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2.2. U NE PHILOSOPHIE DE L ’A MOUR On retombe ici sur une certaine pensée de l’amour

3.3.1. Ego lector

Cette force correspond à une sorte d’intuition, ou d’instinct, de lecteur. Un Ego

lector, peut-être, à l’instar (à l’inverse ?) de l’ « Ego scriptor »2 de Paul Valéry.

1 Catherine CLÉMENT et Henri DUMÉRY, « Moi », dans Encyclopædia Universalis (version multimédia n°13, 2008).

L’éidôlon, précédé de ce qu’il signifie en philosophie, le « simulacre », disent le mode sur lequel elle se forme : quand les mots plongent dans ceux des ancêtres et font surgir l’identité de Barthes, dans une « règle du jeu » qui vaut bien, par jeu de mots et par ce « moi-même » parfaitement distinct, une règle du je. C’est en somme une règle issue des profondeurs sonores (nous l’avons déjà vu, ce qui tend à confirmer ce que nous disions alors), vocales de la lecture, grâce à laquelle l’élection de l’Ego trouve le modèle formateur « de la Littérature en lui », qui infléchit ce que peut évoquer le thème de l’Intime dans l’ordre (ou plutôt le désordre) de l’écriture, et qui nous apprend ce que représente le mot je, ou ce que dire je veut dire.

Que fait-on lorsque nous disons je ? Presque rien. Pour répondre à cette question par trop sérieuse, remettons-nous en au jeu de mots que permet justement notre langue française. Dire je est effectivement ce jeu par lequel nous sommes en même temps habité et chassé par le langage : un jeu par lequel nous pouvons distinguer et décliner notre identité parce que nous sommes identité de langage. Émile Benveniste, dans ses Problèmes de linguistique générale, rappelle qu’on se tromperait à identifier je à un objet métaphysique qui ne montrerait rien d’autre, en contrepartie, que la maîtrise du sujet sur le langage :

« Il n’y a pas de concept “je” englobant tous les je qui s’énoncent à tout instant dans les bouches de tous les locuteurs, au sens où il y a un concept “arbre” auquel se ramènent tous les emplois individuels de arbre. […] À quoi donc je se réfère-t-il ? À quelque chose de très singulier, qui est exclusivement linguistique : je se réfère à l’acte de discours individuel où il est prononcé, et il désigne le locuteur. […] C’est dans l’instance de discours où je désigne le locuteur que celui-ci s’énonce comme “sujet”. Il est donc vrai à la lettre que le fondement de la subjectivité est dans l’exercice du langage1. »

Les artisans de l’esprit que savent être les maîtres du bouddhisme zen ont aussi, avec l’Esprit zen, esprit neuf de Shunryu Suzuki, leur propre définition du je, en sa forme ludique : « Ce que nous appelons “je” n’est qu’une porte battante qui va et vient quand nous inspirons et quand nous expirons. Elle bat ; c’est tout2. » Cette définition

1 Émile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale [1966], t. I, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2008, pp. 261-262.

2 Shunryu SUZUKI, Esprit zen, esprit neuf [1970], tr. Sylvie CARTERON, Paris, Le Seuil, coll. « Points sagesses », 1997, p. 40.

aurait peut-être intéressé Barthes. D’abord parce qu’elle donne à voir dans l’énonciation la forme, la souplesse, la santé d’un exercice de respiration que n’aurait pas dédaigné Barthes pour qui, dans le dernier texte des Essais critiques, « chaque fois que l’on écrit d’une façon ambiguë pour laisser fuir le sens, chaque fois que l’on fait

comme si le monde signifiait, sans dire cependant quoi, alors l’écriture libère une question,

elle secoue ce qui existe, sans pourtant jamais préformer ce qui n’existe pas encore, elle donne du souffle au monde : en somme la littérature ne permet pas de marcher, mais elle permet de respirer1 ». Mais surtout, parce que cette définition dit que l’Ego, l’identité peut aussi correspondre à quelque chose que nous appelons couramment Alter ego, altérité. Et encore parce que, quoi qu’en dise É. Benveniste, ce n’est plus vraiment « dans l’instance de discours où je désigne le locuteur que celui-ci s’énonce comme “sujet” ». Il en va de ce que ce pronom personnel peut désigner tout autre chose que le sujet qui l’emploie. Ainsi, dans cette phrase, lapidaire, d’un fragment de journal de Délibération : « Je est plus difficile à écrire quřà lire2. » Et comme le signale

également Roland Barthes par Roland Barthes, je correspond au passage, au battement du sujet dans une conception autre que celle, classique et rationnelle, qui l’oppose à l’objet : « le sujet se prend ailleurs, et la “subjectivité” peut revenir à une autre place de la spirale : déconstruite, désunie, déportée, sans ancrage : pourquoi ne parlerais-je pas de “moi”, puisque “moi” n’est plus “soi”3 ? » En fait, ici, le sujet peut glisser d’un point de référence (Ego, et Alter ego vers « l’Écriture ») à un point d’arrivée (« règle du jeu », en règle de lecture du je) :

Pronoms personnels : tout se joue ici, je suis enfermé à jamais dans la lice pronominale : « je » mobilise l’imaginaire, « vous » et « il », la paranoïa. Mais aussi, fugitivement, selon le lecteur, tout, comme les reflets de la moire, peut se retourner : dans « moi, je », « je » peut n’être pas moi, qu’il casse d’une façon carnavalesque ; je puis me dire « vous », comme Sade le faisait, pour détacher en moi l’ouvrier, le fabricant, le producteur d’écriture, du sujet de l’œuvre (l’Auteur) ; d’un autre côté, ne pas parler de soi peut vouloir dire : je suis Celui qui ne parle pas de lui ; et parler de soi en disant « il », peut vouloir dire : je parle de moi comme dřun peu mort, pris dans une légère brume d’emphase paranoïaque,

1 R. BARTHES, « Littérature et signification » (Tel Quel, 1963), Essais critiques, OC, t. II, op. cit., p. 514.

2 Délibération, OC, t. V, op. cit., p. 675.

ou encore : je parle de moi à la façon de l’acteur brechtien qui doit distancer son personnage : le « montrer », non l’incarner, et donner à son débit comme une chiquenaude dont l’effet est de décoller le pronom de son nom, l’image de son support, l’imaginaire de son miroir (Brecht recommandait à l’acteur de penser tout son rôle à la troisième personne)1.

L’important, au fond, est seulement de ne pas séparer les termes (de l’énonciation ; de la lecture et de l’écriture) les uns des autres sinon, Ego et Alter ego, identité et altérité ne sont pas réunis dans le dispositif d’identification, de distinction (ce passage, ce battement où se met en forme le Distingo), et le sujet risque d’être chassé : « Voici une suite de propositions démodées (si elles n’étaient contradictoires) : Je ne serais rien si je nřécrivais pas. Cependant je suis ailleurs que là où jřécris.

Je vaux mieux que ce que jřécris2. »

***

Ce n’est pas un hasard si dans La Mort de lřauteur cette "mort" — c’est-à-dire, plus simplement du point de vue de l’art de l’auteur, quoique sous une formule encore quelque peu mystérieuse : « L’écriture, c’est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit3 » — correspond, d’une part, à un phénomène promu comme exemple des transformations par lesquelles le sujet s’identifie dans le langage et par l’énonciation. En effet, « linguistiquement, l'Auteur n'est jamais rien de plus que celui qui écrit, tout comme je n'est autre que celui qui dit

je : le langage connaît un “sujet”, non une “personne”, et ce sujet, vide en dehors de

l'énonciation même qui le définit, suffit à faire “tenir” le langage, c'est-à-dire à l'épuiser4 ». Et, sur le versant de l’écriture en acte, ce sujet correspond à « ce que les linguistes, à la suite de la philosophie oxfordienne, appellent un performatif, forme verbale rare (exclusivement donnée à la première personne et au présent), dans laquelle l’énonciation n’a d’autre contenu (d’autre énoncé) que l’acte par lequel elle se

1 Id.

2 Ibid., p. 148.

3 R. BARTHES, La Mort de lřauteur (Manteia, 4e trimestre 1968), OC, t. III, op. cit., p. 40. 4 Ibid., p. 42.

profère : quelque chose comme le Je déclare des rois ou le Je chante des très anciens poètes1 ». D’autre part, ce phénomène est aussi à l’image du lien d’origine, fût-ce dans sa perte, qui unit la vie et l’œuvre. D’un côté, « succédant à l'Auteur, le scripteur n'a plus en lui passions, humeurs, sentiments, impressions, mais cet immense dictionnaire où il puise une écriture qui ne peut connaître aucun arrêt ; la vie ne fait jamais qu'imiter le livre, et ce livre lui-même n'est qu'un tissu de signes, imitation perdue, infiniment reculée2 ». Il s’ensuit alors, d’un autre côté, qui est celui de la vie du livre, de la trame du texte, que « tout est à démêler, mais rien n’est à déchiffrer ; la structure peut être suivie, “filée” (comme on dit d’une maille de bas qui part) en toutes ses reprises et à tous ses étages, mais il n’y a pas de fond ; l’espace de l’écriture est à parcourir, il n’est pas à percer ; l’écriture pose sans cesse du sens mais c’est toujours pour l’évaporer : elle procède à une exemption systématique du sens3 ». Enfin, parvenu ici au degré zéro de la signification, la mort de l’Auteur renvoie aussi l’image de la relation, en « porte battante qui va et vient », entre cette âme et ce corps que sont respectivement le lecteur et le texte : car « le lecteur est l’espace même où s’inscrivent, sans qu’aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite une écriture ; l'unité d'un texte n'est plus dans son origine, mais dans sa destination, mais cette destination ne peut plus être personnelle : le lecteur est un homme sans histoire, sans biographie, sans psychologie ; il est seulement ce quelqu'un qui tient rassemblées dans un même champ toutes traces dont est constitué l'écrit4 ».

Et ce n’est pas non plus un hasard si la survivance de cet exemple s’observe d’ailleurs au fil de l’œuvre, à l’endroit de la lecture, mais comme mode nouveau d’écriture, grâce auquel il est possible d’identifier l’auteur qui est en soi, ou de distinguer le scripteur qui est à l’œuvre. Ainsi, dans S/Z, la mort de l’auteur s’inscrit d’emblée dans la substitution de l’évaluation théorique à l’évaluation pratique d’un texte :

Notre évaluation ne peut être liée qu’à une pratique et cette pratique est celle de l’écriture. Il y a d’un côté ce qu’il est possible d’écrire et de l’autre ce qu’il n’est plus possible d’écrire : ce qui est dans la pratique de l’écrivain et ce qui en est

1 Ibid., p. 43. 2 Ibid., p. 44. 3 Id.

sorti : quels textes accepterais-je d’écrire (de ré-écrire), de désirer, d’avancer comme une force dans ce monde qui est le mien ? Ce que l’évaluation trouve, c’est cette valeur-ci : ce qui peut être aujourd’hui écrit (ré-écrit) : le scriptible. Pourquoi le scriptible est-il notre valeur ? Parce que l’enjeu du travail littéraire (de la littérature comme travail), c’est de faire du lecteur, non plus un consommateur, mais un producteur du texte1.

N’oublions pas que, de même que tout S/Z constitue une lecture de la nouvelle d’H. de Balzac Sarrasine dans sa totalité, La Mort de lřauteur débute avec une phrase de cette œuvre. De façon peut-être plus originale, inverse dans le livre contemporain de S/Z sur le Japon, LřEmpire des signes, elle se situe dans la réversibilité de la lecture du haïku sur la vie, et dans la conséquence, l’incidence littéraire qu’elle engage vers celle-ci. En effet, d’un côté, « le temps du haïku est sans sujet : la lecture n’a pas d’autre moi que la totalité des haïku dont ce moi, par réfraction infinie, n’est jamais que le lieu de lecture ; […] le corps collectif des haïku est un réseau de joyaux, dans lequel chaque joyau reflète tous les autres et ainsi de suite, à l’infini, sans qu’il y ait jamais à saisir un centre, un noyau premier d’irradiation2 ». Or, du côté des histoires quotidiennes « (dont l’accumulation, le long d’une journée, provoque une sorte d’ivresse érotique)3 » que Barthes a pu observer au Japon, « ce qu’elles donnent à lire (je suis là-bas lecteur, non visiteur), c’est la rectitude de la trace, sans sillage, sans marge, sans vibration ; […] de simples façons de passer, de tracer quelque inattendu dans la rue : car la sûreté et l’indépendance du geste ne renvoient plus alors à une affirmation du moi (à une “suffisance”) mais seulement à un mode graphique d’exister4 ». Dans Le

Plaisir du texte, c’est au chapitre même du plaisir que la mort de l’auteur prend forme,

par rapport à la jouissance du texte. Car lorsque le plaisir du texte constitue « une pratique (sans aucun risque de répression) : lieu et temps de lecture : […] renforcement du moi (par le fantasme) ; inconscient ouaté5 », les textes de jouissance, en revanche, relève d’un scandale extrême « en ce qu’ils sont hors de toute finalité imaginable — même celle du plaisir […] : extrême toujours déplacé, extrême vide,

1 « L’évaluation », S/Z, OC, t. III, op. cit., pp. 121-122. 2 « L’incident », LřEmpire des signes, op. cit., pp. 103-106. 3 Ibid., p. 107.

4 Ibid., pp. 107-108.

mobile, imprévisible1 ». Et dans Leçon, où Barthes pose les règles de son nouveau travail de lecture, c’est le fantasme en tant qu’agent régulateur qui détermine d’autant mieux le lieu du phénomène funeste qu’il est lu à travers l’idée que s’en est faite J. Michelet : « c’est en partant de ce fantasme, lié chez lui à la résurrection lyrique des corps passés, que Michelet a pu faire de l’Histoire une immense anthropologie. […] C’est à un fantasme, dit ou non dit, que le professeur doit annuellement revenir, au moment de décider du sens de son voyage ; de la sorte il dévie de la place où on l’attend, qui est la place du Père, toujours mort, comme on le sait ; car seul le fils a des fantasmes, seul el fils est vivant2. » Et enfin — mais les exemples sont bien sûr innombrables —, dans La Préparation du roman, « le plaisir, le sentiment de joie, de jubilation, de comblement3 » que suscite la lecture — un mystère irrésolu néanmoins maîtrisé par Barthes : « Jřécris parce que jřai lu (et au début de la Chaîne ? le premier qui a écrit ? c’est là une question générale que je ne peux ni ne veux résoudre : cf. qui, le premier, a parlé ? Origine du langage ? Je pose une question existentielle, non anthropologique)4 » — est promu non seulement comme matrice où prend forme le désir d’écrire, mais aussi comme image de sa création originelle, et de la relation la plus intime, qui est également distinction subtile, entre soi et l’autre, et entre cette âme et ce corps que sont respectivement le corps et le corpus (dans la visée et la vision du premier dans le second et par lui) :

Par exemple, ce court texte de Chateaubriand (les Mémoires dřoutre-tombe), je ne veux absolument pas l’expliquer, le commenter (c’est évidemment possible) ; il produit en moi un éblouissement de langage, un emportement de plaisir ; il me caresse, et cette caresse produit son effet chaque fois que je le relis (reconduction du Premier Plaisir) : comme une sorte d’incandescence éternelle, mystérieuse (l’expliquer ne l’épuiserait pas) ; véritable contentement d’un désir amoureux, car je sais très bien que l’objet de mon désir, ce texte, est venu, entre mille autres possibles, s’adapter à mon désir individuel ; rien ne dit qu’un autre puisse le désirer comme moi je le désire : aussi le désir amoureux se disperse-t-il au gré

1 Id.

2 Leçon, OC, t. V, op. cit., p. 445.

3 « Jubilation », La Préparation du roman, op. cit., p. 188. 4 Id.

des sujets, ce qui permet à chacun d’avoir sa chance, car si nous étions tous amoureux du même être, quel supplice — pour nous et pour lui1 !

Ainsi, dans cette espèce de mort, c'est toujours une certaine manière d'être, de sentir (de ressentir) qui, entre identité et altérité, écriture et lecture, amorce l'initiation et conforte la « force qui ose les distingos subtils ». Chaque fois, depuis l'être originel, passé (que représentent « l'Auteur », « l'Écriture ») aux êtres destinés, à venir (que constitue le lecteur, « ce quelqu'un » en règle du je), elle offre la possibilité pratique, « de la Littérature en lui », de conduire et donner forme au désir, de plus en plus clairement, distinctement. Et cette manière d'être et de sentir (ou ressentir) fait de ce « désir engagé », de ce corps en puissance, la puissance latente d'un corpus.

D’où vient alors cette puissance ? Quelle est la nature de ce corpus ? Mais aussi, comment se révèle-t-elle en lui ? Qu’est-ce qui la provoque, la libère, la relie au corps, la rattache au désir ?

Dans le document L'Exercice de l'intime d'après Roland Barthes (Page 183-190)