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Les Choses de l’Intime

1.1. M OTS ET CHOSES DE L ’I NTIME

1.1.3. Les Choses de l’Intime

Par glissement métaphorique, l’Intime finit par recouvrir un caractère locatif positif, même s’il demeure incertain, structuré autour de deux champs sémantiques dont la notion de personne est l’enjeu, selon le Trésor de la langue française.

Dans le premier champ, l’adjectif intime désigne ce qui participe « de sa vie intérieure ou de ses rapports avec celle-ci2 ». Dans le second, sous l’angle extérieur cette fois d’un ensemble de personnes, il s’inscrit « dans leur mode d'existence, dans leurs rapports avec un nombre limité d'individus — généralement en tant qu'expression de leur vie intérieure3 ». Et de manière générale, d’un champ à l’autre

1 Ibid., p. 1858, s.v. « Inter- ».

2 Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960) (en 16 tomes), t. X, dir. Bernard QUEMADA et Gérard GORCY, Paris, CNRS Éditions, 1983, p. 474, s.v. « Intime ».

l’Intime demeure lié à la « vie intérieure ». Néanmoins, il ne s’identifie pas strictement à celle-ci. Dans ces « rapports avec » elle ou un ensemble d’autres autres personnes, l’Intime semble constituer un espace, une force séparant et joignant la vie privée de la personne de sa vie publique. Et surtout, « en tant qu’expression », cet espace et cette force, ce champ d’action a partie liée avec le langage.

Mais n’oublions pas que nous nous intéressons avec Barthes, par énallage de l’adjectif en nom, à « l’intime ». Dans ce cadre la signification se restreint quelque peu. Le substantif acquiert maintenant une valeur de neutre. Mais mieux, toutes les occurrences paraissent s’accorder avec le champ d’action que nous venons d’entrevoir. D’une part le substantif intime s’applique aux domaines de la vie privée, restreinte aux relations de l’individu au sein du couple, ou du cercle d’amis. D’autre part, « parlant d'une chose, d'un processus concret ou abstrait1 », il désigne métaphoriquement (à travers un alexandrin de L. Aragon) les « dedans, fond, profondeur,

tréfonds. Quel songe m'habitait dans l'intime des draps2 » — mais c’est un drôle de tour que joue ici la métaphore qui semble, en fait, procéder du sens étymologique de l’Intime. Enfin, quand il désigne en particulier « ce qu'il y a de plus profond, de plus essentiel, de plus original chez une personne3 », cela peut s’effectuer, paradoxalement, contre celle-ci comme le suggèrent ces citations de P. Valéry puis de G. Flaubert qui, pour signifier relativement la même chose (quoique de manière inverse, positive chez le premier, négative chez le second), ont des visions de l’Intime tout à fait opposées :

« Tout se passe dans l'intime de l'artiste comme si les événements observables de son existence n'avaient sur ses ouvrages qu'une influence superficielle. Ce qu'il y a de plus important — l'acte même des Muses — est indépendant des aventures, du genre de vie, des incidents, et de tout ce qui peut figurer dans une biographie. […] Adieu et pour toujours au personnel, à l'intime, au relatif. Le vieux projet que j'avais d'écrire plus tard mes mémoires m'a quitté4. »

Aussi, placé du côté de l’art pour P. Valéry, du côté de la vie pour G. Flaubert, l’Intime semble-t-il pouvoir facilement se délocaliser (si l’on veut bien entendre ce terme en son sens spatial, non économique). Et en même temps, sa structure se

1 Ibid., p.474. 2 Ibid., p. 475. 3 Ibid., p. 474. 4 Id.

consolide, se fait plus claire et distincte, en l’espèce de l’art qui engage toutes sortes de thèmes, de processus, de procédures, de formes — et par art, on peut aussi entendre non seulement celui des deux écrivains ou de manière générale, entre poétique et esthétique, les Beaux-arts, mais aussi dans un sens plus ancien, l’artisanat, tout ce qui a trait aux Arts et Métiers.

1. 2.Ê

TRE ET NON

-

ÊTRE DE L

INTIME

Sur un plan théorique ou moral, l’intime ne se laisse pas facilement définir. Les seules acceptions du mot que nous avons trouvées relèvent de la philosophie, dans l’expression « sens intime » employée par M. de Biran, et de la psychanalyse, à travers le néologisme de J. Lacan, extime.

L’expression de M. de Biran est répertoriée telle quelle dans certains dictionnaires de philosophie. Il n’a pas été difficile de la retrouver dans l’œuvre du philosophe. Mais le sens de l’expression, lui, pose problème, dans la mesure où elle semble mener le philosophe à se contredire. En revanche, la découverte de l’extime tient en partie du hasard. Nous n’avons pas eu l’idée de traiter l’intime par un mot qui semble correspondre à son antonyme et qui n’existe pas dans la langue courante. Même en contrepoint fort de l’Intime dans le texte où nous l’avons découvert pour la première fois, il était sans doute inutile d’en savoir un peu plus. Mais, en le croisant de nouveau au fur et à mesure de nos recherches, nous nous sommes aperçus que, d’une part, son sens pouvait fortement varier d’une référence à l’autre et que, d’autre part, la référence originelle à J. Lacan restait parfois très floue. C’est donc cette exploration de l’espace sémantique et intertextuel, cette remontée vers le texte et le sens sources que nous livrons. Cependant, faut-il se satisfaire de ce retour aux sources, qui enferme le sens ? On aurait peut-être aussi bien fait de parler du Journal extime de Michel Tournier, qui revendique la création du néologisme pour figurer la marche de son livre, le répertoire :

« On peut parler de “journal” sans doute, mais il s’agit du contraire d’un “journal intime”. J’ai forgé pour le définir le mot “extime”. Habitant la campagne depuis près d’un demi-siècle, je vis dans une société d’artisans et de petits paysans peu attentifs à leurs états d’âme. Ce “journal extime” s’apparente au “livre de raison” où les modestes hobereaux de jadis notaient les récoltes, les naissances, les mariages, les décès et les sautes de la météorologie1. »

Mais les dates parlent pour J. Lacan — s’il faut toutefois les prendre en considération car, à ce jeu-là, la parole revient à l’étymologie.