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Identité nationale et confiance dans l’euro: les inconnues du débat

Le Conseil fédéral s’attend, entre autres, “à ce que l’adhésion à l’UE renforce la cohésion nationale et le rayonnement du pays” 3. Il voit cela comme un échange: la Suisse bénéficierait de l’adhésion, mais elle pourrait aussi influencer le processus européen de formation des décisions par “l’originalité et l’utilité de sa “dot” politique” 4. Le Conseil fédéral ne semble pas penser que les différents aspects de l’identité nationale suisse seraient affectés par une adhésion à l’UE, et il note même quelques similitudes entre l’UE et la Suisse: un ras-semblement de communautés culturelles différentes, la défense des mêmes valeurs, et le respect des identités nationales, régionales ou locales 5.

Cette vision de l’identité est juste. L’identité doit effectivement s’articuler en fonction des oppositions et des différences. Elle doit accepter l’existence d’une pluralité de voix qui ne sont pas nécessai-rement harmonisables dans l’immédiat, mais sont en principe ca-pables de communiquer et de dialoguer en échangeant des expériences 6.

1 Ibid., p. 82.

2 Peter F. DRUCKER,“The Global Economy and the Nation-State”, Fo-reign Affairs, 5 (1997), pp. 162-64. 3

Rapport sur l’intégration, p. 395.

4Ibid., pp. 313-15.

5 Ibid., p. 317.

6 Remo BODEI, “Mémoire historique, identité et souveraineté étatique”, dans Repenser l’Europe, Mario Telò, Paul Magnette (éds.), Bruxelles, Ed.

de l’Université de Bruxelles, 1996, p. 173.

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Mais cette bonne approche de l’identité ne l’est pas en ce qui concerne l’euro. Sacrifier l’autonomie de la politique monétaire pour défendre des taux de change favorables est une intention fort loua-ble, mais pour l’instant, le Rapport ne s’intéresse qu’au commerce, à l’industrie, aux milieux bancaires et boursiers. Or la monnaie n’est pas un instrument économique pur et simple, un intermédiaire technique des échanges, elle est avant tout une des formes de la re-lation sociale. A la base de la confiance se trouvent des normes so-ciales impliquant l’existence d’une communauté de valeurs, et des relations personnelles chevauchant les transactions économiques 1. La rationalité ne suffit pas: il faut des représentations collectives dans lesquelles la collectivité se reconnaît.

Les individus ne peuvent être détachés du contexte dans lequel ils vivent, ils sont pris dans certains liens sociaux non économiques qui les définissent en leur donnant une identité 2. Il se noue entre eux une relation au moment du transfert des biens et des services.

Le fait d’appartenir à une communauté de paiements dans laquelle les moyens de s’acquitter sont établis et acceptés fait que “la mon-naie est un signe de reconnaissance sociale” 3. Par conséquent, en exprimant une relation entre l’individu et la société, la monnaie est un facteur d’unité et un moyen d’intégration sociale, un instrument de cohésion interne, bref un facteur d’identité.

Dans le Rapport, l’abandon de la monnaie n’est pas suffisam-ment abordé du point de vue du citoyen et du consommateur, et de la confiance qu’ils ont dans la monnaie. Or la validité de la monnaie n’a pas d’autre support que la confiance. La confiance est une rela-tion entre un sujet et la communauté de paiements dans son en-semble 4, c’est un médium qui assure la cohésion de la communauté de paiements 5. Abandonner une monnaie n’est pas un acte anodin et facile. Toute monnaie repose sur une dimension affective. L’usage

1 Jeffrey L. BRADACH, Robert G. ECCLES, “Price, Authority, and Trust: from Ideal Types to Plural Forms”, Annual Review of Sociology, 15 (1989), pp. 97-118. 2

André ORLEAN, “Sur le rôle respectif de la confiance et de l’intérêt dans la constitution de l’ordre marchand”, La Revue du MAUSS, 4 (1994), pp. 29-30.

3 Bernard COURBIS, Eric FROMENT, Jean-Michel SERVET, “A propos du concept de monnaie”, Cahiers d’économie politique, 18 (1990), p. 10.

23 Michel AGLIETTA, “L’ambivalence de l’argent”, Revue française d’économie, 3 (1988), pp. 99-100.

24 Ibid., p. 107.

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d’un instrument monétaire s’appuie sur la mémoire du groupe 1. Emma Bonino parle de “monnaie maternelle” ou de “monnaie d’éducation”, c’est-à-dire la monnaie dans laquelle on a appris à compter, dans laquelle on a été éduqué. Changer de monnaie conduit à apprendre un nouveau “langage monétaire” 2, à recons-truire ses échelles de valeur et sa mémoire des prix.

Ces aspects identitaires, qui sont une combinaison de facteurs symboliques, sociologiques, psychologiques et culturels, sont essen-tiels, mais négligés dans le Rapport. Le statut du secret bancaire en est un exemple. Les rédacteurs font une allusion vague et évasive à cette question: aucune disposition visant à l’interdire ou à le sup-primer n’est prévue; à peine mentionne-t-on le risque pour la Suisse de subir des pressions en vue de l’harmonisation, ce qui est déjà le cas depuis quelques années 3. Or le secret bancaire est partie inté-grante de l’identité suisse, presque un stéréotype. Très peu d’Etats ont défini avec davantage de précision le statut du secret bancaire, que ce soit dans les rapports avec les détenteurs du pouvoir public, dans les rapports entre particuliers, et dans les rapports avec les au-tres Etats (entraide judiciaire). De plus, la Suisse est un Etat de droit caractérisé par une grande stabilité juridique et politique, ce qui est une garantie contre tout changement brutal et imprévisible, et par conséquent un élément déterminant pour la bonne image de marque de la place financière suisse, susceptible de renforcer la confiance de la clientèle étrangère 4.

Suisse – euro: le miroir à double face

La monnaie ne dispose d’un statut réel que si elle remplit deux conditions d’égale importance: avoir reçu une définition de l’autorité publique, et être acceptée par les citoyens auxquels elle est destinée.

La volonté politique est nécessaire, mais elle ne suffit pas. Le

ci-1 Jean-Michel SERVET, “Légitimité et illégitimité des pratiques moné-taires et financières: exemples africains”, dans Souveraineté, légitimité de la monnaie, Michel Aglietta et André Orlean (éds.), Paris, AEF/CREA, 1995, p. 300. 2

Emma BONINO, Intervention à la Table ronde sur la réalisation du scénario de passage à l’euro, Bruxelles, 26 février 1998.

3 Rapport sur l’intégration, pp. 362-63.

4 Philippe BRAILLARD, La place financière suisse: politique gouver-nementale et compétitivité internationale, Genève, Georg, 1987, pp. 81 et 283-84.

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toyen détient lui aussi une forme de pouvoir, puisque c’est lui qui est, en dernier ressort, détenteur de la monnaie par le biais de la confiance qu’il décide ou non de lui accorder. La monnaie est un phénomène social dont l’utilisation comme moyen de paiement re-pose sur la confiance que les hommes lui accordent: les utilisateurs de la monnaie restent les derniers souverains.

En conclusion, le discours démagogique du Conseil fédéral est pétri de bonnes intentions, mais il manque un peu de mordant pour susciter un vrai débat comme il se propose pourtant de le faire. Il reste trop timide par rapport aux enjeux. Comme si le débat public l’effrayait, comme si le citoyen lui-même lui faisait peur. L’opinion publique se développe rapidement et il n’est jamais trop tôt pour engager un vrai débat avec elle et la préparer à d’éventuels grands changements. Un sondage effectué en Suisse en janvier 1998 a mon-tré un grand scepticisme à l’égard de l’euro, faute d’une communica-tion pertinente, et cela même chez ceux qui soutiennent la partici-pation de la Suisse au processus d’intégration 1. La confiance impli-que toujours une certaine dose d’incertitude, de risimpli-que, d’anticipation et de calcul probabiliste; l’Etat et les institutions ont un grand rôle à jouer comme réducteurs de cette incertitude.

En retour, il faut bien reconnaître que l’UE fait peu de cas de la Suisse lorsqu’elle évalue l’impact de l’euro sur les pays tiers, et en particulier sur les pays non-membres. Hormis Agnès Bénassy-Quéré qui fait une rapide allusion statistique à la volatilité du franc suisse depuis 1989 par rapport au mark et au dollar, les publications de la Commission européenne consacrées à la question se concentrent plutôt sur l’impact de l’euro sur les pays de l’Est, les pays méditerra-néens, les pays asiatiques (en particulier le Japon), les pays afri-cains (en particulier les pays de la zone franc), etc. 2 Sans remettre en question l’importance de ces études, il est étonnant de voir que la Suisse en est la grande absente. Etonnant parce que le franc suisse est une monnaie forte, et que la Suisse est encerclée par les pays de

1 Petra HUTH et Claude LONGCHAMP, “La Suisse et l’“EURO-phorie:

résultats d’une enquête auprès des citoyens suisses”, La vie économique, 71 (1998), No 7, pp. 24-28. 2

Commission européenne, “Les aspects externes de l’Union économique et monétaire”, Cahier euro, 1 (1997), 19 p.; “L’impact de l’euro sur les pays partenaires méditerranéens”, Cahier euro, 24 (1998), 31 p.; “Les implica-tions de l’introduction de l’euro pour les pays tiers”, Cahier euro , 26 (1998), 26 p.; Agnès BENASSY-QUERE, “Potentialities and Opportunities of the Euro as an International Currency”, Economic Papers (DG II), 115 (1996), 75 p.

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la zone euro. Alors pourquoi tant de négligence ou de manque d’intérêt? Serait-ce parce que l’UE ne croit pas à une adhésion de la Suisse? Est-ce une façon de mettre la Suisse à l’écart pour la punir, en quelque sorte, de son hésitation à “franchir le pas”? Ou est-ce un refus de lui reconnaître son statut de grande place financière euro-péenne ?

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