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Le présent commentaire porte uniquement sur la première des questions traitées au chap. 334 du Rapport sur l’intégration 1.

1. En substance, le Rapport énonce trois affirmations. Il dit ex-pressément que l’appartenance à l’Union européenne est compatible avec la neutralité. Il laisse entendre implicitement que le statut de neutralité reste à l’heure actuelle pour la Suisse la meilleure politi-que de sécurité. Il déclare enfin en termes clairs : “Si une structure européenne de sécurité devait être créée, offrant aux citoyens suisses au moins autant de sécurité que la neutralité armée, cette dernière pourrait perdre sa raison d’être” 2.

Ce sont ces trois affirmations qui sont brièvement examinées.

Compatibilité de la neutralité avec l’appartenance à l’Union européenne

2. Il faut rappeler que le statut de neutralité entre en vigueur en cas de guerre et s’applique à l’Etat qui entend rester en dehors du conflit. Ce statut de neutralité, s’il est destiné à assurer une certaine protection à l’Etat neutre, lui impose en contrepartie diverses obli-gations.

Il n’est pas possible de rappeler ici quelles sont ces obligations ni d’évoquer les diverses situations où elles pourraient s’appliquer 3.

1 [Conseil fédéral], Suisse - Union européenne: Rapport sur l’intégration 1999, pp. 377 et ss.

2 Ibid., p. 384.

3 Cf. la conception officielle suisse de la neutralité: Département politi-que fédéral, “Begriff der Neutralität”, du 26 novembre 1954, Jurispru-dence des autorités administratives de la Confédération, 24 (1954), pp. 9-13; repris dans Annuaire suisse de droit international, 14 (1957), p. 195-99.

Voir aussi Rudolf BINDSCHEDLER, “Die Neutralität im modernen Völker-recht”, Zeitschrift für ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht, 16 (1956), pp. 1-37.

Le Rapport sur l’intégration 1999 du Conseil fédéral 32

Deux brefs exemples suffiront pour montrer que l’affirmation du Rapport laisse subsister certains doutes, c’est le moins que l’on puisse dire.

Dans l’hypothèse d’un conflit armé opposant des Etats de l’Union européenne et des Etats tiers, la Suisse pourrait-elle respecter son obligation d’interdire le passage sur son territoire des troupes ou des convois, soit de munitions, soit d’approvisionnements (art. 2 et 5 de la Ve Convention de La Haye)? Ses obligations communautaires en matière de transport ne l’en empêcheraient-elles pas?

D’autre part, pourrait-elle respecter son obligation d’appliquer le principe du traitement paritaire des belligérants, alors que subsiste-raient ses obligations vis-à-vis des membres de l’Union européenne, et tandis que celle-ci édicterait des interdictions de commerce avec l’ennemi, ou mesures analogues, par solidarité avec les membres impliqués dans le conflit?

Ces deux seuls exemples, auxquels d’autres pourraient être ajou-tés, indiquent qu’une Suisse membre de l’Union européenne serait à coup sûr dans l’impossibilité de s’acquitter de ses devoirs d’Etat neutre en cas de conflit armé entre des Etats membres de l’Union européenne et des Etats tiers.

On peut faire valoir, il est vrai, que les guerres interétatiques de grande ampleur, telles celles qui ont ensanglanté l’Europe au XXe siècle, sont désormais une hypothèse beaucoup plus théorique que réelle et que, par conséquent, la politique de neutralité peut être beaucoup plus souple. Ce type d’argument a cependant ses limites, car hors le cas de guerre le statut juridique de neutralité n’a plus de sens.

3. De plus, il faut bien observer que les finalités politiques de l’Union européenne, ainsi que le développement de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), sont en évidente contra-diction avec l’indépendance que doit conserver un Etat neutre, et l’autonomie de sa politique extérieure.

Dans l’immédiat on peut certes arguer que les obligations, en temps de paix, de l’Etat ayant le statut de neutralité permanente ne concernent que le domaine militaire et qu’à cet égard, l’Union euro-péenne ne présente pas les caractéristiques d’une alliance militaire.

C’est exact, mais au-delà de ce juridisme formel il est peu vraisem-blable qu’en cas de guerre les Etats tiers – car c’est de cela qu’il s’agit – perçoivent la Suisse comme un Etat nettement distinct des autres membres de l’Union européenne, et autonome dans la

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suite de sa politique de neutralité et l’application du droit de la neu-tralité.

Ce sont ces arguments – difficulté, voire impossibilité d’appliquer le droit de la neutralité, finalités politiques de la Communauté –, d’autres encore, qui ont été avancés en Suisse, au cours des années soixante et soixante-dix, pour souligner l’incompatibilité entre le statut de neutralité de la Suisse et l’adhésion aux traités de Rome.

Cela ressort aussi bien des documents officiels 1 que d’écrits d’auteurs suisses 2.

On doit donc n’accepter que sous bénéfice d’inventaire l’affirmation selon laquelle l’adhésion à l’Union européenne ne sou-lève aucun problème en ce qui concerne la neutralité. Si cette affir-mation s’explique par l’analyse faite de l’improbabilité de conflits interétatiques classiques en Europe, c’est alors le statut de neutrali-té lui-même qui perd de sa substance.

La neutralité en tant que politique de sécurité

4. Durant de longues décennies, et même des siècles, la politique de sécurité choisie par la Suisse a été de s’en tenir fermement au statut de neutralité permanente et de rendre crédible cette politique par le maintien d’une défense militaire solide.

Cette politique s’est révélée judicieuse dès lors que la Suisse, pour diverses raisons sans doute, mais aussi grâce à sa neutralité armée, a pu rester depuis le Congrès de Vienne à l’écart des conflits qui ont déchiré l’Europe.

Peut-on affirmer aujourd’hui que la neutralité armée demeure la meilleure politique de sécurité? Le noyau dur de la sécurité est la prévention puis, en ultima ratio, la défense contre une atteinte à l’intégrité territoriale et à la souveraineté.

Faisant abstraction ici des autres menaces identifiables à l’heure actuelle (crime organisé, terrorisme, chantage, etc.), il faut tenter d’imaginer ce que pourraient être des opérations militaires suscep-tibles de menacer la Suisse. C’est un exercice difficile, d’autant plus

1 Les principaux rapports du Conseil fédéral au fil des ans et jusqu’en 1991 sont cités dans Christian DOMINICE, “La neutralité de la Suisse au carrefour de l’Europe”, Semaine judiciaire, 113 (1991), pp. 398-433 (p.

417).

2 Cf. Dietrich SCHINDLER, “Vereinbarkeit von EG-Mitgliedschaft und Neutralität”, Europäische Zeitschrift für Wirtschaftsrecht, 2 (1991), pp..

139-49.

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que la forme des crises comme aussi la technologie des armements évoluent constamment.

Néanmoins, les observations faites sur des opérations militaires récentes – la guerre du Golfe ou la crise du Kosovo – montrent que si une menace militaire devait se présenter contre la Suisse, et contre ses voisins également sans aucun doute, elle serait le fait d’un adversaire disposant de moyens importants, dont notamment l’arme aérienne sous ses diverses formes, plus particulièrement l’arme à moyenne ou à plus longue distance. Les missiles de croi-sière, par exemple, peuvent atteindre avec une bonne précision des objectifs situés à 1’000–1’500 kilomètres.

Quelle serait, face à une telle menace, qui offre de singulières possibilités de chantage, la valeur de la neutralité suisse? Nul ne peut le dire à coup sûr, mais sans risque excessif de se tromper, on peut dire que la défense militaire autonome de la Suisse n’est plus guère crédible. A moyen ou long terme, la sécurité militaire impli-que une défense antimissiles. Elle ne peut se concevoir qu’à l’échelle continentale, et elle n’existe pas encore.

La neutralité implique indépendance et défense militaire auto-nome. Elles correspondent de moins en moins à la réalité des cho-ses.

Il faut en conclure que s’il est de plus en plus difficile d’affirmer que la politique de neutralité est la meilleure politique de sécurité, il n’est pas possible de le contester de manière absolument certaine.

Nous sommes dans une période de transition.

Structure européenne de sécurité

La troisième affirmation qui retient ici notre attention, évoquée ci-dessus sous ch. 3, se réfère à la création éventuelle, à l’avenir, d’une structure européenne de défense.

5. Il est évident qu’un système européen de défense, pour autant qu’il soit bien conçu et cohérent, offrirait à la Suisse une sécurité meilleure qu’une défense militaire autonome.

Il est remarquable que le Rapport du Conseil fédéral en vienne à dire, évoquant cette hypothèse, que la neutralité armée “pourrait perdre sa raison d’être” 1. C’est une première.

Nous n’en sommes pas là.

1 Rapport sur l’intégration, p. 384.

Dimension extérieure: politique étrangère, neutralité et défense 35

Le système de sécurité d’une partie des Etats européens est l’appartenance à l’OTAN. Cette organisation a joué un rôle impor-tant, mais c’est l’hégémonie du Pentagone, ce qui n’est pas sain.

L’Union de l’Europe occidentale peine à trouver son essor et, de plus, comme son nom l’indique, elle n’est pas encore l’embryon d’un système pan-européen.

Il reste donc beaucoup à faire. Pour la Suisse, même si la politi-que de neutralité est de plus en plus aléatoire en tant politi-que politipoliti-que de sécurité, il n’y a pas d’alternative qui, pour l’heure, justifierait une rupture avec un statut adopté dès longtemps et qui, dans le contexte européen actuel, s’accommode d’une politique souple 1, comme le montre l’exemple de l’Autriche, de la Finlande et de la Suède.

6. Il est difficile d’imaginer que la sécurité en général, et la sécu-rité militaire en particulier, puissent trouver pour un pays comme la Suisse d’autre assise que multilatérale, dans un cadre européen ra-tionnel.

Rien n’empêche la Suisse d’étudier ce que pourrait être un sys-tème satisfaisant. Elle a tout avantage à participer aux réflexions et discussions conduites dans cette perspective.