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Chapitre 1 : Technique et mise en question de l’homme

I.1.3. L’homme : sujet et objet de la technique

La première piste nous est donnée par André Leroi-Gourhan, via ses recherches paléontologiques sur les premières manifestations de la technicité humaine. Ses travaux, en principe éloignés de la démarche philosophique, nous offrent pourtant des instruments importants pour penser philosophiquement la technique. Ils nous permettent d’appréhender la technique comme une activité d’origine et répercussion vitales, activité de confrontation qui implique simultanément la création de certains outils et la production constante, grâce à son utilisation, d’un nouveau milieu humain. La technique ne se réduit pas ainsi à une conquête rusée de la nature – ce qui pourrait nous faire croire que l’homme a toujours été le sujet de l’activité technique, celui qui domine et organise le monde grâce à la puissance de ses créations. Autrement dit, la technique n’est pas seulement confrontation à un milieu donné, mais création d’un nouveau milieu par lequel la nature de l’homme se façonne.

Grâce à la technique, l’homme extériorise ses fonctions vitales et ouvre pour elles une nouvelle plasticité. Mais considérons plus précisément ces aspects.

En effet, au cours de ses travaux paléontologiques Leroi-Gourhan élabore une lecture critique de l’évolution humaine dont la principale cible est la vision « cérébraliste » qu’il attribue à Rousseau :

« Rousseau, dans le Discours sur l’inégalité des hommes (1775, p. 103) donne l’un des premiers l’ébauche d’une théorie “cérébraliste” de l’évolution humaine. “L’homme naturel” doué de tous ses attributs actuels, parti du zéro matériel initial, invente peu à peu, en imitant les bêtes et en raisonnant, tout ce qui dans l’ordre technique et social le conduit au monde actuel. Cette image extraordinairement simpliste dans sa forme, remarquablement utilisée pour démontrer l’impasse où paraît conduire le progrès matériel, survit encore, dépouillée de tout génie philosophique, dans la basse littérature de vulgarisation ou dans la fiction préhistorique. L’esprit n’était nullement prêt à admettre que le silex ait pu être taillé par quelque demi-singe »28

La critique de Leroi-Gourhan porte sur l’idée de l’homme comme un être dont les capacités et potentialités étaient déjà en quelque sorte fixées par la nature. Selon cette lecture rousseauiste, s’il existe une évolution de l’homme elle porterait sur les produits de son activité et non pas sur l’homme lui-même conçu comme un produit. Cette dernière

28 A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. Technique et langage, Albin Michel, Paris, 1964, p. 20.

possibilité semble « choquante » à une certaine littérature de vulgarisation ou vision simpliste de la préhistoire, parce qu’elle suppose de considérer la technicité de l’homme comme une activité qui plonge ses racines dans son histoire biologique. Or, la thèse centrale de Leroi-Gourhan : la technique n’est pas une propriété de la nature humaine, mais un chemin de l’évolution naturelle qui conduit à l’humanisation. Comment s’est produite précisément cette humanisation dans l’interprétation de Leroi-Gourhan ?

Le processus d’humanisation est un continuum dont il existe pourtant un moment de rupture décisif : le passage à la station verticale. Ce moment ouvrira la voie à un double changement technique inimaginable jusqu’alors : la libération de la main pour l’utilisation des outils et celle de la face, dont les fonctions de préhension permettent le développement du langage. Ces deux nouvelles possibilités techniques marquent l’apparition d’une nouvelle situation biologique qui donnerait lieu au processus d’humanisation. En ce sens elles constituent une rupture dans la continuité, mais représentent – en tant que réponses techniques – la solution à un problème biologique qui s’inscrit dans la continuité du vivant.

Leroi-Gourhan écrivait à ce propos :

« La situation de l’homme, au sens le plus large, apparaît donc comme conditionnée par la station verticale. Celle-ci apparaîtrait comme un phénomène incompréhensible si elle n’était l’une des solutions données à un problème biologique aussi ancien que les vertébrées eux-mêmes, celui du rapport entre la face comme support des organes de préhension alimentaire et le membre antérieur comme organe non seulement de locomotion, mais aussi de préhension […]

La situation créée par la station verticale chez les hommes représente bien une étape sur la voie qui va du poisson à l’homo sapiens, mais elle n’implique nullement que le singe y joue le rôle de relais.

La communauté des sources du singe et de l’homme est concevable, mais dès que la station verticale est établie, il n’y a plus de singe et donc pas de demi-homme. Les conditions humaines de station verticale débouchent sur des conséquences de développement neuropsychique qui font du développement du cerveau humain autre chose qu’une augmentation de volume. La relation de la face et de la main reste aussi étroite dans le développement cérébral qu’antérieurement : outil pour la main et langage pour la face sont deux pôles d’un même dispositif »29

La lecture de Leroi-Gourhan est intéressante – outre le fait qu’elle montre l’évolution comme un processus où les moments de ruptures sont inconcevables sans une

29 Ibid., p. 34.

stricte continuité 30 – parce qu’elle réunit dans un même dispositif technique et langage. La main porteuse d’outils amovibles et la face libérée de son usage strictement alimentaire se transforment simultanément en moyens d’artificialisation. Plus encore, cette transformation s’opère comme réponse à un problème biologique, raison pour laquelle toute technique – y compris le langage – doit être considérée comme un ensemble de naturalité et artificialité, comme une forme de continuité dans la rupture.

La perspective de Leroi-Gourhan est importante pour notre propos, car elle permet de reconsidérer l’homme à l’aune du processus d’hominisation, tout en évitant une vision anthropocentrique étroite ou subjectiviste. Le regard paléontologique nous montre ainsi que l’homme se constitue, à l’instar d’autres dynamismes vivants, dans un milieu qu’il transforme en se transformant lui-même. Cette condition de la technique comme configuration de l’homme peut être illustrée par un autre exemple, cette fois-ci tiré de l’histoire de la pensée dans son rapport avec l’histoire matérielle ou technique.

Eric Havelock, dans son texte Preface to Plato,31 étudie les caractéristiques de la mentalité grecque homérique, ainsi que sa progressive transformation sous l’influence d’une nouvelle technique de stockage et transmission de la tradition : l’écriture. Les recherches de Havelock, qui vont rejoindre et prolonger certaines thèses de Marshal McLuhan,32 nous intéressent dans la mesure où elles montrent, à une époque que l’on considère habituellement sans « poids » technique, l’interaction entre les artifices, la corporalité et la constitution de structures de pensée. Si avec Leroi-Gourhan nous avons vu

30 Ce rapport étroit entre continuité et rupture dans la logique de l’évolution darwinienne a été amplement commenté par Patrick Tort. Cf. P. Tort, La pensée hiérarchique et l'évolution, Paris, Aubier, 1983, chapitre

"L'effet réversif et sa logique" ; Misère de la sociobiologie, Paris, PUF, 1985 ; Darwinisme et société, Paris, PUF, 1992.

31 E. Havelock, Preface to Plato, Cambridge, Belknap press of Harvard University Press, 1963.

32 Les livres de Havelock Preface to Plato et de McLuhan, The Gutenberg’s galaxy ont été publiés au cours des années 1962 et 1963. Dans The Muse learns to Write, Havelock précise la filiation de ces deux textes :

« Marshal McLuhan had draw attention to the psychological and intellectual effects of the printing press: I was prepared to push the whole issue further back, to something that had begun to happen about seven hundred years before Christ. » E. Havelock, The Muse learns to Write: reflections on orality and literary from Antiquity to the present, London, Yale University Press, 1986, p. 10.

comment l’évolution biologique compose avec la technique pour donner « espace » au développement du langage, avec Havelock nous verrons comment le langage est lui-même un ensemble de techniques qui donnent forme à la pensée.

La thèse centrale de son livre Preface to Plato est formulée en ces termes:

« Between Homer and Plato, the method of storage began to alter, as the information became alphabetised, and correspondingly the eye supplanted the ear as the chief organ employed for this purpose »33 Nous constatons d’emblée que le changement fondamental du passage à l’écriture est fonction de l’usage de nos organes de la même façon que, pour Leroi-Gourhan, la technique et le biologique font partie de transformations réciproques.

Plus précisément, pour Havelock le changement dans les habitudes sensitives – produit d’une médiation technique différent – entrainera la constitution d’une nouvelle structure phycologique. Il nous explique :

« Let us recapitulate the educational experience of the Homeric and post-homeric Greek. He is required as a civilised being to become acquainted with the history, the social organisation, the technical competence and the moral imperatives of his group […] This over-all body of experience (we shall avoid the word knowledge) is incorporated in a rhythmic narrative or set of narratives which he memorises and which is subject to recall in his memory. Such is poetic tradition, essentially something he accepts uncritically, or else it fails to survive in his living memory. Its acceptance and retention are made psychologically possible by a mechanism of self-surrender to the poetic performance, and of self-identification with the situations and the stories related in the performance. Only when the spell is fully effective can his mnemonic powers be fully mobilised.

His receptivity to the tradition has thus, from the standpoint of inner psychology, a degree of automatism which however is counterbalanced by a direct and unfettered capacity for action, in accordance with the paradigms he has absorbed. ‘His not to reason why’ »34.

Selon cette interprétation, l’apparition de l’écriture joue un rôle central dans la transformation de nos capacités cognitives dans la mesure où l’activité rationnelle (discursive) se serait libérée des contraintes de la mémoire et de la répétition des contenus de la tradition – seule façon de préserver la culture dans le monde homérique. À partir de la diffusion de l’écriture, il était possible d’oublier, littéralement, les récits multiformes qui constituaient la source de la morale homérique et de se lancer dans la recherche d’un fondement abstrait, quête qui se traduit bien dans la structure des questions qui intéressent

33 E. Havelock, Preface to Plato, op. cit., introduction, p. vii.

34 Ibid. p. 198-199

Platon : « qu’est-ce que la vertu ? », « qu’est-ce que la justice ? ». Indépendamment de la prise en compte du degré d’exactitude de cette interprétation de l’œuvre de Platon, Havelock relève un élément important pour comprendre la technique : l’impact des changements qu’elle produit ne se limite pas uniquement à la transformation du milieu

« externe » à l’homme. Bien au contraire, on pourrait dire que la technique montre sa véritable force de transformation de l’homme lorsqu’elle touche à ses capacités dites

« supérieures » – sa mémoire, sa raison, son langage – ce qui implique, réciproquement, que ces capacités se déterminent matériellement, qu’elles se construisent avec le concours des objets et des instruments techniques. L’homme est ainsi sujet créateur d’action technique, mais aussi objet, produit et résultat de cette action. Le phénomène technique, nous reviendrons sur cet aspect, enferme l’homme dans une circularité où les notions de sujet et d’objet (ou de nature et d’artifice) perdent de leur importance.

Les exemples que nous venons d’énoncer montrent que la technique est, dès l’apparition même de l’homme, un élément constitutif de son humanité. Le regard paléontologique de Leroi-Gourhan nous instruit ainsi sur le fait que c’est le geste technique – devenu possible grâce à la station debout et la libération de la main – qui a permis l’évolution proprement humaine du cerveau. Sur le plan de la culture, Havelock souligne à quel point la technique, en l’occurrence les techniques de communication langagière, est l’une des conditions de possibilité de la structuration du monde et de la pensée. La technique produit à proprement parler les conditions matérielles de l’existence humaine, non seulement celles qui concernent sa forme biologique la plus immédiate, mais aussi celles qui se construisent dans l’interaction sociale et culturelle ; la technique est à cet égard une démarche de configuration de l’humain qui ouvre en permanence des alternatives de son développement. On pourrait évoquer d’autres exemples qui confirmeraient ce caractère « formateur » de la technique à l’égard de la nature de

l’homme, mais nous voulons revenir sur l’idée de « mise en question » que la technique semble aussi poser. Formulons la question suivante : ces transformations de l’homme que nous venons de présenter à travers différents exemples peuvent-elles être interprétées comme une mise en cause de sa nature ? Autrement dit, à quel moment la dynamique de transformation technique de l’homme devient-elle un élément déstabilisateur de son image humaine ?

Une première constatation s’impose dans la question que nous venons de formuler : les transformations que la technique opère sur l’homme – qu’il s’agisse du développement de sa boîte crânienne grâce au maniement des outils ou du changement des habitudes de communication intersubjective, par exemple – s’accomplissent pour la plupart de manière silencieuse et progressive. Même dans les périodes où la vitesse des changements est vertigineuse, la technique ne se présente pas directement comme une source de bouleversements du monde humain. Tant que la technique reste inscrite dans le paradigme du progrès continu, elle ne soulève pas de questionnements profonds. C’est particulièrement vrai dans le contexte de la science moderne dans lequel le vertige des changements techniques s’accompagne simultanément d’un « désenchantement » de la nature. La modernité nous a habitués à tel point à l’attente de la nouveauté qu’il est de plus en plus difficile de distinguer la qualité de nouveauté d’une chose et, surtout, d’apprécier les enjeux des changements qui s’opèrent chaque jour. Pour le dire brièvement, la transformation technique de l’homme s’opère normalement (dans un paradigme de science normale, pour utiliser les termes de Kuhn) de façon imperceptible, cela étant encore plus accentué dans un contexte où la nouveauté est devenue fondamentalement prévisible et en quelque sorte monotone. Actuellement, la technique est un système dont la proximité quotidienne aveugle notre regard quant à la signification de sa puissance. Ce qui reste pourtant invisible dans ce flux continu de nouveauté, c’est la double modalité par laquelle

la technique modifie le rapport de l’homme au réel : dans son rapport biologique à son milieu, ainsi que dans sa vision du monde et de lui-même. L’invention technique et la transformation de l’homme par la technique ne sont pas des processus assimilables, car ils fonctionnent en suivant des rythmes particuliers. Ce dernier processus, nous l’avons montré dans les exemples précédents, est un processus de transformation lent qui engage la structuration du monde humain dans ses spécificités biologiques et culturelles.

Une deuxième remarque par rapport à ce processus de transformation de l’homme concerne l’idée de la nature. En effet, ce processus nous montre que chez l’homme le mot

« nature » désigne surtout une capacité plastique, un mouvement constant différenciation qu’implique, en même temps, distance et complexification des liens naturels. Cette plasticité, il est vrai, n’est pas exclusive de l’homme et on peut dire qu’elle appartient au vivant en général. Néanmoins, chez l’homme ce caractère a été rendu plus dynamique et plus radical dans la mesure où il dépend presque exclusivement de la technique, c'est-à-dire d’un ensemble d’objets qui servent à créer des espaces de relative indépendance face aux déterminismes de la nature. Ainsi, à la plasticité naturelle du vivant, vient s’ajouter chez l’homme celle de la technique qui, en s’éloignant de la nature, la prolonge et la diversifie.

C’est pour cette raison que la technique – prise dans ce sens élémentaire de distanciation avec la Nature – est une notion critique de toute vision stable et fixiste de la nature, y compris la « nature humaine ». Le geste technique le plus primitif est une action naturelle (de survie), mais aussi une action présupposant que la nature est un espace ouvert à la transformation au-delà de ses propres mécanismes. La technique est l’expression du dynamisme du vivant, dynamisme qui se manifeste amplifiant les dynamismes prédéterminés de la nature afin de créer d’autres voies alternatives. On pourrait dire que la technique implique toujours une conception active et transformiste du monde ; une acceptation pleine de la contingence ; de la réalité comme figure en devenir. Voici un

premier sens qui nous semble tout à fait légitime et selon lequel on peut considérer la technique comme une « mise en question » de la nature (au moins dans les termes fixistes et essentialistes qui lui sont très souvent attachés ) et, a fortiori, comme une mise en question de la nature humaine.

Mais au-delà cette tension conceptuelle entre « technique » et « nature », ce qui nous intéresse c’est la « mise en question » que la technique opère chez l’homme. Pour comprendre ce phénomène, il faut d’abord considérer la versatilité même de la réalité technique. En effet, comme nous l’avons présenté brièvement à partir de quelques exemples, la technique transforme non seulement la nature externe (le pont sur le fleuve, le moulin à vent, pour nommer les exemples heideggériens classiques d’action harmonieuse entre nature-artifice), mais elle configure tout l’espace bio-culturel de l’homme, c’est-à-dire son corps, ses habitudes et ses représentations. La réalité technique est ainsi composée non seulement par des instruments, mais aussi par les pratiques que ces instruments rendent possible et par la vision du monde qui se développe à partir de ces pratiques. On pourrait dire, selon cette perspective, que la technique est le dynamisme même de la construction de l’humain. Toutefois, cette capacité de la technique n’a été mise en évidence que dans ces moments historiques où l’équilibre entre l’homme comme sujet technique et l’homme comme objet technique s’est brisé. Précisons rapidement ce point.

Durant longtemps, la technique est apparue à l’homme comme un ensemble d’objets, produits de son inventivité, qui l’obligeait dans une certaine mesure à se plier à leur dynamique instrumentale pour en tirer le plus de bénéfices. Dans cette dynamique, même les effets contraignants de la technique à l’égard de l’homme – les changements de certaines pratiques et habitudes – pouvaient être interprétés comme de simples « effets secondaires » du progrès de la culture, comme des conséquences naturelles de l’expansion de l’homme en tant qu’être créateur d’artifices. Certes, nous avons vu avec Simondon que

ce rapport de la technique à la culture s’est élaboré par le biais de stéréotypes et de méconnaissance, plus encore à une époque où les savoirs scientifiques et techniques sont polarisés entre spécialistes et vulgarisateurs. Cependant, même dans cette « aliénation » de l’objet technique que nous décrit Simondon, la technique reste dans son étrangeté un produit de l’homme, c'est-à-dire une création essentiellement distincte des productions de la nature qui n’ont pas besoin de son concours. En revanche, dans certaines techniques contemporaines cette condition tend à disparaître ou à se fluidifier : la réalité technique et les objets naturels – y compris la structure biologique de l’homme – se confondent et c’est la frontière même entre le biologique et le culturel qui tombe dans l’obscurité. C'est précisément ce point fondamental qui a changé dans la dernière moitié du XXe siècle et qui a fait de la technique la source d’un questionnement profond sur l’homme.

Nous aurons l’occasion, dans la deuxième partie de notre étude, de détailler ces changements techniques qui ont radicalement modifié la réalité biologique de l’homme.

Nous aurons l’occasion, dans la deuxième partie de notre étude, de détailler ces changements techniques qui ont radicalement modifié la réalité biologique de l’homme.