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La difficulté à conjuguer émancipation sociale et liberté individuelle sous la

Commune

11 La Commune travaille la question de la liberté mais rencontre des obstacles tant intérieurs qu’extérieurs à la mise en œuvre de son programme d’émancipation politique et individuelle. Pour Vallès, la réaction liberticide vient évidemment d’abord de Versailles. Les chapitres consacrés à la Semaine sanglante permettent de mesurer la rapide décomposition du pouvoir communard et des formes inédites de liberté politique à l’aune de la progression des troupes ennemies. On notera cependant qu’en choisissant la fiction

autobiographique 29 , Vallès se prive de la possibilité de raconter les arrestations et exécutions arbitraires des Versaillais. N’ayant pas lui-même « vu » la répression, puisqu’il était caché, Vallès absente en effet ce point de sa fiction. Il arrête également la trilogie sur son passage en Belgique, refusant de dresser un bilan des violences et des privations de liberté émanant du camp ennemi 30 .

12 La partie de L’Insurgé consacrée au printemps 1871 interroge finalement davantage les obstacles intérieurs qui sont vus par un narrateur engagé mais témoin des errances ou des erreurs de son camp. Bien qu’écrivant à la mémoire de ceux «  qui, victimes de l’injustice sociale, prirent les armes contre un monde mal fait 31  », Vallès souhaite exposer la complexité voire les apories du mouvement révolutionnaire auquel il a participé. Selon lui, la Commune a l’immense mérite de poser la question de l’émancipation

32 , mais elle se perd cependant aussi parfois dans des formes d’autoritarisme. Ainsi, si le chapitre XXIX montre la capacité des minoritaires et des majoritaires à prendre de bonnes décisions et à se rassembler le 21 mai 33 , face à l’ennemi, il souligne aussi combien la révolution s’est morcelée et fragilisée bien en amont de l’attaque versaillaise, quand elle s’est parée d’un Comité de Salut public ou a interdit certaines formes de liberté d’expression de l’opposition 34 . Dans ce chapitre qui ouvre la Semaine sanglante, Vingtras énonce qu’il « vaut mieux sombrer sous le pavillon fait avec les guenilles de 93  » ou «  accepter une dictature du déluge et qui nous a paru une insulte à la révolution nouvelle, mieux vaut tout ! –   que paraître abandonner le combat 35   !  » Le récit souligne ainsi l’union communarde face au naufrage, sans pour autant gommer les contradictions de la révolution sur le point des libertés.

13 Si l’auteur raconte en détails l’entrée en révolution et la poussée libertaire qui bouscule alors les institutions et les mœurs, comme on

l’a vu précédemment, il passe aussi sous silence la majeure partie de la période communarde 36 . Le chapitre qui précède immédiatement la dernière séance de la Commune que je viens d’évoquer, situe l’action lors de la première séance de la Commune. La période entre le 26 mars et le 21 mai disparaît donc entièrement.

14 Le récit de la première rencontre des élus de tous bords, lors de cette première séance, est pour Vallès l’occasion de souligner qu’une certaine résistance aux formes neuves d’émancipation existe au cœur du pouvoir politique communard, dès qu’il s’officialise. Les courants révolutionnaires s’affrontent et certains élus sont fondamentalement incapables de penser ou de désirer des formes de liberté inédites. Vingtras semble d’ailleurs d’emblée saisir que les sensibilités socialiste ou anarchiste ne sauront pas imposer leurs vues sur les questions de défense des libertés publiques et privées. Le narrateur parie d’emblée que les minoritaires – qu’il juge davantage libertaires – seront « dévorés […] par la majorité des jacobins 37 . » Malgré cette quasi certitude d’une mise à mort partielle des libertés

38 , il décide de siéger à l’Assemblée car c’est un «  devoir  » de

«  demeurer à la disposition de ceux qui  » ont nommés leurs représentants.

15 Dans ce chapitre consacré aux figures politiques du mouvement, les portraits des élus trahissent, pour beaucoup, la dérive autoritaire qui se profile. Delescluze, le « vétéran de la révolution classique 39   », est incapable d’inventer librement les formes politiques de la jeune révolution, prisonnier de «  ses routes toutes tracées, ses bornes militaires et ses poteaux, sa cadence de combat, ses haltes réglées de martyre 40   » et il est «  dérouté dans ce milieu de blousiers et de réfractaires. ». Vermorel 41 est également fait sur ce modèle, lui qui lit « tous les jours son petit bréviaire rouge, commentant, page par page, sa nouvelle Vie des saints, préparant la béatification de L’Ami du

peuple et de l’Incorruptible, dont il publie les sermons révolutionnaires et dont il envie tout bas la mort 42 .  » Vallès dénonce ainsi les «  sectaires  », ceux qui ont liquidé Dieu pour aussitôt réinventer une nouvelle forme de sacré, qui sont aliénés par les modèles anciens. L’Assemblée n’est donc pas uniquement traversée par le désir d’émancipation ou de pensée politique originale.

16 La question de la liberté resurgit ensuite avec force au cœur de la Semaine sanglante, épisode que Vallès choisit cette fois de raconter en détails. On a vu que des formes inédites d’émancipation surgissaient sur les barricades. Cependant, l’urgence et la désorganisation de la lutte poussent les communards à redéfinir en permanence leurs représentations  ; les libertés individuelles et politiques sont sur le fil. Vingtras est lui-même bouleversé par le revers violent de la Semaine sanglante et, dans les chapitres qui lui sont consacrés, il affiche ses propres errances géographiques et symboliques au cœur d’une défense décousue et erratique. C’est donc autant lui que le reste du peuple aux barricades qu’il ausculte à cette occasion, interrogeant les choix éthiques face à la violence.

17 La violence de la Semaine sanglante emporte tout sur son passage.

Les barricadiers ne la choisissent pas mais elle s’impose à eux. Dans la guerre civile, les événements se bousculent  ; incontrôlables, ils paraissent dépasser les acteurs historiques. Vallès utilise la métaphore de la vague pour donner à voir ces hommes traversés par l’Histoire, pressés par le temps, qui font des choix désespérés. Dans la « galopade de la défaite », le 22 mai, un homme s’oppose au flot des Parisiens qui se replient vers l’Hôtel de Ville et le narrateur constate  : «  L’inondation humaine l’a emporté, lui et son arme, comme une miette de chair, comme un fétu de limaille, sans qu’il y ait eu un cri 43 . » Plus tard, Vingtras cherche lui-même à arrêter la

foule qui s’apprête à exécuter un soi-disant «  mouchard  »  ; il

« plonge » dans le flot mais sans « pouvoir repêcher l’individu » et il s’exclame  : «  terrible à voir, cette noyade d’un homme dans les vagues humaines  ! … Il lève quelquefois la tête au-dessus du tourbillon comme un noyé, et regarde le ciel 44 . » L’image du flot humain désordonné, violent, balayant tout sur son passage, incontrôlable est un topos de la littérature de l’insurrection 45 . Hannah Arendt, analysant cette récurrence métaphorique y lit une façon pour les révolutionnaires de se dédouaner de leur responsabilité en présentant la révolution «  non pas comme une œuvre humaine mais comme un processus irrésistible » où disparaît

« le libre arbitre », remplacé par l’idée d’une « nécessité historique 

46 . » Dans un autre essai 47 , Hannah Arendt revient sur ces images associées à l’action politique, pour insister sur le «  caractère dangereux de ces métaphores organiques […] qui interprètent en terme biologique le pouvoir et la violence 48 . » Le déplacement de la métaphore naturelle sur le champ politique conduirait selon l’auteur à une forme d’apologie de la destruction comme source de force vitale, supérieure au libre arbitre individuel, et contenant, par-delà la négativité de la violence, un « pouvoir créateur » de la nature.

Pourtant, si Vingtras évoque ce flot irrésistible de la violence sous la poussée versaillaise, il ne déresponsabilise pas pour autant les révolutionnaires. Il expose à la fois une histoire subie et une histoire que les insurgés doivent tenter de se réapproprier collectivement et individuellement, en permanence, même dans la débandade.

18 Aussi Vingtras prend-il soin de montrer au lecteur d’une part ses réactions non rationnelles, où se dissout sa liberté, et d’autre part ses tentatives pour retrouver et exercer sa liberté individuelle et faire les meilleurs choix politiques possibles. Il insiste sur les rares pauses qu’il s’accorde au milieu du chaos de la Semaine sanglante

pour se positionner devant la violence. S’arrachant à la foule qui le sollicite en tant qu’élu, il se cloître d’abord « en tête-à-tête avec [lui]-même 49  ». Quand il signe les autorisations pour brûler Paris, c’est aussi au terme de délibérations intérieures houleuses qu’il retranscrit pour son lecteur. Il refusera ainsi de faire sauter les monuments du quartier latin pour soutenir néanmoins la « stratégie de désespérés » qui retarde par le feu la progression des Versaillais

50 . Enfin, quand Vingtras décide d’accompagner jusqu’à la fin les fédérés qui intensifient la lutte armée, c’est après avoir déserté un moment les barricades pour finalement conclure devant la défaite qui s’annonce  : «  je reste avec ceux qui fusillent –  et qui seront fusillés 51 .  » La narration transcrit les temps morts durement gagnés sur la houle des événements  ; elle indique combien les délibérations y sont toujours menacées et fragiles. Combien les choix et l’expression de la liberté individuelle sont malmenés au cœur de l’événement.

19 La liberté individuelle se heurte aussi de plein fouet aux décisions de la majorité. Ce que le narrateur peut parfois considérer comme des réflexes de violence impensés, des réactions populaires où le libre arbitre serait absent, exhibe en fait un double fond dans L’Insurgé.

Vingtras revendique pour lui-même une forme de non-violence : il ne manie pas les armes sur les barricades, il condamne l’exécution des otages ou des supposés mouchards pendant la Semaine sanglante. Et il présente ce pacifisme comme un choix éclairé, comme la manifestation de sa liberté individuelle. Pourtant, Vallès prend soin de retranscrire les positions adverses de certains communards qui vont à l’encontre des valeurs et de l’imaginaire de son narrateur. Lorsqu’un habitant condamne l’emploi de la force dans les dernières barricades bellevilloises, un barricadier lui répond : « Tu crois donc qu’on n’aimerait pas mieux faire comme toi

52   !  » Et quand Vingtras blêmit devant le cadavre d’un supposé traître, un garde national l’apostrophe en ces termes  : «  C’est pas tout ça ! Vous voulez garder vos pattes nettes pour quand vous serez devant le tribunal ou devant la postérité  ! Et c’est nous, c’est le peuple, c’est l’ouvrier, qui doit toujours faire la salle besogne... pour qu’on lui crache dessus après, n’est-ce pas 53   ?  ». La violence ne peut se résumer à un renoncement aveugle à l’éthique, à une bestialité liberticide. Le refus vingtrassien de lutter par les armes peut traduire un choix éclairé, manifester la souveraineté d’un sujet qui, jusqu’au dernier moment, conserve une ligne de conduite. Mais le pacifisme peut aussi incarner un luxe bourgeois, un instinct de conservation, une défense de l’image qu’on veut donner de soi.

Vallès ne tranche pas. Dans la débâcle, la liberté est encore plus difficile à identifier et à mettre en œuvre qu’en temps de paix.