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Une histoire de Silence

Dans le document L'Exercice de l'intime d'après Roland Barthes (Page 170-183)

2.2. U NE PHILOSOPHIE DE L ’A MOUR On retombe ici sur une certaine pensée de l’amour

3.2.5. Une histoire de Silence

Dans son Essai pour une histoire des voix, cette amatrice d’Impressions, de notes ou de fragments de discours, qu’est A. Farge s’interrompt un instant et en vient à considérer un problème de taille :

« Frôlés par l’écriture, tentés par elle, avides de pouvoir lire eux-mêmes ce qui est affiché sur les murs ou ce qui leur est vendu par milliers (textes de la Bibliothèque Bleue, paroles de chansons, livrets de cérémonie), les sujets du roi ont énormément communiqué. Ici l’historienne se cogne contre l’impossible : ils parlent, j’écoute ; peut-être entends-je, mais pas vraiment, et comment retransmettre cette vie et cette autonomie, ces libertés et ces colères ou

1 J.-P. RICHARD, Roland Barthes, dernier paysage, op. cit., p. 58.

2 Gérard GENETTE, Figures I [1966], Paris, Le Seuil, coll. « Points », 2000, p. 203. 3 Ibid., pp. 203-204.

gémissements, sans défaire par une logique et une analyse peut-être non adaptées un fragile édifice qui s’improvise et s’écrie sans s’écrire1 ? »

Avant de « transmettre les lieux vocaux dans lesquels une population précaire s’est reconnue, a pu unir ses actions, sa vie et son idéalité2 », c’est-à-dire avant d’interpréter les sens des archives, des notes où la parole du peuple est lisible, il faut être capable de distinguer la diversité des supports de communication, la spécificité formelle des modes de lecture, de dégager les problèmes particuliers et les solutions singulières. Ainsi, le nombre considérable des auteurs dans le peuple, le fait que la plupart des témoignages littéraires et des archives policières restent le résultat d’une opération individualisée, ayant sa propre matière silencieuse — parce que « “le premier effet du malheur est que la pensée peut s’évader”3 », dit A. Farge avec Simone Weil, et parce que « la juxtaposition graphique des paroles notées tend à substituer à l’individualité singulière de chacun un sujet collectif indéfini4 », dit-elle aussi avec Jack Goody —, montre que la Voix collective du peuple n’est pas exactement le résultat d’un collectif de voix :

« Le peuple est “en” son langage, celui qui nous est fourni par les autres, celui que nous n’entendons pas et qui, siècle après siècle, tomba sous le coup d’une dévalorisation. Il y a en ces modulations des concisions sonores qui se soustraient d’emblée à l’analyse psychologique mais qui gravent les mémoires et qui enfantent d’autres sons et d’autres termes, d’autres paroles et bien des façons sans cesse modifiées d’être présent à autrui5. »

De la même façon dans les Fragments dřun discours amoureux, le fait que tout figure qui « éclate, vibre seule comme un son coupé de toute mélodie ŕ ou se répète, à satiété,

comme le motif dřune musique planante6 », est le résultat d’une opération spécifique —

utilisant son propre mode de représentation, « un ordre absolument insignifiant […] :

1 A. FARGE, Essai pour une histoire des voix, op. cit., p. 196. 2 Ibid., p. 198.

3 Simone WEIL, La Condition ouvrière [1951], ibid., p. 197.

4 Jack GOODY, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage [1977], id. 5 Ibid., pp. 197-198.

celui de la nomination et celui de lřalphabet1 » — la démultiplication et le désordre des fragments, des notes ou des Impressions, signalent que la série des figures (des voix) du discours (du « disc-cursus ») amoureux ne relève pas d’un travail de série, de « l’histoire d’amour, asservie au grand Autre narratif, à lřopinion générale qui déprécie toute force

excessive2 ». Cependant, afin de nous préserver des « ruses du hasard pur, qui aurait pu

produire des séquences logiques3 », et une interprétation trop rapide donnée en termes d’ « une Ŗphilosophie de lřamourŗ, là où il faut entendre son affirmation4 », Barthes veille à ne pas isoler les registres formels des registres référentiels, en tempérant les premiers : « lřun

par la raison sémantique (parmi tous les noms du dictionnaire, une figure ne peut en recevoir que deux ou trois), lřautre par la convention millénaire qui règle notre alphabet5 ». Reste que la chaîne signifiante des figures nous place en face de ce que philosopher ou penser veut dire : rendre conscient l’amour, formuler son discours et l’interpréter, pour en dissoudre les symptômes. En effet, la description méthodique, « Ŗdramatiqueŗ » de ces Voix passives que sont les figures imaginaires et volatiles du sujet amoureux (et souvent réduites « à une crise douloureuse, morbide, dont il faut guérir6 »), n’oublie pas que, pigmentée de sens et d’histoire, la figure même est transformée. Lorsque les figures seront traitées les unes après les autres, tout s’articulera comme un dispositif de complémentarité basé sur son éclatement, sa vibration — et donc, sur son absence, son Silence. Ici, la série des figures constituent « le discours, le soliloque, lřa parte qui

accompagne » l’histoire d’amour ; sauf à l’endroit, nettement marqué, où la figure est

traitée : là, une autre voix spécifique se déploie et s’organise, un nouveau discours individualisé qui, sans bruit, se rappelle celui qu’il a écouté : « Cřest donc un amoureux

qui parle et qui dit :7 » Et par cette complémentarité à distance des divers fragments, notes ou Impressions, ce discours n’est autre que celui, pensé ou réfléchi nous semble-t-il, « dřune histoire dřamour (ou de lřhistoire dřun amour)8 » symbolique.

1 Ibid., p. 32. 2 Id. 3 Id. 4 Id. 5 Id. 6 Id.

7 « Cřest donc un amoureux qui parle et qui dit : », ibid., p. 35. 8 « Ordre », ibid., p. 32.

***

Qu’il s’agisse du travail d’A. Farge ou de celui de Barthes, il semble que la Voix corresponde bien à un mode de structuration accomplissant, « “en” son langage », la rencontre de deux types de réalités différentes, sinon contradictoires. Lorsque P. Roger parle, à propos des Fragments dřun discours amoureux, d’ « un sujet qui simule la simulation1 », d’ « un discours doublement dédoublé2 » — ou encore de cette « structure dřaccueil ; elle dit toujours : il y a une place à prendre ; comme la figure, riche ou pauvre, dit : je suis une case ou vous caser3 » —, il comprend certainement que tout, dans ces fragments, notes ou Impressions, procède de l’écoute et du Silence (l’écoute du discours amoureux dans les silences d’une histoire d’amour). Et il voit aussi comment de ce paradoxe, de ce que la Voix soit comme l’écoute du silence (de l’amour), Barthes tire la force et la finesse de la relation au Temps que constitue l’art du contrepoint : comme à travers les haïkus de La Préparation du roman, il s’agit de cet « Instant qui a vocation de Trésor : “Demain, le souvenir”4 », de cette dialectique de l’instant et du souvenir « nouvelle et paradoxale : la “mémoire immédiate” comme si la Notatio (le fait de noter) permettait de se souvenir sur-le-champ5 », c’est-à-dire, pour reprendre P. Roger, de « l’évidence d’un “je nu”, ou presque : qui ne se protège plus (ou si mal, et seulement pour la forme dans l’avant-propos) par la ruse d’un dispositif d’énonciation et du pastiche tangentiel d’une forme ; qui ne se garde plus que par la seule force (la seule grâce) su Style6 ».

À ce niveau, la Voix se veut aussi dialectique dans le sens où elle semble déjouer les notions fondamentales sur lesquelles le discours amoureux fonde ses grandes lignes. En effet, lorsque Barthes précise que le désordre des figures est au « principe même de ce discours (et du texte qui le représente)7 », ne pouvons-nous pas nous

demander si les Impressions, notes ou fragments dont est fait le texte, représentent ou présentent ce discours ? En parlant d’écoute et de Silence, sur le plan de la

1 P. ROGER, Roland Barthes, roman, op. cit., p. 226. 2 Ibid., p. 234.

3 Ibid., p. 237.

4 « Instant et souvenir », La Préparation du roman, op. cit., p. 86. 5 Id.

6 P. ROGER, Roland Barthes, roman, op. cit., p. 226. 7 « Ordre », Fragments dřun discours amoureux, op. cit., p. 32.

philosophie du Temps, de la « transformation de l’événement en mémoire, mais aussi consommation immédiate de cette mémoire », la question n’a pas lieu d’être. Il faut se resituer au niveau poétique (du vide, en matière de « dis-cursus ») sur lequel se fonde la distinction du réel et du symbolique, et auquel Barthes n’a de cesse de se placer. Or, ici, la mémoire présente à soi-même, dans La Préparation du roman, correspond à la fonction même de la poésie dont le haïku est une manifestation des plus fortes : « subtilité et radicalité, la nuance radicale1 ». Ensuite, et à suivre cette dernière, « thème aigu lorsqu’il s’agit d’écrire (de “créer”) » : « Créer (poétiquement), c’est vider, exténuer, faire mourir le choc (le son) au profit du Timbre2. » Et nous voyons qu’avec la Voix (« Timbre »), la distinction entre le réalisme (le contact sonore) et le symbolisme (la création poétique) s’effondre au profit d’une « direction : un mot qui insiste par rapport à ce qu’il exclut3 ».

De bons exemples nous sont fournis dans d’autres œuvres de Barthes, sous des figures qui ont en commun une sorte d’effondrement, d’amuïssement de la Voix. D’abord dans les Fragments dřun discours amoureux avec le « Fading », qui s’interprète dans le cadre poétique comme le signe même du discours amoureux : « Dans le texte, le fading des voix est une bonne chose ; les voix du récit vont, viennent, s’effacent, se chevauchent ; on ne sait plus qui parle ; cela parle, c’est tout : plus d’image, rien que du langage. Mais l’autre n’est pas un texte, c’est une image, une et coalescente ; si la voix se perd, c’est toute l’image qui s’évanouit l’amour est monologique, maniaque ; le texte est hétérologique, pervers)4. » Cependant le fading implique aussi une lecture réaliste liée au théâtre du Moi-Son, à l’imaginaire de la Moisson. Nous découvrons alors, sous la section même de « La voix », une description de la « mémoire immédiate » quand l’écoute se retrouve en contact avec le Silence :

Ce qui fait la voix, c’est ce qui, en elle, me déchire à force de devoir mourir, comme si elle était tout de suite et ne pouvait être jamais rien d’autre qu’un souvenir. Cet être fantôme, c’est l’inflexion. L’inflexion, en quoi se définit la voix, c’est ce qui est en train de se taire, c’est ce grain sonore qui se désagrège et s’évanouit. La voix de l’être aimé, je ne la connais jamais que morte, remémorée, rappelée à l’intérieur de ma tête, bien au-delà de l’oreille : voix

1 « Instant et souvenir », La Préparation du roman, op. cit., p. 86. 2 « Le Vide, la Vie », ibid., p. 83.

3 « L’Individuation, la Nuance », ibid., p. 77.

ténue et cependant monumentale, puisqu’elle est de ces objets qui n’ont d’existence qu’une fois disparus1.

Et le principe, ou la métaphore, de la Moisson (ce Geste, ce Don de la Voix) y est aussi explicite que l’histoire d’amour symbolique y est possible. Ainsi dans l’ultime section « Laisser ou recueillir ? » :

Je m’effraie de tout ce qui vient altérer l’Image. Je m’effraie donc de la fatigue de l’autre : elle est le plus cruel des objets rivaux. Comment lutter contre une fatigue ? Je vois bien, seule attache qui me reste, que cette fatigue, l’autre en arrache, exténué, un morceau, pour me le donner. Mais que faire de ce paquet de fatigue déposé devant moi ? Que veut dire ce don ? Laissez-moi ? Recueillez-moi ? Personne ne répond, car ce qui est donné, c’est précisément ce qui ne répond pas2.

Et rien n’empêche que les deux modes de lecture, ou, coïncident dès le départ dans les innombrables fragments, notes ou Impressions, comme le dit aussi la figure du « Fading » dans S/Z, dans la rencontre du style sans voix, réaliste, des Modernes et du style pleine Voix, symboliste, des Classiques :

La meilleure façon d’imaginer le pluriel classique est alors d’écouter le texte comme un échange chatoyant de voix multiples, posées sur des ondes différentes et saisies par moments d’un fading brusque, dont la trouée permet à l’énonciation de migrer d’un point de vue à l’autre, sans prévenir : l’écriture s’établit à travers cette instabilité tonale (dans le texte moderne elle atteint l’atonalité), qui fait d’elle une moire brillante d’origines éphémères3.

Ou encore la figure du « glissando causal, qui permet de joindre le fait symbolique et le fait proaïrétique, par exemple, à travers le continu d’une seule phrase » :

Ainsi articule-t-on le dégoût du castrat (terme symbolique) et la destruction de la statue (terme proaïrétique) par toute une chaîne glissée de menues causalités serrées les unes contres autres, comme les grains d’un fil apparemment lisse :

1 « La voix », ibid., p. 147.

2 « Laisser ou recueillir ? », ibid., pp. 148-149.

[…] à la surface du discours, la citation de code y perd sa marque, elle reçoit, comme un vêtement neuf, la forme syntaxique venue de la phrase “éternelle”, cette forme l’innocente et l’intronise dans la vaste nature du langage courant1.

Rappelons que Barthes nomme « proaïrétique ce code des actions et des comportements (mais dans le récit, ce qui délibère l’action, ce n’est pas le personnage, c’est le discours)2 », et que le code symbolique correspond, chez lui, au « lieu propre de la multivalence et de la réversibilité3 ».

***

Nous nous retrouvons au cœur du problème qui s’est posé à l’historienne de la Voix, dans la relation subtile entre ce qui se note et ce qui se prononce, entre la Voix dictée si l’on veut, remémorée, et la Voix proprement dite, consommée, ou encore entre « la lettre et la voix » pour reprendre l’expression de Paul Zumthor où : « Si nous ne pouvons entendre les jeux de voix, du moins pouvons-nous en déceler la place en creux4. » Chaque impression (une référence) inscrite en marge du texte des

Fragments dřun discours amoureux est comme le signe (ou la signature) de ce qui a été

consommé (« où telle chose a été lue, dite, écoutée »).

Mais il existe aussi des voix faussées, voilées : des voix blanches réalisées par Barthes dans le discours des autres (rapporté, ou cité) comme dans le sien (développé, ou nuancé). Ce sont par exemple les parenthèses qui, refermant telle ou telle section d’une figure, se font écho et se pourchassent de références littéraires en souvenirs d’entretiens, pour mieux jouer de la réversibilité et délibérer l’action de la figure en question. Ainsi, avec la figure du « Fading », nous lisons :

(Fading déchirant : peu avant de mourir, la grand-mère du Narrateur, par moments, ne voit plus, n’entend plus ; elle ne reconnaît plus l’enfant, et le regarde « d’un air étonné, méfiant, scandalisé ».) […]

1 « Glissando », ibid., pp. 284-285. 2 « “Sarrasine” », ibid., p. 133. 3 « Les cinq codes », ibid., p. 134.

4 Paul ZUMTHOR, « Qu’est-ce qu’un style médiéval ? », dans N. REVEL et D. REY-HULMAN, Pour une anthropologie des voix [1993], cité par A. FARGE, Essai pour une histoire des voix, op. cit., p. 296.

(Voix endormie, voix déshabitée, voix du constat, du fait lointain, voix de la fatalité blanche.) […]

(Épisode d’angoisse vécu par le narrateur proustien, lorsqu’il téléphone à sa grand-mère : s’angoisser du téléphone : véritable signature d’amour.) […] (Dans aucun roman d’amour, je n’ai lu qu’un personnage soit fatigué. Il m’a fallu attendre Blanchot pour que quelqu’un me parle de la Fatigue.)1

Ce n’est pas peut-être pas un hasard si la « voix de la fatalité blanche » rappelle étrangement la Fatigue de M. Blanchot ; si Barthes, en quelque sorte fatigué, précise en note en bas de page que cette référence provient d’une « ancienne conversation2 », se rattrapant de ce que M. Blanchot soit absent de la Tabula gratulatoria du livre. Et ce n’est peut-être pas non plus un hasard si, au titre de la Nuance dans La Préparation du

roman, c’est M. Blanchot, largement cité et entrecoupé d’annotations un peu comme

dans un dialogue, qui en « donne la formulation (et la clef) : “Tout artiste < c’est la pratique que nous interrogeons > est lié à une erreur avec laquelle il a un rapport particulier d’intimité”3. »

À travers ces exemples — et en particulier la référence à M. Blanchot, qui est moins une référence qu’un signe privilégié puisqu’il semble être ce par quoi les figures (fading, nuance) se définissent comme signes vocaux, de la voix de Barthes même, en creux —, la Voix est aussi bien un phénomène qu’un « motif dans le tapis » du discours (pour renvoyer d’autant mieux à la nouvelle d’Henry James que ce motif, le secret de l’écriture que pose à un critique (narrateur) l’écrivain qui le fascine, reste illisible, non parce que celui-ci ne le lui révèle pas, ni parce qu’il n’existe pas (encore que), mais parce qu’il n’est que trop clair, trop visible dans l’impression que laissent, « l’heure, l’endroit, le côté inattendu de la conversation4 » avec l’écrivain, dont rien ne nous est rapporté, sinon l’impression même, renforcée, sur le tapis de la chambre du critique, au coin d’un feu). Car de nombreux signes, qui participent de cet « ordre

1 « Fading », Fragments dřun discours amoureux, op. cit., p.145-149. 2 « Laisser ou recueillir ? », ibid., p. 149.

3 « La Nuance », La Préparation du roman, op. cit., p. 82.

4 Henry JAMES, Le Motif dans le tapis [1896], tr. Élodie VIALLETON, Paris, Actes sud, coll. « Babel », 1997, p. 19.

absolument insignifiant » (par inflexion de la ponctuation, de la typographie, par

impression des références en marge du texte ou en bas de page), constituent le corpus

de ce que Barthes appelle, dans Le Degré zéro de lřécriture, « l’écriture blanche, libérée de toute servitude à un ordre marqué du langage1 » (par exemple, le chiffrage des fragments correspondant à un titrage révélé seulement dans la table des matières, système que nous retrouvons dans La Chambre claire ; ou encore, les références des images de LřEmpire des signes n’étant pas exemptes d’une précision, d’une anecdote, pour mieux affirmer encore la « perte de l’origine en quoi je reconnais l’écriture même2 », dit Barthes à propos de l’image qui orne la couverture même du livre).

L’occasion d’un séjour au Japon offre à ce jeu de la lettre et de la voix une consistance sans pareil. Dans Roland Barthes, vers le neutre, B. Comment remarque que Barthes trouve à se ressourcer dans « une Matrie, investie d’une grande énergie fantasmatique qui prend prétexte de tout (système d’adresses, friture de poisson, groupe de combat) pour forger une sorte de statue de l’Anti-Père, pour ébranler la

Patrie en ses fondements3. » Et en effet, comme les ethnologues en d’autres langues ou le voyageur épris de la culture locale, habitués à lire la « Région du Plaire » comme dans un livre, Barthes devient un glaneur de Voix, décodeur et encodeur de l’amour, conteur d’une histoire sans paroles, incomparable, si bien que l’écriture semble commandée par une structure de vie réglée sur la Voix :

La masse bruissante d’une langue inconnue constitue une protection délicieuse, enveloppe l’étranger (pour peu que le pays ne lui soit pas hostile) d’une pellicule sonore qui arrête à ses oreilles toutes les aliénations de la langue maternelle : l’origine, régionale et sociale, de qui la parle, son degré de culture, d’intelligence, de goût, l’image à travers laquelle il se constitue comme personne et qu’il vous demande de reconnaître. Aussi, à l’étranger, quel repos ! […] Ce n’est pas la voix (avec laquelle nous identifions les “droits” de la personne) qui communique (communiquer quoi ? notre âme — forcément belle — notre sincérité ? notre prestige ?), c’est tout le corps (les yeux, le sourire, la mèche, le geste, le vêtement) qui entretient avec vous une sorte de babil auquel la parfaite domination des codes ôte tout caractère régressif. Fixer un rendez-vous (par gestes, dessins, noms propres) prend sans doute une heure, mais pendant cette

1 « L’écriture et le silence », Le Degré zéro de lřécriture, OC, t. I, op. cit., p. 217. 2 « Table des matières », LřEmpire des signes, op. cit., p. 155.

heure, pour un message qui se fût aboli en un instant s’il eût été parlé (tout à la fois essentiel et insignifiant), c’est tout le corps de l’autre qui a été connu, goûté, reçu et qui a déployé (sans fin véritable) son propre récit, son propre texte1.

D’ailleurs, avec un portrait d’acteur, LřEmpire des signes s’ouvre et se referme sur un mouvement de lèvres qui, « …au sourire près2 » note Barthes (en une légende,

Dans le document L'Exercice de l'intime d'après Roland Barthes (Page 170-183)