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4.2 Idéologie linguistique et son impact sur la politique

linguistique

Dans le chapitre précédent, nous avons expliqué comment le deuxième ordre d’indexicalité

donne lieu à la construction d’idéologies. Les principes sur lesquels s’articulent les idéologies

langagières proviennent de la justification ou de la rationalisation du choix d’un code

linguistique à employer dans un espace spécifique. Chaque communauté linguistique, selon

son histoire socioculturelle, son statut dans la société (immigrant, autochtone, majoritaire ou

minoritaire) et ses expériences vécues, donnera différentes raisons pour justifier l’emploi de

tel ou tel code linguistique. L’idéologie linguistique diffèrera d’une communauté à une autre,

et parfois même à l’intérieur de la même communauté linguistique. Nous nous référons ici à

la définition de l’idéologie linguistique par Silverstein (1979 : 193), « any sets of beliefs about

language articulated by the users as a rationalization or justification of perceived language

structure and use ». Cette définition est conforme au second ordre d’indexicalité dont nous

avons parlé plus haut.

Le terme “idéologie” d’après Koerner (2001 : 253-254) a été proposé par le philosophe

français A.L.C. Destutt de Tracy en 1796. Koerner explique que la notion d’idéologie pour

Destutt de Tracy, « n’était que limitée à la théorie des idées, conçue dans une vision

sensorielle, inspirée dans la tradition de Condillac, avec des intentions pratiques et

socialements bénéfiques, notamment dans le domaine de l’éducation ». D’après Koerner, les

idéologues (Destutt et ses disciples) ont été fortement critiqués par Napoléon, et le terme a

acquis une connotation essentiellement négative dans le domaine politique. Derrida (1972 :

374) rapporte également que les racines de la notion d’idéologie viennent de « la tradition

philosophique dominée par l’évidence de l’idée, elles découpent le champ de réflexion des

“idéologues” français qui, dans le sillon de Condillac

103

, élaborent une théorie du signe

comme représentation de l’idée qui elle-même représente la chose perçue ». On verra ensuite

comment la représentation de l’idée, notamment à travers le langage et le signe, pourra

prendre diverses formes (dans plusieurs domaines) et par la suite être interprétée par

différents courants théoriques politiques, économiques, sociologiques et linguistiques. Goebel

(2010 : 172) insiste sur l’importance de la sémiotique pour les idéologies langagières :

By language ideolgy I mean a particular semiotic register that has been authorized by public institutions through a chain of semiotic encounters across time and space, becoming reified to the extent that those involved in its reproduction see it as the way things are and should be. In other words, for those involved in this process of language ideology formation, often this process is not noticeable and is natural in a Bourdieuan sense. For others, who are not part of this process, but who recognize the signs associated with such a semiotic register (through contrasts with other semiotic registers), they may see it as something to emulate, scorn or change.

Dans cette définition, on voit tout d’abord apparaitre la notion de registre sémiotique, défini

par Goebel en citant Agha (2007) comme « a category of signs that include both linguistic

and non-linguistic signs, such as personas, affective stances, place, space, et cetera »

104

. Il

apparait alors que le registre sémiotique fait appel à un ensemble de normes de

communicatives acceptées, autorisées, ou privilégiées par certains centres, notamment par les

institutions publiques comme l’école ou par les instances gouvernementales. Goebel instaure

ensuite deux sortes d’acteurs sociaux, les premiers entrant dans l’idéologie langagière de leur

communauté de naissance. On sait que chaque communauté linguistique privilégie sa manière

ou sa façon de parler, et perçoit les choses telles qu’elles ont été construites par son propre

registre sémiotique. L’exemple de

KUL

, dont le pendjabi est rejeté par son mari, peut nous

servir encore pour illustrer les deux idéologies linguistiques divergentes du père et de la mère.

Avec le pendjabi utilisé par son mari lors de leurs interactions quotidiennes,

KUL

va non

seulement apprendre une nouvelle manière de s’exprimer au niveau lexicosémantique et

syntaxique, mais entrer dans une idéologie religieuse et culturelle transmise par l’époux à sa

conjointe.

KUL

illustre aussi le deuxième type d’acteur social de Goebel : il n’a pas connu ce

103 Etienne Bonnot de Condillac fut parmi les philosophes français du XVIIIe siècle qui, inspiré de Locke, privilégia la sensation comme un agent pivot dans le développement des idées. D’ailleurs, pour Locke (voir Essai sur l’entendement humain), l’origine de nos idées repose non seulement sur la sensation, mais aussi sur la réflexion. Condillac, cependant, écarte la réflexion et pense que la sensation est la voie unique des idées [(voir son œuvre Le Traité des Sensations (1754)].

processus de formation idéologique dans sa socialisation première, mais il s’y soumettra ou

entamera un processus de changement identitaire. Dans le cas de

KUL

, nous avons observé

qu’elle avait fait un effort pour apprendre la variété de pendjabi de son mari, et que tous deux

se soumettent à l’idéologie monolingue de la Suède. Non seulement ils communiquent en

suédois avec leurs enfants, mais ils valorisent aussi cette langue auprès de ceux-ci, à tel point

que la transmission de la langue première des parents n’est pas primordiale au sein de ce

foyer. Dans la

FAM A

, une tendance semblable s’affiche dans la mesure où la langue du pays

d’accueil entre dans le répertoire verbal, à la fois comme langue de communication

principale, mais aussi comme moyen de percevoir le monde de la même manière que les

autochtones. Mais les parents de cette famille ont voulu résister à cette acculturation en

mettant en place, en particulier pour leurs enfants, un changement dans les pratiques

langagières familiales. Pour ce faire, ils ont opté pour un moyen radical : les renvoyer vivre en

Inde. Dans les deux autres cas de notre étude monographique, nous notons des attitudes non

convergentes au sein des familles

B

et

C

. Certains membres affichent leur mépris à l’égard de

la langue norvégienne ou finnoise, d’autres sont très engagés dans l’apprentissage de la

langue locale et manifestent des attitudes très positives à son égard. D’ordinaire, ces tensions

entre registres sémiotiques différents apparaissent entre les immigrants et les autochtones.

Mais l’on peut aussi voir s’installer un tel conflit d’idéologie langagière au sein d’une même

communauté lorsque certaines langues seront valorisées au détriment d’autres, par

l’intervention d’une politique particulière, ce qui a généralement pour conséquence un

militantisme linguistique visant à promouvoir ces dernières. Shohamy (2006 : 130) affirme

que « knowing certain powerful languages implies loyalty, partriotism and inclusion while

knowledge of “other” languages has opposite values. It also refers to the notion that

languages are viewed as a threat to the nation as these groups might strive for territorial

independence and fight against the nation causing the speakers to be viewed as traitors ». Si

dans un État qui se veut monolingue, plusieurs codes linguistiques ne sont pas tolérés, il en va

de même dans les États multilingues, en l’occurrence en Inde, où plusieurs centaines des

langues sont écartées du domaine de l’éducation

105

et où d’autres ne sont pas considérées

comme telles, faute d’un nombre suffisant de locuteurs

106

.

105 D’après Meganathan (2011 : 65), 75 langues sont enseignées dans les écoles en Inde. Il y a en tout 1 635 langues maternelles reconnues et regroupées (cf. Figure 19, p. 154).

106 Selon la classification des langues indiennes par les autorités dans le cadre du recensement 2001, 234 langues maternelles ont été identifiées et déclarées par au moins 10 000 locuteurs. Les “langues maternelles” déclarées par moins de 10 000 locuteurs ont été classifiées dans “Autres” en dessous de la variété haute et dominante. Nous n’avons pas de chiffres exacts concernant ces dernières. Khubchandani (2001 : 7) remarque que « [c]ensus figures . . . do not warrant assertions of accurate distinctions per se. With a critical evaluation one can detect many possible sources of bias ». Un des exemples, donné par l’auteur au sujet de la classification des langues est que dans le recensement de 1971, 154 millions de locuteurs de la langue hindie ont été déclarés alors que la plupart de ces locuteurs parlent d’autres variétés comme le pahari, le rajasthani, le maithili, et le bhojpouri lors des échanges quotidiens.

L’idéologie linguistique nécessite une intervention politique visant à réguler les pratiques

langagières dans un espace donné. Dans le cas d’une politique hégémonique, la langue choisie

véhiculera une image positive du pays dans laquelle ses habitants peuvent se reconnaitre et

dont ils sont fiers. Une langue étatique est imposée d’en haut, promue au travers d’institutions

publiques comme les académies des langues

107

, les écoles (les enseignants et les instituteurs

deviennent alors les agents principaux de diffusion), mais aussi dans les médias et enfin dans

les discours politiques. Au travers de ce processus, les personnes sont amenées à croire qu’il

n’existe qu’une seule langue à travers laquelle il est possible de communiquer “dignement”,

acquérir un “bon”

108

savoir et “gravir l’échelle sociale”. Dès lors, apparaissent le rôle et les

répercussions d’une politique définie par les tenants du pouvoir. Le rapport entre l’idéologie

et la mise en place d’une politique visant à influencer les pratiques langagières est un

mécanisme non seulement réfléchi, mais construit par les acteurs dotés de ce pouvoir, que ce

soit au niveau national, familial ou scolaire.

Dans les passages qui suivent, nous mettrons en lumière les deux politiques – nationale et

familiale – quant à leurs rôles, leurs effets et leurs positionnements. Le conflit possible entre

ces deux échelles politiques - macro et micro - et les processus d’assujettissement seront

étudiés point par point.