des insurgés. Or, d’après

Vallès, cette allégresse et cette ivresse débordantes doivent se mesurer à l’aune du sentiment de réconfort éprouvé par tous les

« calomniés et […] blessés 69  » ou les « vaincus 70  » qui composent la génération de 1848, ainsi payée de «  vingt ans de défaite et d’angoisses 71  ». Après les souffrances de Juin 48, le coup d’État du 2  décembre, les restrictions autoritaires du Second Empire et les trahisons de la Troisième République, il s’agit en effet d’une joie proprement consolatrice, qui jette une lumière bienfaisante sur une multitude de noms obscurs et les récompense des luttes passées.

Partie prenante de cette génération perdue, en un sens «  la plus maltraitée de l’histoire 72   », Vallès ressent très intimement le potentiel salvateur de la Commune au nom de ses «  souvenirs douloureux 73  » et de ses « fières espérances 74  ». Ainsi s’explique l’ardeur lyrique de son témoignage élogieux sur l’ouverture de la Commune et ses débats solennels :

Il y a eu des cris de conviction farouche, – deux ou trois, – comme des cris de corneille ou d’aigle sur un champ de bataille.

Il y a eu des frémissements, comme ceux des arbres et des feuilles, que crispe une tempête ; mais j’aurais voulu que la bourgeoisie eût là des hommes de bonne foi, et je les eusse sommés de dire, après avoir entendu parler cette Commune, s’ils n’avaient pas de l’estime pour elle.

J’ai eu un moment de suprême admiration. Quand le Comité central entra l’écharpe rouge en sautoir, tête nue, et devant la Commune debout, remit ses pouvoirs, le geste fut si grand, qu’il m’en vint des larmes d’orgueil aux yeux 75 !

11 Le souffle de l’écriture repose ici sur un savant mélange d’observation minutieuse et de symbolisation exaltée de la réalité politique. Les constats anaphoriques introduisent des sensations qui débouchent elles-mêmes sur des comparaisons animales ou naturelles et qui entrent en écho avec l’émotion profonde ressentie par Vallès, à la fois spectateur et acteur de l’événement. Partant, ses

« larmes d’orgueil » sont moins une marque d’affectation égocentrée du «  je  » écrivant que le symptôme d’un abaissement individuel devant la grandeur de l’action collective qui consiste à faire vivre la

Commune. Le vocabulaire de la «  grandeur 76   » se retrouve d’ailleurs expressément dans les articles des 29 et 30 mars : l’écriture journalistique déplace-t-elle ainsi l’événement du geste concret à la geste mythique ?

De l’ancien au nouveau : la gestation d’un