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L'Exercice de l'intime d'après Roland Barthes

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Academic year: 2021

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(1)

L’E

XERCICE DE L

’I

NTIME D

APRÈS

R

OLAND

B

ARTHES

WILLY PAILLÉ

Thèse de littératures française, francophones et comparée, en vue de l’obtention du doctorat,

sous la direction de M. Bernard VOUILLOUX

Soutenue le 4 juillet 2011 Membres du jury : M. Éric BENOÎT M. Claude COSTE M. Philippe ROGER M. Bernard VOUILLOUX

(2)

C’est l’intime qui veut parler en moi, faire entendre son cri, face à la généralité, à la science.

(Roland BARTHES, « Longtemps, je me suis couché de bonne heure »)

C’est à l’intime que nous aboutissons quand nous mettons en question

les significations et les valeurs apparentes.

(3)

À ma chère Compagne Aux Petits, intervenus

(4)

Aux formateurs,

M. VOUILLOUX, pour les multiples conseils de méthode (que, mal m’en a pris, je n’ai pas toujours écoutés) et de lecture du critique avisé et, par-delà celui-ci, pour sa

maîtrise, son écoute et sa patience lors de nos rencontres (même et surtout devant ces

silences qui, dit-on, en disent plus long qu’on ne saurait le faire).

M. MOUSSARON, fin et "terrible" lecteur de Barthes (entre autres) qui n’aura pas fait que délivrer un savoir, mais aura transmis un savoir-faire (perfectible entre nos mains, cela dit) et passé le désir de le mettre à l’œuvre.

Mme POULIN et Mlle ROUQUÈS, qui ensemble, bien avant notre présent travail (concrètement : dans cette lecture à deux voix des Carnets du sous-sol de Dostoïevski et du Procès de Kafka), auront discrètement œuvré à en fortifier le chœur.

Aux amateurs,

Tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, de près ou de loin, auront ajouté leur pierre à l’édifice (même si nos plans font qu’il vacille singulièrement).

Especially to Miss Defrain and Miss Joly.

(5)

Toute citation formellement textuelle (avec sa référence renvoyée en note de bas de page) se présente soit hors texte, décalée par rapport aux marges, avec un interligne, soit dans le volume textuel entre guillemets ; dans les deux cas, sauf indication contraire, les caractères italiques et gras sont le fait des auteurs.

Systématiquement, lorsqu’elles sont inscrites hors texte, les citations provenant de l’œuvre de Barthes se présentent sans guillemets, contrairement à celle extraites des livres des autres.

La reprise (partielle) des citations (entre guillemets, dans le volume textuel) ne fait pas l’objet d’une nouvelle référence renvoyée en note de bas de page.

(6)

Introduction ... 9

1. La question de l’Intime ... 12

2. Le Cri de l’Intime ... 20

1. Le Style de l’Intime ... 38

1.1. Mots et choses de lřIntime ... 43

1.1.1. Lieux communs ... 43

1.1.2. À l’origine ... 46

1.1.3. Les Choses de l’Intime ... 47

1. 2. Être et non-être de lřintime ... 50

1.2.1. Du « sens intime »… ... 51

1.2.2. … à l’extime ... 57

1.3. Conclusion : le Style et lřIntime ... 68

2. Le Journal à l’Essai ... 76

2.1. Une philosophie de lřAction ... 78

2.1.1. Lire et écrire ... 78

2.1.2. Traduire ... 82

2.2. Une philosophie de lřAmour ... 87

(7)

2.2.2. Du Romanesque ... 91

2.2.3. L’amour secret ... 94

2.3. Une philosophie de la Vie... 99

2.4. En conclusion ... 103

3. L’Écriture de l’Intime ... 104

3.1. Lřexercice dřIdentification ... 106

3.1.1. Le Cri ... 108

3.1.2. L’Empreinte ... 112

3.1.4. Conclusion : le Thème de l’Intime ... 127

3.2. La Voix ... 132

3.2.1. La langue et le Temps ... 135

3.2.2. La métaphore du Geste ... 140

3.2.3. La sensualité du Sens ... 152

3.2.4. Le code d’Impression ... 161

3.2.5. Une histoire de Silence ... 170

3.2.6. Conclusion ... 180

3.3. LřEgo ... 182

3.3.1. Ego lector ... 184

3.3.2. Le Corps en puissance de corpus ... 191

3.3.3. L’imago au lieu de l’Image ... 205

3.3.4. Desiderata du Désir... 217

(8)

3.4. La Résistance ... 225

3.4.1. Le trait ... 230

3.4.2. L’attrait ... 239

3.4.3. Le retrait ... 244

3.4.4. Trait pour trait ... 251

4.3.5. L’alliance des contraires ... 257

3.4.6. Conclusion ... 262

Conclusion : sur la lecture, ou Rien ... 265

Bibliographie (ouvrages consultés) ... 274

Index des noms ... 286

(9)

LřExercice de lřintime dřaprès Roland Barthes. Que signifie cette formule ?

L’exercice correspond d’abord, bien sûr, à celui d’une pratique, l’écriture, dont Barthes aura fait son métier, en tant que professeur et chercheur sous l’enseigne de la littérature (pour le dire vite). Plus spécialement, nous faisons référence au travail critique dont procède principalement ce métier, à l’application méthodique et à la description objective utiles et nécessaires pour découvrir et déployer un matériau non verbal, a priori, et surtout sentimental (mais pas seulement) : l’intimité.

Cela dit, accueillant en quelque sorte pleinement le caractère non verbal de ce matériau — et peut-être se laissant en partie dépouiller par lui —, l’exercice se rapporte aussi à un apprentissage renouvelé de l’écriture. Un entraînement, de type scolaire pourrait-on dire, visant à acquérir et assimiler de nouvelles méthodes, avant de pouvoir en inventer soi-même, pour mieux entretenir et affiner son esprit critique — et, dans la perspective du sujet à traiter, apprendre à (se) connaître. Ce type d’exercice n’est pas exempt d’erreurs, de fausses pistes et d’illusions. Or, fussent-elles sans issue, ces voies n’en constituent pas moins autant de formes ou manifestations de l’intime, parce qu’ici peuvent apparaître plus sûrement les signes de l’investissement personnel placé dans l’exercice, les traits d’une certaine projection subjective. Ainsi Barthes se souvient-il au milieu de son œuvre, au cœur de Sade

Fourier, Loyola, pour mieux distinguer la façon dont les besoins sont en fait les armes

des Idéologies tandis que le désir fait la force de l’Intime, de cet exercice sans lendemain proposé naguère aux étudiants alors en révolte (en mai 68) : « étudier l’Utopie domestique1 ». Mieux, pour Barthes ces dérives semblent être autant de voies

pour exercer son esprit critique dans le moment où il bute, pour lui donner du rythme. Pour proprement le projeter, le relancer, l’entraîner ailleurs. Et dans le même temps le régler selon des postulats théoriques concernant la figuration du matériau intime — une figuration de la butée même de cet esprit, figuration de l’impossible et

1 Roland BARTHES, « Le calcul de plaisir », « Fourier », Sade, Fourier, Loyola [1971], Œuvres Complètes (en 5 tomes ; abrégé en OC dans la suite du texte), t. III, dir. Éric MARTY, Paris, Le Seuil, 2002, p. 775.

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de tous les possibles d’une certaine manière, à l’image de l’utopie —, fournis par un matériel relativement rare dans l’œuvre, mais de plus en plus précieux : celui du Journal : entre chroniques journalistiques (par lesquelles Barthes aura exercé son métier) et fragments de journal intime (avec lesquelles il aura exercé et mis à l’épreuve sa pensée et son écriture), dont les Notes sur André Gide et son « Journal » et

Délibération, aux extrémités de l’œuvre, constituent deux formes de juste milieu.

Toutes proportions gardées, nous nous situons vraisemblablement dans ce type d’exercice. Car nous n’ignorons pas que nos travaux, notre recherche, sous la forme de la thèse, dernier avatar d’un exercice que nous voulons scolaire — dans la lignée des précédents mémoires, dissertations et commentaires composés, rédactions et résumés de textes, etc. Aussi par exercice de l’intime entendons-nous, avec tout ce que cela comporte de malentendu, faire un tant soit peu résonner la raison d’être, ou l’être intime de ce que représente, encore, l’ultime travail d’écolier auquel nous nous sommes livrés : apprendre à lire et à écrire.

Plus sérieusement cette fois, en prenant Barthes pour exemple et maître, il s’agit surtout pour nous de comprendre pourquoi, et comment, l’intimité demeure et devient au fil de son œuvre — et peut-être même au fil de la plume — l’enjeu de son écriture, en vertu du Cri que nous avons placé en épigraphe. Il s’agit de savoir quels enjeux théoriques et pratiques implique cette levée, par la criée, de l’Intime. C’est ici l’exercice de l’intime dřaprès Barthes, c’est-à-dire selon lui. Mais nous voulons aussi parler de cet exercice après lui, c’est-à-dire à sa suite. Non qu’il s’agisse de savoir, depuis que sa mort a fini d’achever son œuvre (en apparence car, nous le verrons, celle-ci n’en finit pas de se révéler, physiquement parlant dans le volume de nouveaux textes, et pas simplement métaphysiquement à travers ses innombrables lecteurs), comment les écritures de l’intime contemporaines se situent par rapport à celle de Barthes, pour savoir notamment s’il a fait école — c’est là un autre débat, historique, sans doute passionnant que nous n’avons ni le temps, ni les moyens d’engager. Mais, à l’écoute du Cri naguère lancé par Barthes, nous voulons en quelque sorte lui répondre en nous demandant après lui et selon la question qu’il aura régulièrement formulé (après Nietzsche de qui il la tenait), par-dessus la mort qu’il signalait — celle de la mère de Barthes, alors ; mais aussi (qu’on nous pardonne cette sorte d’hallucination) celle de Barthes lui-même qui n’allait plus tarder, et qu’il signait d’une certaine manière —, et le temps écoulé depuis : « Que vaut l’Intime, pour nous ? » Car le Cri est aussi un appel, une question, comme le suggère bien l’expression de

(11)

Claude Mouchard : « Qui, si je criais ? » — Et puis, il y a ces derniers mots d’une thèse, déjà ancienne, par un étudiant peut-être devenu professeur : « pouvoir tracer l’image d’un autre Barthes, d’un Barthes à venir, d’un au-delà de Barthes…2 »

Aussi, de tout cela, la question de l’Intime ne portera-t-elle pas exclusivement sur Barthes, et voudrions-nous, avant de nous plonger dans son œuvre, essayer d’exposer (sommairement, trop sans doute, et illusoirement) en quoi la problématique de l’Intime correspond à ce qui se joue aujourd’hui, à la fois dans l’écriture dont dépend la littérature, et dans le monde contemporain dont nous dépendons.

1 Claude MOUCHARD, Qui, si je criais ?, Paris, Laurence Teper, 2007.

2 El Hassane HEDDI, Forme et sens de lřimage dans lřœuvre de Roland Barthes, Thèse en Communications, Arts et Spectacles, Bordeaux III, 1992, p. 241.

(12)

1. La question de l’Intime

« La science est grossière, la vie est subtile, et c’est pour corriger cette distance que la littérature nous importe1 », assure Roland Barthes dans sa Leçon inaugurale au

Collège de France, avant de revendiquer quelques pages plus loin, sous l’espèce de l’utopie : « autant de langages qu’il y a de désirs2. » Plus près de nous, Antoine

Compagnon achève ainsi sa propre leçon inaugurale, intitulée La Littérature, pour quoi

faire ? : « L’exercice jamais clos de la lecture demeure le lieu par excellence de

l’apprentissage de soi et de l’autre, découverte non d’une personnalité ferme mais d’une identité obstinément en devenir3. »

De ces leçons, on imagine globalement qu’une certaine intimité constitue peut-être le propre de la Littérature. Et l’on se tient prêt, malgré l’étrangeté de la chose, pour aller rechercher les indices de cette propriété dans l’histoire de la littérature, en remontant directement aux origines de notre langue, de l’écriture — et de l’art même —, parce que là mieux qu’ailleurs, dans une sorte de politique de la différence d’une langue pour parler de tel sujet, comme dans la distinction d’un privé face au public, se sont réalisés des choix, des sauts peut-être définitifs, irréductibles grâce auxquels, comme Barthes le remarquait à propos de Dante optant pour le toscan contre le latin, se forme « une réserve dans laquelle il se sent libre de puiser, selon la vérité du

désir4 ». Qu’on feuillette alors les premières pages d’une anthologie telle que les Mille et

cents ans de poésie française, et l’on verra qu’avec la Séquence de Sainte Eulalie la langue et la

littérature françaises naissent d’une histoire d’amour (s’adressât-il à Dieu) et de mort (sur ordre d’un roi païen) de la pucelle Eulalie, qui « avait un beau corps, une âme plus belle encore5 ». Qu’on se rapporte à l’un des premiers récits de l’Humanité tel

que LřÉpopée de Gilgamesh, et l’on apprendra, comme le souligne Samuel Noah

1 R. BARTHES, Leçon [1978], OC, t. V, op. cit., p. 434. 2 Ibid., pp. 436-437.

3 Antoine COMPAGNON, La Littérature, pourquoi faire ?, Paris, Collège de France/Fayard, 2007, p. 76.

4 Leçon, OC, t. V, op. cit., p. 436.

5 Séquence de Sainte Eulalie (adaptation Charles OULMONT), dans Mille et cents ans de poésie française, anthologie établie et annotée par Bernard DELVAILLE, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1998, p. 3.

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Kramer dans LřHistoire commence à Sumer, que le « héros est un homme réel, qui aime et éprouve de la haine, qui pleure et se réjouit, qui combat et tombe dans l’abattement, qui espère et connaît le désespoir1. » — Peut-être n’est-il pas jusqu’aux

peintures animalières de la préhistoire, dont Georges Bataille s’est ainsi émerveillé dans Lascaux ou la naissance de lřart : « Jamais rien n’avait, jusqu’alors, rendu sensible de cette manière la présence, à une date reculée, de cette humanité si proche de nous, qui naissait2 » ? — Et, pour en revenir aux Leçons, ce n’est sans doute pas un hasard

si A. Compagnon débute la sienne par quelques souvenirs (sa première visite du Collège) qui n’expliquent rien sinon, dit-il, « le doute que je ressens devant vous3 » ; et

si Barthes, lui, termine la sienne par un souvenir de lecture (La Montagne magique de T. Mann, liée à un événement marquant de sa vie) dont la fonction est d’ouvrir cette étrange perspective d’avenir : « J’entreprends donc de me laisser porter par la force de toute vie vivante : l’oubli4. »

Cela dit, cette question de l’intime ne s’adresse-t-elle pas d’abord à nous ? Ne caractérise-t-elle pas le regard que notre époque porte sur les autres pour mieux le retourner sur elle-même ?

Car nous savons, dans nos exemples, combien le sacré a pu circonscrire, orienter les pratiques artistiques et primer sur elles. Eulalie est une pure dévote chrétienne, morte en martyre pour « intercéder pour nous / Afin que le Christ ait pitié de nous5 » ; Gilgamesh, lui, « est “aux deux tiers un dieu”, en même temps qu’un

homme6 » — quant à Lascaux, lorsque sont apparues les premières figures humaines,

dans ce qui pourrait relever pour nous de la plus pure intimité, « les choses se passèrent comme si les hommes de l’Âge du renne avaient d’eux-mêmes la honte que nous avons de l’animal. Ils se donnaient les traits d’un autre et se figuraient nus, exhibant ce que nous voilons avec soin. Dans le moment sacré de la figuration, ils semblent s’être détournés de ce qui devait être cependant l’attitude humaine (mais

1 Samuel Noah KRAMER, LřHistoire commence à Sumer [1986], Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1994, p. 265.

2 Georges BATAILLE, Lascaux ou la naissance de lřart [1955], Genève, Skira, 1994, p. 115. 3 A. COMPAGNON, La Littérature, pourquoi faire ?, op. cit., p. 15.

4 Leçon, OC, t. V, op. cit., p. 446.

5 Séquence de Sainte Eulalie, dans Mille et cents ans de poésie française, op. cit., p. 3. 6 S. N. KRAMER, LřHistoire commence à Sumer, p. 265.

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c’était l’attitude du temps profane, du temps du travail). » Et puis, quel droit avons-nous de situer l’intime au niveau des origines ? N’y a-t-il pas confusion ? D’autant qu’en matière d’origine les certitudes sont souvent discutables et coupables. Et, s’il faut garder en tête cette notion, les exemples que nous avons employé ne montrent-ils qu’il vaudrait mieux voir en elle un relais, tant l’acquisition, l’entrée en possession de notre langue, de l’écriture — ou de l’art — s’inscrit dans la possession, la hantise dramatique d’un pouvoir avec lequel il faut rompre ?

Quant à notre modernité, on a pu dire (P. Virilio, à la radio) qu’en l’espace d’un siècle (le siècle dernier), nous avons basculé des sociétés d’opinion aux sociétés d’émotion. Ce n’est sans doute pas un hasard si désormais les écrits de l’intime constituent une nouvelle branche solide dans l’ordre des genres littéraires. Dans La

Préparation du roman, Barthes notait qu’autour de lui « un goût se déclarait, ici et là,

pour ce qu’on pourrait appeler […] la nébuleuse biographique (Journaux, Biographies, Interviews personnalisées, Mémoires, etc.), manière, sans doute, de réagir contre le froid des généralisations, collectivisations, grégarisations et de remettre dans la production intellectuelle un peu d’affectivité “psychologique”2 ». Depuis ce goût s’est

répandu. Si bien que cette nébuleuse est aujourd’hui amplement nimbée ou voilée par une autre : celle de ses lectures qui, pour accentuer l’éclat, la chaleur de la sensibilité d’une conscience à l’œuvre, n’est peut-être pas exempte de trous noirs les absorbant. Sans préjuger de rien (tant nos connaissances en la matière sont bien pauvres), on trouvera un bon exemple de cet expansion à travers Philippe Lejeune : spécialiste des écrits de l’intime en tous genres, dont les recherches depuis Le Pacte autobiographique (à l’époque, grosso modo, où Barthes voyait le goût pour ces écrits éclater) se sont accumulés, et qui a fondé l’Association pour l’autobiographie et le Patrimoine Autobiographique (A.P.A.), autour de la revue La Faute à Rousseau.

***

1 G. BATAILLE, Lascaux ou la naissance de lřart, op. cit., p. 116.

2 R. BARTHES, « Retour à la biographie », La Préparation du roman (vol. I et II), cours et séminaires au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), texte établi, annoté et présenté par Nathalie LÉGER, dir. Éric MARTY, Paris, Le Seuil/IMEC, coll. « Traces écrites », 2003, pp. 276-277.

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De là, il n’y a qu’un pas pour que, paradoxalement, l’intime soit actuellement un objet socialement consacré, dont le propre relèverait donc moins du privé, de l’intimité telle qu’on la conçoit couramment, que d’une haute publicité — de sorte que l’Intimisme serait un Socialisme. P. Lejeune, dans un dossier de La Faute à

Rousseau sur le thème « Intime, privé, public », se demandait ainsi : « Notre intériorité ne

serait-elle pas, comme l’a suggéré Michel Foucault, une sorte de délégation de l’État ? Et que penser de la socialisation frénétique des intimités à laquelle nous assistons — et même parfois participons en tant qu’autobiographes1 ? »

Jadis, selon des chemins opposées, les Mystiques et les Libertins semblent s’être engagés dans cette voie décentralisatrice : les premiers, amenant l’ordre chrétien à son plus haut degré de puissance dans la pratique solitaire de la méditation, dans son exercice d’autant plus intime que, « dans la pièce close et obscure où l’on médite, tout est prêt pour la rencontre fantasmatique du désir, formé à même le corps matériel, et de la “scène”, venue des allégories de désolation et des mystères évangéliques2 », comme le dit Barthes à propos d’I. de Loyola dans Sade, Fourier,

Loyola ; les seconds, dans le secret de la luxure, organisant une nouvelle manière de

vivre en communauté puisque, toujours selon Barthes lisant Sade, « enfermés, les libertins, leurs aides et leurs sujets forment une société complète, pourvue d’une économie, d’une morale, d’une parole et d’un temps, articulé en horaires, en travaux et en fêtes3. »

Et aujourd’hui, nous avons pu récemment assister à une montée en puissance de l’intime comme valeur, à une sorte de recrudescence du goût pour celle-ci engendrée, relayée et déclinée par l’univers médiatique sous des formats d’émission semblables et incertains, entre fiction et réalité : tout un « théâtre d’une intimité, comme genre forgé par la déferlante télé-réalité4 », qui a été fortement décriée dès son

apparition — nous nous souvenons, par exemple, d’une émission télévisée relativement mouvementée à ce sujet entre divers spécialistes de l’image, du cinéma,

1 La Faute à Rousseau, n° 51, « Intime, privé, public », présentation du dossier (consultée sur la Toile en juillet 2010 à l’adresse suivante : http://publications.sitapa.org/faute-a-rousseau/ dossier.php (mise à jour du 10 sept. 2009).

2 R. BARTHES, « Le fantasme », « Loyola », Sade, Fourier, Loyola, OC, t. III, op. cit., p. 755. 3 Ibid., p. 714.

4 Élisabeth LEBOVICI, « Préface à la deuxième édition », dans LřIntime [1998], dir. É. LEBOVICI, Paris, Ensba, coll. « D’art en questions », 2004, p. 9.

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dont Serge Daney n’aurait peut-être pas dédaigné parler dans Le Salaire du zappeur : cette émission ayant en effet eu l’air d’une « rentrée des casses » où le spectateur « risque d’avoir à arbitrer une compétition fastidieuse en traquant la petite différence […] entre le même et l’identique1 ». Mais, soit dit en passant aujourd’hui, alors que ce

« genre » s’est démultiplié, la critique semble s’être, elle, "tassée" et semble participer, consciemment ou non, de son institution — du moins à en juger par la caricature de Philippe Geluck dans un récent hors-série de Beaux Arts Magazine consacré à l’enseignement des arts (en partenariat avec le Ministère de la Culture et de la Communication), où l’on peut lire (c’est le Chat, personnage du dessinateur, qui parle, confortablement installé devant un poste de télévision) : « Je regarde Néo Post Modern

Loft Story sur Arte. Douze conservateurs de musée et directeurs dřopéra sont enfermés pendant deux mois dans une Maison de la Culture2. »

Quoi qu’il en soit, dégagé du couple privé/public dans lequel on veut couramment le définir, il semble que le champ de l’intime déborde même celui de l’individu, voire de l’humanité : soit qu’il s’élevât jadis vers la divinité, l’animalité ; soit que (sous les masques possibles de celles-ci) il s’enracine aujourd’hui dans la socialité, la technicité. Et, d’une certaine manière, l’intime ne semble plus avoir lieu d’être, sinon dans le ciel noir des idées, voire des idéologies, affrontées qui l’anéantissent. Car on pourrait se demander pour simplifier (avec ce que nous avons entendu ici ou là : qu’on nous pardonne) si, comme la liberté compatible avec n’importe quoi selon K. Marx, l’intimité n’est pas une valeur négative ; si, comme la liberté depuis S. Freud, il ne devient pas illusoire ; ou si dans ces conditions (contre elles), comme la liberté avec J.-P. Sartre dont parle Julia Kristeva dans sa Révolte intime, pour exister il doit se faire « violence radicale, […] mise en cause de toute identité, de toute foi, de toute loi3 ».

***

1 Serge DANEY, Le Salaire du zappeur, Paris, P.O.L., 1993, pp. 12-13.

2 Philippe GELUCK, dans Beaux Arts Magazine, hors-série d’août 2009, « LřÉducation artistique et culturelle. De la maternelle au lycée », p. 11.

3 Julia KRISTEVA, La Révolte intime. Pouvoirs et limites de la psychanalyse II, Paris, Fayard, 1997, p. 17.

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Négativité, illusion, violence. C’est peut-être ce que reprochait Robert Brasillach au Mur de Jean-Paul Sartre, voyant en particulier que : « Les personnages d’ “Intimité” n’ont d’autres soucis que les plus bas et les plus animaux1. » Or, dans ce

qui se voulait une mauvaise critique, R. Brasillach vise juste. Mais il n’a pas vu (ou pas voulu voir) dans sa mauvaise foi qu’en même temps que l’intime se nourrit de ce qu’il y a de plus bas, de plus animal en nous, il s’empoisonne au risque de se perdre. On a en effet répondu à R. Brasillach que « l’héroïne d’ “Intimité” n’avait au contraire d’autre souci — c’était là tout le thème du récit — que de se priver d’animalité, et de bassesse : exactement, de se priver de sensualité2. »

Mais la question essentielle pour J.-P. Sartre est ailleurs. Le problème n’est évidemment pas le pourquoi du thème, mais le comment de sa forme. Comment, ici, donner forme à l’intimité des autres ? Comment représenter, avec les formes les plus courantes dont il se nourrit, parce qu’on les lui attribue, son empoisonnement ou sa perte ? Comment signifier son caractère négatif, illusoire, et par cette signification l’en sauver ? C’est là que l’ironie de J.-P. Sartre entre en jeu. Sans doute, dans la privation de l’héroïne, l’intimité demeure une valeur d’autant plus négative et illusoire que l’écrivain se prive lui-même de la profondeur et de la réciprocité psychologique des personnages : il refonde cette valeur à la surface de traces et de pratiques corporelles ambiguës (sur fond de rapports sexuels d’impuissance et de masturbation), à la surface du langage oral familier (de liens sociaux et de vécus stéréotypés) et à la surface de points de vue alternés avec plages de monologues intérieurs — où s’ouvrent et s’affrontent les relations des personnages entre eux, mais aussi celles des personnages et du narrateur omniscient traditionnel, violemment : « Lulu se mordit la lèvre et frissonna parce qu’elle se rappelait qu’elle avait gémi. C’est pas vrai, je n’ai pas gémi, j’ai seulement respiré un peu fort, parce qu’il est si lourd, quand il est sur moi il me coupe le souffle3 ». Mais par là même, il

redonne forme, rend visible et sensible l’intimité dans la matérialité de sa langue : il en fait une donnée positive et vraie de l’écriture, qui ne se prive de rien. Dans le prière d’insérer du Mur, on lit que l’héroïne « se ment : entre soi et le regard qu’elle ne peut pas ne pas jeter sur elle, elle essaie de glisser une brume légère », pour ne plus

1 Jean-Paul SARTRE, Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 1816.

2 Id.

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apercevoir ses bas et animaux soucis, sa sensualité, mais c’est vainement car « la brume devient sur-le-champ transparence ; on ne se ment pas : on croit qu’on se ment1 ». La privation de l’héroïne, mensongère, reste un échec : l’intime est ainsi

sauvé du ciel noir des idées par une suprême illusion articulée par la langue de J.-P. Sartre, en laquelle Barthes aurait reconnu sa définition de la littérature : « Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente de langage2. » Et c’est

bien là l’essentiel grâce à quoi la question de savoir pourquoi parler de l’intimité trouve finalement sa réponse : pour découvrir, explorer, dresser la carte de celle qui se loge dans l’écriture.

***

Dans ces conditions, nous retiendrons deux choses. D’une part, que l’intime ne relève pas nécessairement d’un privé défini par opposition à un public. Au contraire, c’est peut-être même ce qui joue avec les faux-semblants de ce couple, ce qui se joue de leur rivalité bienséante : J. Kristeva rappelle en effet plus précisément que, du point de vue de la science qui s’intéresse au sujet jusque dans le tréfonds de son âme (en conflit, en souffrance), la notion d’intimité n’est pas prise en compte par la psychanalyse ; et elle-même « ne pense pas que l’intime corresponde à un “dedans” pulsionnel qui serait opposé au “dehors” des excitations extérieures ou à l’abstraction de la conscience3 ». D’autre part, à travers notre rapide analyse de la nouvelle de J.-P.

Sartre, pour qui veut étudier la question de l’intimité dans l’œuvre de tel ou tel écrivain : si l’on peut à bon droit se poser des problèmes concernant la façon de représenter le privé contre (et donc avec) le public (de l’ordre des relations affectives ou intellectuelles, avec le monde ou avec soi-même dans celui-ci) — de façon à dégager, dans ce cadre symbolique, son expression qu’on aimerait plus véritablement intime — ; on peut aussi, par un nouveau tour d’écrou, interroger cette représentation dans la perspective de l’écriture et se demander ce qu’elle peut générer d’intimité chez le sujet qui désire cette représentation : se demander alors comment celui-ci, dans la mesure où il en a conscience (car tout se joue aux limites de celle-ci),

1 Ibid., p. 1807.

2 Leçon, OC, t. V, op. cit., p. 433.

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peut recueillir dans son travail de représentation, d’écriture, cet Intime primordial censé précéder ce travail, l’initier — et même l’expliquer.

Or, c’est à cette question que Barthes travaille à la fin de son œuvre, et en particulier dans La Préparation du roman (puisqu’il s’agit de parcourir dans ses moindres recoins l’univers romanesque en puissance d’un sujet qui désire écrire, s’apprête à faire un roman). Mais c’est également elle qui le travaille et n’a jamais peut-être jamais cessé de le travailler d’un bout à l’autre de son œuvre (vraisemblablement en sourdine, avant d’éclater au grand jour) : car en matière d’intimité (nous allons le voir) le mot même, intime, se fait écho dans deux textes portés aux extrémités de l’œuvre, non simplement parce qu’il y est inscrit mais parce qu’il intervient dans des sites textuels similaires : parce que d’un texte à l’autre, la situation dans laquelle le mot (tantôt adjectif, tantôt substantif) se retrouve s’est accentuée, aggravée, elle est plus délicate (dans toute l’ambiguïté du terme) et plus significative.

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2. Le Cri de l’Intime

Nous avons dit au départ que la mort de Barthes avait fini d’achever son œuvre. Mais finalement, ce n’est pas tout à fait exact. En effet, depuis la parution des

Œuvres Complètes de Barthes, on ne cesse aujourd’hui de lire de nouvelles œuvres de

cet auteur qui n’en font pas partie : des cours et séminaires donnés au Collège de France (Comment vivre ensemble ?, Le Neutre, La Préparation du roman) et à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Le Discours amoureux, Le Lexique de lřauteur), aux écrits plus privés des Carnets de voyage en Chine et du Journal de deuil — sans parler de la très récente, et riche d’images, réédition des Mythologies.

À la radio, où l’on s’expliquait sur ces dernières publications posthumes, on apprenait même (s’il nous en souvient bien) que, le rêve, serait d’éditer, de mettre à la disposition de tous (via la Toile notamment) les quelques milliers de fiches que Barthes confectionnait pour préparer son travail, chacune d’elles étant comme une œuvre en soi. Comme si le fonds des archives de l’œuvre finissait par prévaloir sur elle, comme s’il en constituait le tréfonds recelant la part intime de son écriture. Cela dit, faut-il attendre la publication de ces archives (au prix d’un vaste travail de transcription intéressant une non moins vaste entreprise de critique génétique), pour croire que cette part nous sera enfin révélée ? Ne peut-on pas remettre cela à l’émotion des éditeurs, en proie à l’effet de réel et d’unité que suscitent ces fiches préparatoires après la mort de leur auteur ? « Qui a le goût de l’archive cherche à arracher du sens supplémentaire aux lambeaux de phrases retrouvées1 », rappelle

Arlette Farge dans son Goût de lřarchive. Et n’est-ce pas un effet de l’œuvre même de Barthes que de retourner notre regard vers ses bas-fonds ? Le fruit d’une lente évolution et d’une rigoureuse distribution des forces du discours et de l’écriture, en théorie et en pratique, mûri dans ce texte sur M. Proust lu au Collège de France,

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure », où Barthes lance : « C’est l’intime qui veut

parler en moi, faire entendre son cri, face à la généralité, à la science2 » ?

1 Arlette FARGE, Le Goût de lřarchive [1989], Paris, Le Seuil, coll. « Points histoire », 1997, p. 43.

2 R. BARTHES, « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » (conférence au Collège de France, 19 octobre 1978), OC, t. I, op. cit., p. 465.

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Autrement dit, sans pour autant bouder les écrits posthumes de Barthes (bien au contraire), ses livres, ses textes publiés de son vivant, désormais regroupés dans les

Œuvres Complètes (à quelques exceptions près), ne sont-ils pas, en soi, déjà garants de

ce que l’on imagine et espère trouver dans ceux qui sont restés en marge de l’œuvre (et même en deçà : les fiches) et qui, par un drôle de tour éditorial, apparaissent aujourd’hui comme son au-delà ? Et puis, faut-il même attendre la fruition de l’œuvre, le Cri de l’Intime au moment où elle va s’achever, pour penser qu’il s’accomplisse là, enfin ? La germination de l’œuvre, les premiers écrits de Barthes, publiés avant le premier et célèbre livre du Degré zéro de lřécriture (de manière discrète, d’ailleurs, dans des revues plus ou moins spécialisée, principalement Combat et Esprit — et notamment les tout premiers textes édités sinon à titre privé, du moins dans le cercle restreint de la revue Existence des étudiants du sanatorium de Saint-Hilaire du Touvet, où Barthes, malade (tuberculeux), était en cure pendant la Seconde Guerre mondiale —, ce qui d’une certaine manière place ce premier volume textuel dans une position relativement analogue à celles des écrits posthumes) — ces premiers écrits ne constituent-ils pas déjà l’aiguillon de « l’intime » ? Dès le texte initial de l’œuvre de Barthes au printemps 1942, « Culture et tragédie », où le mot, intervenant déjà pour édifier l’art tragique, dresse peut-être ce qui sera la ligne de conduite de sa pensée : « notre enquête la plus intime ne va pas à l’issue des choses mais à leur pourquoi1. »

***

Il y a sans doute mille et une façons d’expliquer la présence du mot intime d’un bout à l’autre de l’œuvre, et l’accent mis sur lui, « l’intime », sur la chose, le Cri au moment où l’œuvre s’achève.

La première serait sur un plan strictement objectif (si cette tâche ne semblait industrieuse et obsessionnelle, épuisante) d’isoler le mot au fil des textes, chronologiquement, de les rapprocher de façon à dresser un ensemble de thèmes associés à ce mot. Ou bien, sur un plan subjectif cette fois, on pourrait partir de quelques thèmes qui se rapportent plus ou moins directement (avec le souci d’aller du plus évident au plus contingent, du plus simple au plus complexe) au mot, qui serait le Thème général, et essayer de distinguer les articulations qui permettent de définir

1 R. BARTHES, Culture et tragédie (Cahier de l’étudiant, printemps 1942, « Essais sur la culture »), OC, t. I, op. cit., p. 31.

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des sous-thèmes, de passer de l’un à l’autre, et d’un thème à l’autre, et de casser le jeu des ressemblances et des différences au sein même de chaque thème majeur ou mineur pour déceler ce qu’il y a d’irréductible en chacun d’eux. Et à terme, dans un cas comme dans l’autre, il faudrait recouper l’ensemble des données et tenter de dresser la signification générale du mot en question.

Cela dit, on gagnera plus sûrement à aborder LřÉcriture de lřIntime de Barthes à travers une analyse de « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », dans l’amplitude du jeu qui la représente sous l’accent du Cri, du conflit (peut-être pour mieux l’achever, anticipant sur le hasard de la vie, ou de la mort) : en en dégageant le raisonnement multiple (voire paradoxal) et le mouvement déployé par le flot d’idées et de formes de ce jeu (sachant que « minime ou dérisoire, voire rituel, le conflit est une fêlure qui trace des “ailleurs” et crée de “états” nouveaux1 »). Le tout, relu ensuite dans

l’ampleur de l’œuvre nous permettra, espérons-le, de circonscrire les forces physiques et psychiques propres à son écriture, et à la formation ou la formulation en devenir du Cri de l’Intime. Et pour cela, la lecture devrait être chronologique. En effet, nous le pressentons déjà, le passage secret que constitue l’Intime d’un bout à l’autre de l’œuvre, l’arche qu’il dresse au-dessus d’elle renvoie ce thème à une dimension mettant en place un régime anachronique de l’écriture (sur lequel nous reviendrons). Or, pour bien comprendre le fonctionnement de ce régime, la lecture ne devrait-elle pas suivre, contre toute attente (mais c’est peut-être un vœu pieu), le fil chronologique ?

Deux raisons président à notre choix méthodique. D’une part, en regard du contexte, ou du cotexte, dans lequel il s’inscrit, nous constatons que ce Cri est l’expression d’un Désir de roman dont M. Proust est la figure idéalisée dans la mesure où son œuvre donne forme à ce désir, le rend non seulement lisible mais

scriptible, comme Barthes le rappelle au début de la conférence, avec la notion

d’identification en son sens relativement psychanalytique de « processus psychologique par lequel le sujet assimile un aspect, une propriété, un attribut de l’autre et se transforme, totalement ou partiellement, sur le modèle de celui-ci2 » :

1 A. FARGE, Le Goût de lřarchive, op. cit., p. 59.

2 Jean LAPLANCHE et Jean-Bertrand PONTALIS, Vocabulaire de la psychanalyse [1967], Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1998, p. 187, s.v. « Identification ».

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Je m’explique : dans la littérature figurative, dans le roman, par exemple, il me semble qu’on s’identifie plus ou moins (je veux dire par moments) à l’un des personnages représentés ; cette projection, je le crois, est le ressort même de la littérature ; mais dans certains cas marginaux, dès lors que le lecteur est un sujet qui veut lui-même écrire une œuvre, ce sujet ne s’identifie plus seulement à tel ou tel personnage fictif, mais aussi et surtout à l’auteur même du livre lu, en tant qu’il a voulu écrire ce livre et y a réussi ; or, Proust est le lieu privilégié de cette identification particulière, dans la mesure où La Recherche est le récit d’un désir d’écrire : je ne m’identifie pas à l’auteur prestigieux d’une œuvre monumentale, mais à l’ouvrier, tantôt tourmenté, tantôt exalté, de toute manière modeste, qui a voulu entreprendre une tâche à laquelle, dès l’origine de son projet, il a conféré un caractère absolu1.

Or, par rapport au contexte, cette fois, dans lequel la conférence même sur M. Proust s’inscrit, on s’aperçoit que celle-ci tient une place tout à fait singulière dans l’expression du Désir de roman. Elle entre en effet en résonance avec les propos apparemment informels (puisqu’ils s’énoncent dans le cadre d’une discussion) de Barthes tenus lors du colloque de Cerisy-la-Salle (du 22 au 29 juin 1977) qui lui est consacré, et ceux formalisés (puisqu’il s’agit d’un cours au Collège de France) de La

Préparation du roman (du 2 décembre 1978 au 23 février 1980). Ainsi, à Cerisy,

lorsqu’on en vient à parler de son rapport au narratif, Barthes s’explique et se livre :

Cette question a pris ici, bizarrement, une sorte d’acuité intérieure pour moi, car l’autre soir, je ne sais plus quel soir, j’étais, je l’avoue, franchement dans un grand état de fatigue et même je dirais de désarroi, pour bien des raisons, et dans cet état, c’était le soir, tout d’un coup j’ai été soutenu d’une façon en quelque sorte miraculeuse, euphorique, par l’idée que j’allais enfin écrire un roman, que j’allais enfin, toutes affaires cessantes, déblayant tout le reste, entrer dans une sorte de grande ascèse comme a pu le faire Proust — je m’excuse de la comparaison, elle est de pratique et non de valeur —, j’allais moi aussi entrer en roman, comme on entre en religion, et c’est pour cela que l’autre jour j’ai employé l’expression « sauter le pas »2.

1 « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », OC, t. V, op. cit., p. 459.

2 Frédéric BERTHET, Idées sur le roman (discussion), dans Prétexte : Roland Barthes [1978], actes du colloque de Cerisy-la-Salle, dir. Antoine COMPAGNON, Paris, Christian Bourgois, 2003, p. 409.

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Mais dans cet aveu, l’intérêt réside moins dans le Désir de roman, et encore moins dans le genre romanesque, que dans la flexion formelle qu’il inflige à l’écriture, et dans le combat qui se livre chez le sujet qui écrit :

Il est certain que depuis quelques textes il y a une inscription délibérée et avouée d’un espace affectif dans mon écriture, mais finalement à l’état de vœu, de postulat. Si je veux peindre ces êtres que je dis aimer, eh bien je n’ai pas d’autre solution que de changer de genre, comme on disait, et d’entrer dans le roman. Alors se pose d’une façon déchirante peut-être, mais en même temps excitante, le problème du fragment parce qu’il est très possible que je sois alors obligé de rejeter l’idole présente de mon écriture, qui est le fragment. Et ça aurait évidemment beaucoup de conséquences, ça ferait tomber la pertinence de beaucoup d’exposés qui ont eu lieu ici ; je perdrais aussi, selon l’exposé de François Wahl, la caution de la castration, et j’entrerais délibérément en décadence, ce qui, vu le projet que j’ai essayé d’exposer dimanche dernier, est assez tentant1.

C’est aussi ce que dit, et d’une façon étonnante, Barthes dans La Préparation du roman, combattant, dans son Désir de roman exprimé à Cerisy-la-salle, l’idée reçue qu’il a engendrée :

On a compris — ou on sait parce que je l’ai dit et écrit (Cerisy) — que le Vouloir-Écrire est ici celui du Roman, que la Forme fantasmée est le Roman → On dit même (trajet coutumier de la rumeur) que j’en écris un, ce qui est faux ; si cela était, je ne pourrais évidemment pas proposer un cours sur sa préparation : écrire a besoin de clandestinité. Non, j’en suis au Fantasme de roman, mais je suis décidé à pousser le fantasme lui-même aussi loin que possible, à ce point alternatif : ou bien le désir tombera, ou bien il rencontrera le réel d’écriture et ce qui s’écrira ne sera pas le Roman Fantasmé. Donc, pour le moment, nous restons au plan du Fantasme — ce qui modifie évidemment du tout au tout la façon (la « méthode ») dont nous pouvons employer le mot « Roman ».

Ce que j’appelle Roman : c’est donc — pour le moment — un objet fantasmatique qui ne veut pas être pris en charge par un méta-langage

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(scientifique, historique, sociologique) → il y a donc mise entre parenthèses sauvage, aveugle, épochè, du commentaire sur « le Roman en général » → pas de Méta-Roman1.

On excusera (espérons-le) la longueur de nos citations. Mais ce défaut nous semble ici nécessaire dans la mesure où il permet de mieux appréhender la résonance dont nous parlons, et de mesurer, alors, la profonde cohérence de la pensée de Barthes, sa capacité à forger un univers apparemment refermé sur lui-même et néanmoins ouvert à une circulation indéfinie du sens (dans la discussion de Cerisy, et de celle-ci au cours), et de voir comment « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » conduit les lignes de force de cet univers à la fois clos et ouvert (ou ni l’un ni l’autre) vers le Cri de l’Intime comme principe d’organisation et appel au dépassement :

Si j’ai dégagé dans l’œuvre-vie de Proust le thème d’une nouvelle logique qui permet — en tout cas a permis à Proust d’abolir la contradiction du Roman et de l’Essai, c’est parce que ce thème me concerne personnellement. Pourquoi ? C’est ce que je veux expliquer maintenant. Je vais donc parler de « moi ». « Moi » doit s’entendre ici lourdement : ce n’est pas le substitut aseptisé d’un lecteur général (toute substitution est une asepsie) ; ce n’est personne d’autre que celui à qui nul ne peut se substituer, pour le meilleur et pour le pire. C’est l’intime qui veut parler en moi, faire entendre son cri, face à la généralité, à la science2.

D’autre part, après l’essor de cet « intime » dans une œuvre foncièrement critique, ses lecteurs ont pu écrire non seulement des livres originaux « selon les axes apparemment contraires d’un refuge dans la Science, la Théorie, la Loi, et d’un reflux dans la subjectivité3 », comme le remarque assez tôt Philippe Roger dans son Roland

Barthes, roman, mais encore, dans le sillage de « cette insistante suggestion d’une

double nature où s’annonce déjà la configuration contradictoire de la postulation d’écriture de Barthes, […] la dimension d’un romanesque nouveau, mais aussi un attachement à une fonction proprement poétique de l’écriture, puisant dans la langue

1 « Le roman », La Préparation du roman, op. cit., p. 37.

2 « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », OC, t. V, op. cit., p. 465.

3 Philippe ROGER, Roland Barthes, roman [1986], Paris, LGF, coll. « Le Livre de Poche Biblio essais », 1990, p. 66.

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commune pour la refaire », le lectorat semble s’être épanoui avec d’autant plus de vigueur qu’il s’est en quelque sorte défait de ces trajectoires opposées, les a déconstruites en les associant, en confrontant les points de vue (la subjectivité des auteurs, les relations personnelles avec Barthes, s’insinuant dans un projet d’écriture plus large : tels Roland Barthes, vers le Neutre2 de Bernard Comment, Roland Barthes, le

métier dřécrire3 d’Éric Marty, Roland Barthes, un été (Urt 1978)4 de Jean Esponde ; ou

encore prenant le parti de thèmes ou d’usages négligés de Barthes : tels le catalogue de l’exposition présentée au Centre Pompidou R/B Roland Barthes5, Le Pas

philosophique de Roland Barthes6 de Jean-Claude Milner, Roland Barthes, dernier paysage7 de

Jean-Pierre Richard). Mais en même temps, ce lectorat n’a-t-il pas quelque peu occulté, comme ressort de son argumentation, l’univers du conflit, des rapports de force, des tensions, qui constitue la toile de fond de l’intimité, sur laquelle se greffent les forces physiques et psychiques des façons d’être et de faire ?

***

Mais auparavant, il faudrait dégager de manière plus large le rapport que Barthes entretient avec les écrits de l’intime.

En effet, d’un extrême à l’autre de son œuvre, des Notes sur André Gide et son

« Journal » (1942) à On échoue toujours à parler de ce quřon aime (1980) consacré aux

œuvres autobiographiques de Stendhal, le goût de Barthes pour ce type d’écrits ne s’est jamais démenti, a régulièrement nourri sa pensée et son écriture, et s’est même renforcé au point que Barthes se soit essayé à de tels écrits. Ce goût semble prendre la forme d’une affinité trouble — dans La Préparation du roman, nous avons vu que Barthes parle, de façon imagée, de « nébuleuse biographique » — pour la façon, utopique,

1 Ibid., p. 80.

2 Bernard COMMENT, Roland Barthes, vers le neutre [1991], Paris, Christian Bourgois, 2003. 3 Éric MARTY, Roland Barthes, le métier dřécrire, Paris, Le Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2006. 4 Jean ESPONDE, Roland Barthes, un été (Urt 1978), Bordeaux, Confluences, 2009.

5 R/B Roland Barthes, dir. Marianne ALPHANT et Nathalie LÉGER, Pairs, Le Seuil/Centre Pompidou/IMEC, 2002.

6 Jean-Claude MILNER, Le Pas philosophique de Roland Barthes, Lagrasse, Verdier, coll. « Philia », 2003.

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dont la vie et l’écriture, censée sinon la retracer du moins en laisser des traces, sont suspendues l’une à l’autre contre tous les discours et les lois du genre. Une affinité

trouble parce que quelque chose, dans cette façon-là d’écrire, quelque chose se joue de,

s’apparente à la littérature. Ce qui, finalement, se traduit aussi par une affinité avec la figuration du trouble, ou d’un trouble de lřaffinité.

Cela apparaît clairement dans On échoue toujours à parler de ce quřon aime où, entre rêve et réalité, le texte s’engage par une anecdote personnelle qui inscrit Barthes dans les pas, les mots, le fantasme de Stendhal :

Il y a quelques semaines, j’ai fait un bref voyage en Italie. Le soir, à la gare de Milan, il faisait froid, brumeux, crasseux. Un train partait ; sur chaque wagon une pancarte jaune portait les mots « Milano-Lecce ». J’ai fait alors un rêve : prendre ce train, voyager toute la nuit et me retrouver au matin dans la lumière, la douceur, le calme d’une ville extrême. C’est du moins ce que j’imaginais et peu importe ce qu’est réellement Lecce, que je ne connais pas. Parodiant Stendhal, j’aurais pu m’écrier : « Je verrai donc cette belle Italie ! Que je suis encore fou à mon âge ! » Car la belle Italie est toujours plus loin, ailleurs1.

Mais on le sent aussi, tout autrement, dès les Notes sur André Gide et son

« Journal » : aux fragments de ce texte mimant ceux du journal de l’écrivain ; et à

l’explication équivoque qu’en livre Barthes : « Retenu par la crainte d’enclore Gide dans un système dont je savais ne pouvoir être jamais satisfait, je cherchais en vain quel lien donner à ces notes. Réflexion faite, il vaut mieux les donner telles quelles, et ne pas chercher à masquer leur discontinu. L’incohérence me paraît préférable à l’ordre qui déforme2. »

Sous la caution de la sociologie, dans Alain Girard : « Le Journal intime », Barthes sait aussi que :

Le journal intime est un genre paradoxal : conçu comme l’exercice écrit de la subjectivité la plus pure, la plus libre, se refusant par nature à toutes les codifications de l’œuvre (fiction, construction, beau style), indifférent, pour ne

1 R. BARTHES, On échoue toujours à parler de ce quřon aime (Tel Quel, n° 85, automne 1980), OC, t.

V, op. cit., p. 900.

2 R. BARTHES, Notes sur André Gide et son « Journal » (Existences, n° 27, juillet 1942), OC, t. I, op. cit., p. 33.

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pas dire rétif, à la publication (du moins à l’origine), c’est exactement, dans son principe, un défi à la littérature ; parti pour occuper cette mince plage qui sépare l’écriture de l’œuvre, il ne s’en est pas moins constitué très vite, sous la pression de l’histoire, de la société, en genre pleinement littéraire […]1

Mais loin d’en rester à ce paradoxe, il comprend également, par-delà les analyses scientifiques, comment ce genre constitue un continent vierge pour la bonne marche de la littérature :

En somme, journaux intimes et textes actuels pourraient également prendre pour devise ce mot de Pascal (je cite de mémoire) : « Jřavais une pensée ; je lřai oubliée ; jřécris, au lieu, que je lřai oubliée. » Le journal intime, fortement marqué par une psychologie de la personne et le désir d’échapper d’une certaine manière à la littérature, n’est au fond que le moment initial d’une histoire qui conduit aujourd’hui à une littérature dépersonnalisée ; en éclairant parfaitement ce moment, Alain Girard nous permet de mieux lire cette vaste dialectique qui unit l’écrivain contemporain à son passé2.

Bonne marche qui, soit dit en passant, en l’espèce de la citation de Pascal, une citation « de mémoire », autrement dit une note de Barthes : bonne marche qui non seulement s’annonce, mais s’actualise et se réactualise sans cesse, entre l’origine insondable de la littérature et celle de l’œuvre de Barthes. C’est comme si le discours actuel et celui du passé contenaient en eux l’espoir de véhiculer du possible. Il y a alors là une philosophie de l’Action, une indéfectible volonté à ne jamais rien immobiliser.

Et en effet, dans Délibération, la question du journal revient toujours sous un aspect trouble, causé par ses arrêts et reprises incessants, mais pour autant qu’il soit psychique, il est désormais, d’abord, physique :

Je n’ai jamais tenu de journal — ou plutôt je n’ai jamais su si je devais en tenir un. Parfois, je commence, et puis, très vite, je lâche — et cependant, plus tard, je recommence. C’est une envie très légère, intermittente, sans gravité et

1 R. BARTHES, Alain Girard : « Le Journal intime » (LřAnnée sociologique, n° 16, 1966), OC, t. II, op. cit., p. 806.

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sans consistance doctrinale. Je crois pouvoir diagnostiquer cette « maladie » du journal : un doute insoluble sur la valeur de ce qu’on y écrit1.

Or, à cet aspect physique se greffe aussi celui, au cœur de l’essai critique, des fragments de journaux intimes (ou plutôt des essais intimistes au regard de la description que Barthes en donne) qui l’ont suscité et qui le résolvent :

Malgré mes piètres impressions, l’envie de tenir un journal est donc concevable. Je puis admettre qu’il est possible dans le cadre même du Journal de passer de ce qui m’apparaissait d’abord comme impropre à la littérature à une forme qui en rassemble les qualités : individuation, trace, séduction, fétichisme du langage. Durant ces dernières années, je fis trois tentatives ; la première, la plus grave parce qu’elle se situait durant la maladie de ma mère, est la plus longue, peut-être parce qu’elle répondait un peu au dessein kafkaïen d’extirper l’angoisse par l’écriture ; les deux autres ne concernaient chacune qu’une journée ; elles sont plus expérimentales, quoique je ne les relise pas sans une certaine nostalgie du jour qui a passé (je ne puis donner que l’une d’elles, la seconde engageant d’autres personnes que moi)2.

Ici, la question troublante du journal n’est plus : le désir et le plaisir au langage lui succède. Mais ce qu’il faut retenir c’est que ceux-ci s’arrachent, au cœur des essais intimistes, au trouble majoritaire en eux. Ils se gagnent, entre les deux tentatives que Barthes livre de ses journaux, au prix du Silence qu’implique la mort de sa mère. Cette fois, c’est toute une philosophie de l’Amour qui s’esquisse.

Et puis il y a le Journal de deuil :

26 octobre 19773 Première nuit de noces.

Mais première nuit de deuil ?

1 R. BARTHES, Délibération (Tel Quel, n° 82, hiver 1979), OC, t. V, op. cit., p. 668. 2 Ibid., p. 670.

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Commencé au lendemain de la mort de sa mère, écrit sur des fiches pendant près de deux années (autant dire jusqu’à la mort de Barthes), on pressent dans les tout premiers mots de ce journal que, pour autant qu’il s’inscrit dans un contexte douloureux, le trouble de lřaffinité nécessite celui de l’union de Barthes à sa mère, et puise ses forces au-delà de la capacité de la langue à les figurer. Il s’enracine dans la volonté de dire, aujourd’hui comme hier, l’infini de la rupture définitive que la mort constitue et la difficulté de renouveler la vie avec elle, pour innover et non endurer, s’unir et se séparer. Toute une philosophie de la Vie, qui portera nom de Vita Nova dans quelques-uns des derniers écrits de Barthes — et en particulier dans la conférence sur M. Proust où pour la première fois l’expression apparaît, aussi l’analyse de celle-ci constituera-t-elle un premier examen des principes de cette philosophie.

Philosophies de l’Action, de l’Amour et de la Vie : telles sont les grandes lignes à suivre dans la relation que Barthes entretient avec les écrits de l’intime. Mais bien sûr, on s’en doute, ces philosophies sont loin de se restreindre à ce type d’écrits, comme si elles en étaient le produit. Au contraire : au vu du long cheminement qui a conduit Barthes à s’essayer au journal intime, elles constituent le nœud de l’écriture à l’œuvre, et l’Intime est leur dénouement.

***

Et plus largement encore, au risque de délaisser Barthes un instant, nous pourrions en premier lieu tenter de dire ce que recouvre la notion d’Intime, couramment entre quelques mot et choses corrélatives, mais aussi spécifiquement, à la mesure de l’histoire des idées qui a pu s’emparer de cette notion pour la définir ou la faire intervenir pour en découvrir d’autres. Et, absolument peut-être, sous l’espèce de la notion de Style, dans la mesure où, chaque fois, d’un champ à l’autre, se représenter ce qui définit en propre un être (fût-ce dans sa négation) est en jeu. Trois raisons fondent la nécessité de ce développement.

La première est d’ordre sémantique. L’Intime, en effet, ne se laisse pas si facilement définir. Si chacun peut d’emblée l’identifier à la relation forte et exclusive qu’entretiennent deux personnes, en particulier amoureuse, on l’associe peut-être moins volontiers aux relations conflictuelles. Or, au nom de quoi le sentiment de la haine relèverait-il moins de l’Intime que l’amour ? N’engage-t-elle pas aussi une

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relation forte et exclusive — une relation de force et d’exclusion ? Et puis, à feuilleter les dictionnaires usuels ou spécialisés, des livres qui en traitent, on finit par tomber sur des formules qui obscurcissent, plus qu’elles ne l’éclairent, la signification de l’Intime, en l’occurrence. Aussi, après avoir circonscrit le champ du mot et des choses de

lřIntime, dégagerons-nous, si l’on peut dire, lřêtre et le non-être de lřIntime. Sur ce point,

spécifique, nous adopterons principalement le double regard de la philosophie, avec le concept du « sens intime » de Maine de Biran, et de la psychanalyse qui, avec Jacques Lacan, semble avoir poussé l’Intime dans ses retranchements sous couvert d’un néologisme : « l’extime ». quant au premier point, il s’agira d’indexer les différentes significations de l’Intime, des plus simples aux plus complexes, de son sens commun à sa symbolique "éclatée", en passant par ses grandes lignes sémantiques, de l’adjectif au nom, et son origine étymologique. Tout cela restant encore à l’écart du Style, notre conclusion ramènera nos analyses vers cette notion, au croisement des études plus récentes que J. Kristeva lui consacre dans La Révolte intime et de celles de Barthes, ici ou là dans son œuvre.

La seconde raison provient de l’air du temps dont nous avons déjà parlé, où l’Intime est une notion forgée par notre modernité qui participe aussi bien du privé que du public, ou qui ne relève ni de l’un ni de l’autre. Coincée entre ce couple et cherchant peut-être en désespoir de cause à renouer avec l’un ou l’autre, elle détermine quelque chose comme « une expérience en souffrance1 » dont parle J.

Kristeva, et qui peut relever, sous une forme totale et subtile, de la liberté. Mais pour autant qu’elle soit ainsi forgée, elle est aussi remise en cause par la forme nouvelle dans laquelle semble s’engager le monde moderne, au cœur de la technicité, et comme un au-delà idéal de la socialité, en l’espèce de ce modèle réduit, et réducteur de l’actualité qu’est la virtualité (dont le genre télé-réalité semble la forme haute puisqu’elle offre un champ d’action ou plutôt, pour employer un terme approprié, d’interactivité très bas, et basique : l’élimination). « N’est-il pas vrai que les diverses formes de “possession” de notre intimité, y compris les plus démoniaques, les plus tragiques, demeurent nos refuges et nos résistances face à un monde dit “virtuel” où s’estompent les jugements, quand ils ne revêtent pas une forme archaïque et barbare2 ? », se demande en effet J. Kristeva. Aussi, interroger un instant la notion

d’Intime, est-ce l’occasion de prendre une posture volontairement offensive par

1 J. KRISTEVA, La Révolte intime, op. cit., p. 24. 2 Id.

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rapport au virtuel, dans la mesure où elle est vraisemblablement biaisée dès qu’elle émane de ce nouveau monde, comme la connaissance peut l’être par l’opinion. Et pour que notre attaque porte mieux ses coups, nous utiliserons, de temps en temps, l’arme la plus populaire de ce monde : la Toile.

Mais, nous l’espérons, notre interrogation pourrait également être une façon d’expliquer Barthes, simplement parce qu’elle reprendrait le flambeau du conflit de l’Intime « contre la généralité, la science ». Bien sûr, il s’agit ici d’une forme basse de l’explication qu’est le pastiche qu’on pourrait nous reprocher — comme on aura peut-être critiqué, dans la référence anecdotique à la bande dessinée, un travers d’autant plus populaire qu’il n’est pas nécessaire ; et comme on nous reprochera tout à l’heure celui, plutôt scientiste, de la « preuve par l’étymologie1 » dont Jean Paulhan a

montré les limites (dans un livre du même nom), quand Barthes, lui, a entrevu dans

Roland Barthes par Roland Barthes son efficace : « lřeffet de surimpression qu’elle autorise : le

mot est vu comme un palimpseste : il me semble alors que j’ai des idées à même la

langue2 ». Mais, et c’est là notre troisième raison : après tout, le pastiche, pourquoi

pas ?

On a pu déceler dans notre propos (par exemple dans sa fragmentation, la numérotation des fragments, l’usage des majuscules, de l’italique ; notre travail était alors en friche) un tic barthésien. Il y avait peut-être là, vaguement, cette manière de « dis-cours3 » dont Jean-Pierre Moussaron, au sujet de Barthes (entre autres), dans ses

Limites des Beaux-Arts, a dressé l’essentiel de la logique et de la dynamique (qui

d’ailleurs tendent à l’antagonisme, la discorde) : « Manière de dissidence : ces neuves

jonctions par croisements, traverses et montages déconcertent toutes les doxas. Mouvement de transhumance : hors de ces enclos habituels, la pensée ne cesse de translater les savoirs dřun objet lřautre pour inventer ses concepts4 ». Mais ce serait immodestie que de se croire, nous,

pourvus de tels attributs. Il nous semble plutôt que la dissidence ainsi définie, dont la pensée et l’écriture de Barthes font preuve, nous oblige à lui emboîter le pas. Par exemple, si nous en venons à parler du Trait, c’est parce que Barthes ne dissocie pas

1 Jean PAULHAN, La preuve par lřétymologie [1953].

2 R. BARTHES, « Étymologies », Roland Barthes par Roland Barthes [1975], Paris, Le Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1995, p. 82.

3 Jean-Pierre MOUSSARON, Limites des Beaux-Arts 2. Arts et philosophie mêlés, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2002, p. 11.

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