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Éros et Agapè

2.2. U NE PHILOSOPHIE DE L ’A MOUR On retombe ici sur une certaine pensée de l’amour

2.2.1. Éros et Agapè

Grosso modo, en amour, la différence entre Éros et Agapè tient dans celle qui sépare le corps de l’âme.

En effet, Éros est une divinité de la mythologie grecque correspondant au désir amoureux, à l’amour charnel : c’est « tantôt une puissance inquiétante qui brise les membres, trouble la raison, paralyse la volonté, tantôt un dieu malicieux, qui se plaît au jeu de l'amour, se mêle à la vie des femmes dans le gynécée, noue les intrigues ou les dénoue2 ». Agapè, en revanche, correspond à un amour d’ordre spirituel, à une mystique de l’amour surtout développée par la pensée chrétienne (mais pas seulement) : « Agapè convient principalement à l'amour fraternel, à l'amour paisible et pur, à l'amour de dilection. Erôs convient davantage à l'amour des amants, à l'amour enflammé, bien qu'il soit utilisé aussi (à la suite de Platon, dans le Phèdre et le

Banquet) pour désigner non pas l'érotisme sexuel et sentimental mais la ferveur

1 Denis DE ROUGEMONT, LřAmour et lřOccident [1939], Paris, 10/18, coll. « Bibliothèques 10/18 », 2001, p. 8.

mystique1. » Généralement, les deux conceptions s’opposent, dans la mesure où l’âme est censée s’affranchir du corps dans l’imaginaire chrétien. Mais en réalité, nous le voyons, Éros a fini par atteindre au monde de l’Idée : transcendé, il tend lui-même à l’Agapè. Ce que remarque D. de Rougemont, distinguant ainsi mieux la finalité de l’Agapè — si proche de celle que recherche Barthes : « Alors l’amour de charité, l’amour chrétien, qui est Agapè, paraît enfin dans sa pleine stature : il est l’affirmation de l’être en acte. Et c’est Éros, l’amour-passion, l’amour païen, qui a répandu dans notre monde occidental le poison de l’ascèse idéaliste2. »

C’est d’abord cet Agapè que Barthes circonscrit chez A. Gide.

En effet, « Gide est un cœur, une âme fidèle3 » aux grands écrivains en qui il se retrouve, quelles que soient leurs idées, leurs différences d’opinion. C’est ce qui fait de lui une personnalité foncièrement clivée, mais c’est là précisément qu’il s’affirme le mieux, le plus activement, aux yeux de Barthes :

La situation de Gide à la croisée de grands courants contradictoires n’a rien de facile. Sa persévérance est donc admirable ; elle est même sa raison d’être, ce qui le fait grand. Combien eussent fait la fin d’une conversion ? Cette fidélité à la vérité de sa vie est héroïque. […] D’une conscience que la morale ordinaire a pris singulièrement habitude d’appeler maladive, il s’explique, se livre, se rétracte délicatement ou bien s’affirme avec courage, mais n’abuse le lecteur sur aucun de ses changements, Gide place tout dans le mouvement de sa pensée et non dans sa brutale profession4.

Bien plus, Barthes fait de lui une sorte d’être transcendantal : un être transcendant les auteurs auxquels il se réfère : « Chaque fois qu’il les cite, ils sont d’une beauté étonnante, tout vivants, tout proches, tout modernes5 » ; et un être également transcendé parce que à travers eux il se trouve aussi au carrefour des courants de pensée de grandes civilisations (des Grèce ancienne, du monde chrétien et de l’Extrême-Orient) porté vers une sorte de sagesse, voire de salut, intraitables, et intenables :

1 Henry DUMÉRY, « Agapè », dans Encyclopædia Universalis (version multimédia 13, 2008). 2 Denis DE ROUGEMONT, LřAmour et lřOccident, op. cit., p. 336.

3 « Das Schaudern », Notes sur André Gide et son « Journal », OC, t. I, op. cit., p. p. 37. 4 Ibid., pp. 37-38.

Au Japon, où le conflit entre catholicisme et protestantisme, entre hellénisme et christianisme n’a pas grand sens, Gide est pourtant très lu. Qu’aime-t-on en lui ? L’image d’une conscience qui recherche honnêtement la vérité.

[…]

Dans cette situation héroïque, protégé par rien, mais aussi enfermé par rien, il a prêté à toutes les attaques, il s’est offert à tous les amours. Pour qu’il fût durable dans une situation aussi périlleuse, il fallait à cet homme une certaine dureté, dont sont faits les chefs-d’œuvre.

[…]

Depuis cent ans, il y a trois hommes qui ont eu pour la personne du Christ l’attirance la plus vive, la plus intime, — puis-je dire la plus fraternelle ? — j’entends hors d’une connaissance dogmatique ou mystique : Nietzsche (en frère ennemi), Gide et, en Russie, l’écrivain Rozanov1.

Mais, pour lui-même, Barthes vise peut-être moins l’Agapè que, en son cœur, l’Éros tendu vers lui comme vers l’idéal.

« Il s’agit d’être à l’égard de Gide “infiniment respectueux de sa personnalité”, comme lui-même le fut de celle des autres2 », certes. Mais, à la fin de la partie sur le « Das Schaudern », cette personnalité se réduit peu à peu à un débordement de vitalité, au trouble de l’affectivité qui anime la conscience dans sa recherche, et qui est le propre de la culture grecque dont Barthes se sent proche :

Dans les dernières années du Journal, il y a des pages admirables, auxquelles sagesse et souffrance donnent un son extraordinaire de pureté et de proximité. Or, le difficile — et qu’avaient réussi les Grecs du Ve siècle — c’est d’être sage sans forcément être raisonnable, c’est d’être heureux sans forcément renoncer à la souffrance. Dans la dernière sagesse de Gide, nulle assurance, toujours ce tremblement (das Schaudern) ; c’est une sagesse qui ne nie pas, qui n’étouffe pas la souffrance ; elle ne glace point les démons, et de sa paupière alourdie par l’âge, ne regarde point Dieu avec une sérénité insultante. Dans les dernières

1 Ibid., pp. 38-40. 2 Ibid., p. 36.

pages du Journal il me semble voir Œdipe, mais Œdipe à Colone, et non plus Œdipe roi1.

Et elle se réduit tant et si bien que les deux conceptions de l’amour échangent en quelque sorte leurs rôles. Ce sont bien les formes de l’Agapè qui tendent vers celles de l’Éros lorsque, au début de la partie consacrée à « Lřœuvre dřart », Barthes compare cette fois la situation de l’écrivain en général (plus que d’A. Gide, a priori) au mythe antique de Pygmalion (dont nous avons déjà parlé). Et c’est ce point de fusion et de rupture des conceptions de l’amour que reprend Barthes, dans La Préparation du

roman, au sujet de son désir d’écrire un roman :

Cependant : le Fantasme (et son ardeur de désir) est appelé à s’élargir, à se dépasser, à se sublimer → Dialectique du Désir et de l’Amour, d’Éros et d’Agapè (bien connue des Mystiques ; Denys l’Aréopagite). Les blessures du Désir peuvent être recueillies, transcendées par l’idée de « faire un Roman », de dépasser les contingences de l’échec par une grande tâche, un Désir Général dont l’objet est le monde entier. […] Donc, en un sens, le Roman est fantasmé comme « acte d’amour » (expression exécrable, qui m’expose à l’accusation de sensiblerie et de banalité, mais pas d’autre ; et après tout, il faut assumer les limites de la langue). Il ne s’agit pas (plus) d’amour amoureux, mais d’amour-Agapè (même si rémanence constante d’Éros). Amour amoureux = parler de soi amoureux = lyrique ; tandis que l’amour-Agapè : parler des autres qu’on aime (Roman)2.

Apparemment, ici, on en revient à la dialectique traditionnelle de l’amour. Cela dit, du « Fantasme (et son ardeur de désir) » au « Désir Général dont l’objet est le monde entier », celle-ci n’est jamais là que pour mieux affirmer l’alternative inverse propre à Barthes. Et puis, dans cette dialectique, intervient une « rémanence constante d’Éros ». Finalement, Éros et Agapè finissent par se confondre.

1 Ibid., p. 40.

2.2.2. Du Romanesque

À l’origine de cette confusion (ou ce qui en découle) se trouve, on le voit bien, l’idéal du roman (ou le roman idéal).

Il n’existe rien qui ressemble à l’amour du roman pour Barthes, analogue au sentiment patriotique : « Roman : sorte de grand recours → sentiment qu’on ne se sent bien nulle part. L’écriture serait donc ma seule patrie ? Roman (en tant que “à faire”, agendum) : apparaît comme Souverain Bien1. » C’est que le roman est conçu, dès

Le Degré zéro de lřécriture, comme un système national (voire impérial), « la construction

d’un univers autarcique, fabriquant lui-même ses dimensions et ses limites, et y disposant son Temps, son Espace, sa population, sa collection d’objets et ses mythes2 ». Inversement, dans les essais intimistes de Délibération (s’apparentant donc à l’écriture romanesque), la patrie apparaît sous l’espèce d’un système de signification : « Il me semble que jřapprends plus de choses sur la France, le temps dřun tour de village, quřà Paris

pendant des semaines. Peut-être une illusion ? Lřillusion réaliste ? Le monde rural, villageois, provincial, constitue le matériau traditionnel du réalisme. Être écrivain, cřétait, au XIXE siècle, écrire de Paris sur la province. La distance fait que tout signifie. En ville, dans la rue, je suis bombardé dřinformations ŕ non de significations3. » Et ce système fonctionne d’autant mieux qu’il

fonctionne pour lui-même. La patrie est en effet représentée par le village où les essais intimistes se sont écrits, et non plus par sa capitale ; mais cette situation est ambiguë parce qu’elle renvoie à la réalité historique du romancier conquérant, en quelque sorte, la nation depuis la capitale. Aussi la situation de Barthes en ce village semble-t-elle issue du roman traditionnel. C’est ce qui fonde l’ « illusion réaliste », et réalise (pour ainsi dire) la fonction de l’écriture ainsi définie dans Le Degré zéro de

lřécriture :

Que ce soit l’expérience inhumaine du poète, assumant la plus grave des ruptures, celle du langage social, ou que ce soit le mensonge crédible du romancier, la sincérité a ici besoin de signes faux, et évidemment faux, pour durer et pour être consommée. Le produit, puis finalement la source de cette ambiguïté, c’est l’écriture […] : l’écriture, libre à ses débuts, est finalement le

1 Ibid., p. 40.

2 « L’écriture du Roman », Le Degré zéro de lřécriture, OC, t. I, op. cit., p. 189. 3 Délibérations, OC, t. V, op. cit., p. 672.

lien qui enchaîne l’écrivain à une Histoire elle-même enchaînée : la société le marque des signes bien clairs de l’art afin de l’entraîner plus sûrement dans sa propre aliénation1.

Mais ce qu’apprécie plus particulièrement Barthes n’est pas tant le roman (comme genre en soi) que son état naissant, ou plutôt renaissant.

L’acte d’écrire seul constitue la véritable « patrie ». Le roman reste « “à faire” » : c’est toujours un « Roman inachevé2 », pour reprendre l’expression de Louis Aragon. Ce faisant, La Préparation du roman n’est pas la prévision d’un roman. La perspective du roman s’inscrit en fait, historiquement, dans l’effondrement du roman qui se retourne sur ses conditions de possibilités. Cela s’exprime déjà clairement, de par son titre même, dans le petit texte Pré-romans, brièvement consacré à trois romans contemporains (dans la ligne de M. Proust) « où la fiction se double d’une mise en question des catégories fondamentales de la création romanesque, comme si le roman idéal, le roman innocent étant impossible, la Littérature devait avant tout dire comment elle se fuit et comment elle se tue, bref comment elle se refuse3 ». Mais c’est dans cet effondrement qu’apparaît l’essence du roman, l’idéal Romanesque : « La Littérature est comme le phosphore : elle brille le plus au moment où elle tente de mourir. Mais comme d’autre part, elle est un acte qui implique nécessairement une durée — surtout dans le Roman —, il n’y a jamais finalement de Roman sans Belles-Lettres4 », dit aussi Barthes dans Le Degré zéro de lřécriture.

Dans À propos du numéro spécial de la revue « Confluences » sur les problèmes du roman, prenant l’exemple des défauts de cette revue (par son volume et l’éclatement de ses articles), Barthes dégage lui-même la problématique du Romanesque : « Quelle est la substance ordinaire du roman contemporain ? […] Quels sont, dans l’univers du roman, les rapports de la créature et du créateur ? […] Que devient le Temps dans la fabrication des vies fictives5 ? » Cependant l’intérêt réside ailleurs. Refondant d’une certaine manière la revue en conservant quelques articles répondant à ces questions

1 « L’écriture du Roman », Le Degré zéro de lřécriture, OC, t. I, op. cit., p. 195. 2 Louis ARAGON, Le Roman inachevé [1956].

3 R. BARTHES, Pré-romans (France Observateur, 24 juin 1954), OC, t. I, op. cit., p. 500. 4 « L’écriture du Roman », Le Degré zéro de lřécriture, OC, t. I, op. cit., pp. 193-194.

5 R. BARTHES, À propos du numéro spécial de la revue « Confluences » sur les problèmes du roman (Existences, 1943), OC, t. I, op. cit., p. 52.

(quand bien même d’autres sont de la plume d’écrivains reconnus), la critiquant d’autant plus ouvertement que l’ennui qu’elle suscite s’inscrit dans les événements quotidiens (la difficulté de se procurer de bons livres en pleine seconde guerre mondiale, la rencontre du directeur de la revue), le Romanesque repose au fond sur la conviction que ce qui émane de la vie courante, de manière instinctive, mène à un idéal qui mérite qu’on lutte pour lui, qu’on lui donne forme au moyen de l’écriture, ou plus simplement de la lecture :

En voyant cinquante et sept auteurs donner chacun son avis sur le Roman sans consulter le voisin, il me semble assister à la dispute de cinquante et sept médecins autour d’un malade de Molière. Mais le roman, comme tout malade de Molière, n’est qu’un faux moribond. La Faculté a beau s’assembler, professer, contester, prescrire à son chevet, ce n’est pas d’elle qu’il tiendra la guérison. Malgré ses efforts, il reste muet devant elle ; comme c’est l’amour qui a guéri Lucile la futée et ses sœurs muettes, je crains que le roman ne parle à nouveau que devant ceux qui l’aiment sans trop disserter, c’est-à-dire d’abord à ceux qui l’écrivent, et ensuite ceux qui le lisent, s’y perdent et s’y enchantent jusqu’à la pure sagesse de l’aimer en silence1.

L’étonnant c’est que, à l’autre bout de l’œuvre, dans l’interview Texte à deux (parties), ce soit à travers la définition du Romanesque comme « erratique de la vie quotidienne2 », donnée spontanément par le journaliste, et l’enchantement que Barthes en éprouve, que se manifeste le mieux cette conception, que se réalise le mieux cette conviction. La définition prend en effet en écharpe une certaine vision du phénomène humain : dans ce qu’il a d’essentiel, d’irréductible puisque « au fond, dans ce fond subtil que n’atteint aucune science, à commencer par la psychanalyse, science massive de la structure, de la répétition, de la fixité, nous ne sommes qu’une poussière d’éclats, d’humeurs, et celui-là seul pourrait en parler, qui serait une sorte de Démocrite de la “psyché”3 » ; et dans ce qui permet d’exprimer, de représenter ces essences irréductibles, « parce qu’elle peut produire, en écriture, en musique, en image, des “formes brèves”, d’un grand éclat : des phrases, des aphorismes, des stances, des “anamnèses”, des “épiphanies” comme disait Joyce, à la rigueur de

1 Ibid., p. 53.

2 R. BARTHES, Texte à deux (parties) (Wunderblock, 1977), OC, t. V, op. cit., p. 385. 3 Id.

courtes histoires, comme on en trouve chez les penseurs orientaux, mais non une histoire, un destin1. »