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4 – Habiter à la marge de Noe Valley : les ajustements du territoire

Comme Neils et Mme O., Fiora (11 ans) et sa mère, Mme Y., attestent de forts rapports au quartier et d’une articulation étroite de leurs pratiques et de leurs sociabilités, mais Mme Y. témoigne d’une plus grande ouverture à la mixité. Ce portrait montre la façon dont elle utilise la position intermédiaire de son domicile, à la marge de Noe Valley et à proximité du quartier populaire de la Mission, pour ajuster finement les territoires quotidiens de sa famille en fonction de la dimension de la mixité à laquelle elle souhaite que les uns et les autres soient exposés, sous surveillance.

Fiora vit avec ses parents, son frère (12 ans) et sa sœur (6 ans) ce qu'elle appelle « Mission Dolores », dans la maison que ses parents ont achetée au milieu des années 1990, peu après leur arrivée d’Europe, en partage avec un couple d’amis qui y réside toujours (les parents de Kaetlin (SP, CMS), la meilleure amie de Fiora). Fiora apprécie beaucoup Noe Valley, arguant notamment de sa « sécurité», un critère qu’elle convoque souvent pour juger les lieux qu’elle évoque. Bien qu'elle habite plus loin du cœur du quartier que son camarade de classe Neils, elle a comme lui un fort rapport avec Noe Valley. Elle y a des pratiques locales intenses et variées (le parc Dolores, la 24ème rue, la bibliothèque, les leçons de piano), fortement encadrées par sa mère - sans que Fiora réclame davantage d’autonomie spatiale. Elle a également de nombreuses pratiques hors quartier, avec son club de basket ou de football, avec les sorties culturelles familiales, mais aussi sur la rue Mission avec son père. Comme Leif encore, ses sociabilités sont très centrées sur Noe Valley, en particulier avec son amie et voisine Kaetlin. A la différence de Neils cependant, une partie de ces sociabilités s'inscrivent dans la continuité des amitiés liées dans la classe : elle fréquente souvent ses amies du « groupe des cinq filles » (selon l’expression de son enseignante) de sa classe à Alvarado, presque toutes issues du même milieu social et habitant le quartier ou à proximité.

L'ancrage de Fiora dans Noe Valley offre un certain contraste avec le rapport au quartier plus ambivalent de sa mère. Mme Y. (au foyer – son mari est consultant indépendant) apprécie en effet particulièrement la situation de leur logement à la limite de Noe Valley et de la Mission et la mixité ethnique et sociale qui en découle :

« Ce n’est pas vraiment Noe. J’aime bien ça. Je n’ai pas envie de faire partie de Noe. J’aime pouvoir aller de l’autre côté (en désignant le côté de la Mission) ». « Je trouve que [le quartier] est assez divers. Diversité de couleurs, diversité socio-économique. Si vous vous éloignez d’un pâté de maisons, on serait considéré comme aisés par d’autres gens. C’est un quartier très mixte. Il y a de très grandes maisons individuelles et il y a aussi des appartements plus petits que le nôtre avec beaucoup de gens qui y habitent, alors je dirais que c’est très varié ».

« Varié, ensoleillé, amusant. Je ne voudrais habiter nulle part ailleurs dans la ville163 ».

Sans ses enfants, ses pratiques sont plutôt orientées vers le reste de la ville (gym, bateau), et en particulier vers la Mission, où elle fait certaines courses alimentaires et dont elle aime fréquenter parfois les restaurants ou les clubs de musique sur la rue Valencia avec son mari :

« On aime bien la Mission, de ce côté de la rue Valencia, avec plein de restaurants. Et c’est juste plus intéressant. C’est un peu plus branché. Alors que la 24ème rue n’est pas tellement branchée. C’est près de quelques bons clubs de jazz, de quelques bons endroits pour écouter de la musique, alors c’est plus amusant.164 ».

Mais ses pratiques personnelles sont très contraintes par les emplois du temps des enfants :

« Le temps file…. Je dépose tout le monde. Je suis aussi bénévole aussi à l’école de mon fils [qui est au collège], alors j’ai l’impression de rentrer à la maison, de faire la vaisselle, de courir à droite à gauche pour faire deux trois choses et ensuite il est temps d’aller chercher les enfants à l’école à nouveau165 ».

Finalement, en dépit de ses réticences vis-à-vis de Noe Valley, ses pratiques personnelles, s’y avèrent très ancrées, entre l’école Alvarado, où elle est très active, et l’accompagnement de Fiora (et de sa sœur) à l’école ou à ses activités. De plus, comme Mme O., ses sociabilités sont très locales et fortement articulées autour des enfants : elle fréquente souvent des amies rencontrées par un « groupe de mamans » (Mothers’ Group) ou par l’école ; elle organise aussi chaque vendredi soir un dîner familial avec leurs amis-voisins. La localisation d'Alvarado au sein de Noe Valley a constitué un critère pour le choix de l'école primaire lorsque la question s’est posée pour l’aîné. Mais Mme Y. a tout de même visité une douzaine d'établissements publics avant de se décider pour Alvarado, dont elle a apprécié les nombreuses activités artistiques proposées et la mixité des enfants :

« C’était l’école du quartier. (….) Ce sont les activités artistiques qui m’ont attirée dans cette école, et la diversité. Il y a plein d’écoles privées qui disent, oui, nous sommes mixtes, et je me dis, ouais… Ce n’est pas vraiment ce que… Mes enfants sont des citadins et je veux qu’ils vivent l’expérience de la ville ».

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« It's not really Noe. I like that. I don't want to be any part of Noe. I like being able to go that way (en désignant le côté de la Mission).

I would say it's pretty diverse. Diverse color, socio economic. I think you can be one block away and we would be affluent to some other people. It's a very mixed neighborhood. You've got some very big houses with one family and then you've got smaller apartments than us with lots of people in them, so I'd say it's quite varied.

Varied, sunny, fun. I wouldn't be anywhere else in this city. »

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« We like the Mission on Valencia going that way, with more range of restaurants. And it's just more interesting. It's a little bit more edgy. Whereas 24th street is not so edgy. It's close to some good jazz clubs, some good music places, so it's a bit more fun. »

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Dossier d'études N

° 153

– 2012

« Je veux juste que [mes enfants] soient plus équilibrés, je dirais. Et tolérants. J’aime aussi le fait que les écoles publiques accueillent des enfants qui ont des difficultés et je pense que c’est super pour des enfants de côtoyer ça pour qu’ils ne soient pas… Quand ils voient un enfant dans un fauteuil roulant ou quelqu’un qui est différent…166 ».

Notons que pour Mme Y. la mixité est non seulement pensée en termes ethniques mais aussi en termes de handicaps et d’orientation sexuelle (elle se déclare tout aussi ouverte à la diversité d’orientation sexuelle des relations amoureuses à venir de ses enfants, « du moment qu’ils sont heureux »). Cette conception de la mixité reflète ainsi la place centrale accordée, dans les débats de société (et dans les sciences sociales) aux Etats-Unis, à la question des minorités, celles-ci étant définies comme tout groupe différent de et dominé par le groupe dominant des hommes adultes blancs anglo-protestants et les normes qu’ils ont établies. Elle contraste avec la conception française de la mixité, qui repose, elle, sur l’idée d’une société fondée sur le principe d’universalité, qui, par conséquent, ne reconnaît pas les différences culturelles [Lacorne - 1997 ; Collignon - 2001].

Fiora a ensuite rejoint son frère à Alvarado. Sa petite sœur également, mais dans la section espagnol où elle fréquente davantage d'enfants hispaniques, ce dont sa mère se réjouit :

« J’ai l’impression d’expérimenter la même école mais en voyant l’autre côté de la promotion, ce qui est vraiment super167 ».

Au total, pour Mme Y., le rapport à la mixité est une dimension importante de l’éducation de ses enfants. Ainsi, elle estime que l’école doit être « diverse » car elle constitue un lieu d’apprentissage quotidien de la vie urbaine. Au-delà de l’école, elle apprécie la mixité socio-ethnique (et commerçante) des alentours de son domicile, à la marge de Noe Valley. Mais cette appréciation de la mixité a des limites. D’une part, elle ne se traduit ni dans ses sociabilités, ni dans celles de ses enfants. D’autre part, pour le choix du collège, la mixité est pour Mme Y. moins importante que la question de l'environnement (du collège lui- même, et du quartier dans lequel il est implanté) et surtout, de la performance scolaire. Enfin, si elle-même pratique volontiers la diversité des marges de Noe Valley, ce n’est pas le cas de sa fille : les usages de Fiora sont très centrés sur le cœur de Noe Valley (hormis le parc Dolores) et Mme Y. encadre systématiquement ses déplacements (« Je crois que c’est parce que c’est une fille », se justifie-t-elle). Mme Y. laisse davantage de liberté de déplacement à son fils aîné, mais elle la restreint strictement au cœur du quartier de Noe Valley, assimilant implicitement la mixité urbaine à l’insécurité :

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« It was the neighborhood school. (...) It was the art that pulled me into the school and the diversity. A lot of private schools say yes, we are diverse and I go, yeah..., that is not quite why... My kids are city kids and I want them to experience city life.

I just want (my kids) to be more well rounded, I think. And to be accepting. I also like the fact that public schools have children with learning disabilities and I think that is great for kids to be around that so that they are not like... when they see a child in a wheelchair or somebody who's different.... »

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« Et il reste dans le quartier, dans Noe Valley, ce qui est pratique d’être ici au milieu, parce que Noe Valley, je trouve, est un quartier très sûr alors que le quartier plus branché, la Mission, je ne suis pas à l’aise pour l’instant avec l’idée qu’ils aillent par là-bas168 ».

Finalement, Mme Y. contrôle étroitement le rapport à la mixité de ses enfants en modulant leurs territoires (l’école mais pas le collège, le cœur de Noe Valley mais ni les marges ni le quartier populaire voisin) et leur autonomie en fonction de leur âge et de leur genre.