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Il y a deux perspectives pour aborder les non-dits:

a) celle du Rapport lui-même et du cadre que ses auteurs se sont fixé (pp. 1 et 2, et 400 et ss. du Rapport; ci-dessous II);

b) celle plus générale liée à ce choix précisément (ci-dessous I).

Elles sont en vérité profondément apparentées en ce qu’elles il-lustrent toutes deux l’état des esprits de nos dirigeants et sa mani-festation aux deux niveaux.

I. Pour le choix de principe, il est significatif qu’il exclut l’expression claire d’une volonté politique. Il est seulement sous-entendu que l’objectif stratégique de l’adhésion reste pertinent: il n’est ainsi pas nécessaire de le répéter. On laisse la plus grande place à la pesée, répétée de chapitre en chapitre, des pour et des contre (résumé aux pages 396 et ss.).

Cette prudence est comme diraient les juristes “de nature”, sinon

“destinée” à faire penser que la décision finale se fera sur un dossier et non sur un acte de volonté politique.

Cette une tendance dominante de notre vie politique, depuis plus de deux décennies, de tout faire pour éviter de décider, en se fondant sur des règles légales ou non, des usages, des déductions plus ou moins fondées tirées de “rapports”. On élude ainsi la véritable déci-sion politique, le débat de fond qui doit la précéder, le choc des idées et des volontés et partant la chance d’une conviction majori-taire qui doit en résulter.

Or le débat a quand même lieu, mais à un niveau qui ne devrait être que celui de l’expertise, de l’étude d’impact qui ne peut prendre en compte les effets de l’isolement dans la réalité. La discussion

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s’enlise dans les détails, si importants qu’ils soient, de sorte qu’il en résulte un doute général sur l’ensemble.

On a oublié ainsi que quand on a de vrais débats (F-18, suppres-sion de l’armée, etc.), cela se passe pourtant très bien et que les Suisses sont capables de parler d’un sujet politique les intéressant.

En conclusion, on parle des effets imaginables avant d’avoir abordé le fond du problème.

II. Pour ce qui touche les silences du Rapport lui-même, ils s’expliquent par les mêmes motifs. Est écarté tout ce qui relève le plus directement d’un vrai débat politique. Je pense en particulier à l’absence de l’histoire et de la référence à une recherche un peu ou-verte des caractéristiques de l’identité suisse.

L’histoire et l’identité

La compréhension de la seconde repose évidemment sur la connais-sance de la première. Or on oublie que nous avons une histoire vi-vante et intéressante au XIXe et dans la première moitié du XXe siè-cle.

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1) a) Avant 1848, on a vécu une invasion militaire, la défaite, une occupation, deux régimes politiques dictés par Napoléon comme à une colonie – régimes qui n’avaient pas que des défauts, soit dit en passant, et qui ont laissé des traces dans notre constitution jusqu’à aujourd’hui –, la fin de la sujétion de plusieurs cantons, l’ancrage international de la neutralité suisse, une restauration assez dure et pour finir, la crise qui, sans l’habileté géniale et vertueuse du géné-ral Dufour, aurait pu être fatale à la Suisse, la guerre du Sonder-bund. La maison suisse fut rénovée en neuf mois de mars à novem-bre 1848, un record qui frappe d’autant plus qu’on a l’habitude de croire que l’histoire s’accélère. On est sorti en moins d’un an d’une guerre civile, on a donné son cadre de vie à la “nation suisse” née de l’alliance des Confédérés, comme dit le préambule de la Constitu-tion de 1848. NaConstitu-tion, alliance, on ne peut mieux synthétiser la na-ture profonde de la Suisse une et diverse.

b) La deuxième moitié du XIXe siècle est une période d’ouverture internationale, d’accueil, de discussions politiques très souvent vives dans le pays, de tensions avec certaines puissances, l’Allemagne en particulier, de neutralité indiscutée dans son prin-cipe et justifiée par les querelles de nos voisins dirigées pour la plu-part de façon très modérément démocratique. On notera que para-doxalement, c’est dans cette Suisse dynamique, ouverte sur le monde, inventive qu’on a préparé une mythologie dont on abuse au-jourd’hui pour justifier l’isolement et un conservatisme craintif et pessimiste: c’est l’exaltation du retour aux sources des XIIIe et XIVe siècles pour renforcer le ciment confédéral.

c) Paradoxalement aussi, la construction dans la paix d’une Europe formée de nations qui sont toutes gouvernées démocrati-quement, qui ont renoncé à leurs colonies, qui règlent leurs différents par la négociation nous a enlevé une partie importante de notre identité, celle qui reposait sur des références négatives. Notre foi dans la politique de la neutralité est ébranlée. Ce qui devrait nous réjouir fondamentalement nous inquiète au contraire parce que nous découvrons que nous ne sommes pas les seuls bons élèves de la classe Europe et que nous devrions abandonner le confort du Sonderfall Schweiz. La nouvelle légitimation d’ordre idéal de la Suisse, la valorisation de son rôle dans l’histoire nous échappe.

Nous sommes nombreux à être entrés dans un “état de crainte”.

d) L’année de l’accord commercial avec la Communauté euro-péenne, 1972, apparaîtra probablement dans le regard des histo-riens futurs comme le tournant du destin. Cette négociation

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quablement menée nous a installés dans la croyance que désormais tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes helvétocentris-tes. Quand il a fallu rouvrir le dossier en vue de l’Espace économi-que européen, nous n’étions pas préparés. Nous avions juste peur, d’abord d’être les laissés-pour-compte du continent, ensuite de nous lier plus étroitement avec l’Europe en construction que nous consi-dérions avec fascination et méfiance. On prêchait: nous rapprocher de la Communauté, pour ne pas y entrer.

e) La foi dans un pragmatisme miraculeux nous a fait négliger les présupposés idéaux communs et le souci implicite de l’intérêt général qui seuls peuvent alimenter et fertiliser le pragmatisme. A l’exercice de la volonté s’est substituée l’application de règles de tou-tes sortou-tes qui nous dispensent de prendre des décisions.

Ces habitudes nous ont mal préparés à comprendre des problè-mes nouveaux, parce que nous avons souvent refusé de les voir poindre.

Nous ne sommes pas encore prêts à admettre que nous ne som-mes pas plus un cas particulier que n’importe quel autre pays, mal-gré deux caractéristiques institutionnelles qui réclament une atten-tion spéciale: notre exécutif n’a pas de chef et le peuple peut se pro-noncer sur tous les sujets importants. Il ne ratifie les décisions du gouvernement et du parlement que s’il a suffisamment confiance dans ses autorités, auxquelles il est ainsi beaucoup demandé. Cette confiance ne peut s’instaurer que si la ligne proposée est claire. Pour qu’elle le soit, il faut que le Conseil fédéral soit uni et qu’il ait anti-cipé les problèmes et leur solution plus longtemps à l’avance que dans les systèmes de démocratie purement parlementaire où l’on peut s’appuyer sur une majorité le plus souvent disciplinée.

2) Il faut accepter de mettre en lumière la sclérose de l’idée que l’indépendance et la neutralité sont synonymes, de même que la méconnaissance de notre histoire qui n’est ni glorieuse ni déshono-rante, mais celle d’un pays qui, comme d’autres, a “beaucoup vécu”.

Mettre en évidence cela, c’est la clé de notre avenir parce que c’est la démonstration que la Suisse a pu et su se comporter dans la vie du monde en acteur et entrepreneur, prendre des coups et surmonter des crises, décider et avancer, parfois sans garantie, et qu’elle a été capable de se comporter autrement qu’en “cliente” exigeante et un peu dégoûtée dans la vie des nations comprise comme un supermar-ché.

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C’est ainsi apprivoiser l’idée d’indépendance dont chacun devrait savoir qu’elle a toujours été et qu’elle sera toujours relative et qu’il dépend des citoyens qu’elle progresse ou qu’elle recule en réalité. Se rendre compte que sa défense résolue dans un entourage hostile doit se transformer en volonté de participer à tout ce qui se décide dans cet entourage, dans la mesure où il est attaché aux même valeurs es-sentielles que nous, qu’il a des objectifs pacifiques et qu’il se montre bien disposé à notre endroit. La constance d’une politique s’exprime dans le changement des instruments quand le monde change.

L’indépendance par le rejet justifié dans les temps de menace, se transforme en isolement dans un entourage favorable. Ne pas s’en rendre compte, c’est se condamner à voir fondre son influence et, partant, la marge de liberté que suppose l’indépendance.

3) La cohérence historique, la continuité, c’est de se souvenir que la discussion sur le Sonderfall est ouverte depuis des décennies, que le courant anti-Sonderfall l’a légèrement emporté lorsque beaucoup de ce qui était possible en termes de politique intérieure, compte tenu des blocs Est-Ouest, a été fait jusque dans les années septante et le début des années quatre-vingt avec l’exception que sur le plan euro-péen, comme déjà dit, 1972 a été le début de la léthargie. La liberté considérable élargie depuis 1989 nous laisse, paradoxalement, éblouis et désemparés.

C’est tout cela qui doit être expliqué désormais pour que nous ré-alisions que nous ne sommes pas tout à coup devant une situation absolument nouvelle et immaîtrisable, mais bien au contraire que le rapprochement vers, puis l’adhésion à l’Union européenne sont tout à fait dans la ligne de notre histoire, à l’exception des vingt derniè-res années et compte tenu de la disparition du système des blocs.

Cela fait, on pourra de nouveau parler de l’Europe comme d’un projet, de nos décisions comme des actes de volonté et non de rési-gnation et tenir enfin un débat authentique et épuré sur notre en-trée dans l’Europe unie.

* *

Les non-dits du Rapport sont l’expression silencieuse mais combien éclatante de ce que le “problème européen” est un problème inté-rieur à dominante culturelle. Ils sont aussi inquiétants qu’éloquents.

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Evaluation générale du Rapport sur