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Greffage parodique par imitation : présentation des occurrences

1.2 Greffage parodique d'occurrences spécialisées dans le discours

1.2.2.2 Greffage parodique par imitation : présentation des occurrences

Dans les exemples précédemment exposés, le syntagme spécialisé était issu du discours spécialisé victorien, et la créativité de l'auteur se manifestait par la transposition de ce syntagme dans le discours du narrateur. Dans les exemples suivants, les syntagmes eux-mêmes sont le résultat de la créativité de l'auteur, qui parodie certaines des caractéristiques formelles du discours spécialisé. Le jeu linguistique prendra alors comme cible, d'une part, le contraste étymologique entre les termes spécialisés et les termes du lexique général, d'autre part, la forme nominale privilégiée du discours spécialisé.

Les quatre expressions nominales « the two functions of eating and drinking », « an expansion of eye », « a deficiency of breath » et « a sufficiency of cold water » résultent de ce phénomène de parodie par imitation. Il y a reproduction d'un syntagme nominal spécialisé existant, mais dans le même temps, variation par rapport à ce modèle. On reconnaît effectivement dans ces occurrences un noyau nominal qui sert d'amorce à certains syntagmes spécialisés, mais qui n'est pas suivi du complément attendu. C'est donc au niveau de ce complément du nom que le phénomène de variation prendra tout son sens. Ce sera plus particulièrement le contraste étymologique entre le complément donné, d'origine anglo-saxonne, et le complément attendu, d'origine latine, qui sera à l'origine de la parodie. Ces expressions pseudo-spécialisées sont le résultat d'une mise en scène artificielle d'hybridation au niveau d'une structure complexe, qui n'est pas sans rappeler un processus similaire qui s'est produit, au niveau de certains mots, lors du développement du lexique anglais ; Michel Paillard (Lexicologie contrastive 110) y fait référence lorsqu'il rappelle que ce lexique dispose d'une affiliation principalement double, latine et germanique :

La double filiation ne s'arrête pas à la mixité du lexique mais va jusqu'à l'hybridation, c'est-à-dire l'incorporation de matériaux des deux origines dans les composés et les dérivés : gentleman soude un élément latin à gauche et un élément germanique à droite, armchair fait la même chose dans l'ordre inverse […]

Le syntagme nominal « the two functions of eating and drinking » constitue un premier exemple d'hybridation. Il est utilisé pour faire référence au fait de se restaurer : « […] Noah Claypole not being at any time disposed to take upon himself a greater

amount of physical exertion than is necessary to a convenient performance of the two functions of eating and drinking […] » (chap. XXVII). Cette expression est prise entre la répétition d'une expression médicale existante, « the function of alimentation », et sa modification. Le London Medical Dictionary fournit une définition assez détaillée du noyau de ce syntagme nominal. Le terme « function » y est donné comme synonyme d’« action ». Plusieurs exemples y sont proposés en contexte, tels « the natural functions » et « the animal functions ». On trouve également comme termes récurrents les syntagmes nominaux « the function of alimentation », « the function of nutrition », « the function of deglutition » ou « the function of digestion », pour n'en citer que quelques-uns. Dans ces expressions attestées, les substantifs proposés sont bien issus du latin. En outre, l'expansion du noyau nominal prend la forme d'un substantif. A l’inverse, dans l’occurrence du texte, les compléments du nom, « eating » et drinking », sont des nominalisations gérondives de racine saxonne. Ces termes n’appartiennent pas au vocabulaire spécialisé de la physiologie, et leur emploi n’est pas conventionnel dans le domaine médical. Le substantif « function » joue alors, pour ainsi dire, le rôle d’amorce pour le lecteur, qui s’attend naturellement à un complément du nom issu du latin, attente contrariée volontairement par l'auteur.

Le syntagme nominal « expansion of eye » fonctionne également selon ce même principe de répétition avec variation au niveau du complément d'origine latine attendu. Cette expression fait irruption dans le discours du narrateur pour décrire l’attitude adoptée afin de calmer les pauvres : « Whether an exceedingly small expansion of eye be sufficient to quell paupers, who, being lightly fed, are in no very high condition; or whether the late Mrs. Corney was particularly proof against eagle glances; are matters of opinion. » (chap. XXXI) Le substantif « expansion », issu du latin, est utilisé dans le domaine de la physiologie. C'est, en général, le substantif « pupil », issu du français, qui lui sert de complément du nom. Les occurrences de l'expression « expansion of the pupil » sont effectivement légion dans le corpus Google Books. Dans Oliver Twist, Dickens remplace ce complément attendu par le substantif « eye », terme aux origines saxonnes, et le style médical du syntagme de tomber à plat.

En ce qui concerne les syntagmes nominaux « a deficiency of breath » et « a sufficiency of cold water », la parodie fonctionne sur le même schéma d'hybridation, mais est, en réalité, double, voire triple, si l'on prend en compte le fait que le second syntagme est lui-même marqué du sceau de l'hybridité. Tout d'abord, le terme « a deficiency of breath » fonctionne sur le même mode parodique de répétition avec variation du complément, que les deux occurrences précédentes. Associé à « breath », le substantif « deficiency » reçoit typiquement une interprétation spécialisée ; en effet,

nous n’avons trouvé aucune occurrence du syntagme nominal synonyme, « a lack of », dans les ouvrages médicaux du corpus Google Books. Il n'y a rien d'étonnant à cela puisque le substantif « lack » est d'origine germanique, tandis que le substantif « deficiency » est d'origine latine. Selon cette même logique, il semblerait que cela soit plutôt le nom d'origine latine « respiration », plutôt que « breath », d'origine anglo-saxonne, qui complète d'ordinaire le nom « deficiency », dans le domaine médical. Mais la réplique parodique d'un syntagme médical existant ne s'arrête pas là, dans ce passage.

D'une part, le syntagme coordonné « a sufficiency of cold water » est lui-même marqué du sceau de l'hybridité étymologique (relève entièrement du vocabulaire du langage commun), puisque le terme « deficiency » est d'origine latine, tandis que le terme « cold water » est d'origine anglo-saxonne ; d'autre part, il constitue une réplique parodique du syntagme avec lequel il est coordonné, dont nous avons dit qu'il était lui-même de nature parodique ; d'où un degré de ressemblance qui s’amenuise, et une parodie qui devient plus grossière. C’est uniquement le lien syntaxique de coordination qui unit « a deficiency of cold water » et le syntagme pseudo-spécialisé « a sufficiency of breath » qui rend cette ressemblance visible. Des similarités sont effectivement notables tant sur la plan structurel que phonétique. Il y a reproduction du schéma syntaxique N1 OF N2, et les deux substantifs, « deficiency » et « sufficiency », en plus d'être des antonymes, sont également des paronymes.

La parodie par imitation fonctionne un peu différemment pour l'adjectif « vocular », même si l'origine gréco-latine des termes spécialisés est encore en jeu. La répétition s'appuie sur deux éléments, le signifiant « vocular » lui-même, ainsi que le suffixe aux consonances savantes « -ULAR ». Le phénomène de variation parodique touche le signifié du terme « vocular » par le biais de la néologie sémantique.

L'adjectif « vocular » est utilisé par le narrateur lors de sa reformulation des paroles d'un « gentleman » qui assiste à la scène et fait référence aux hurlements émis par Noah Claypole : « He […] inquired what that young cur was howling for, and why Mr. Bumble did not favour him with something which would render the series of vocular exclamations so designated, an involuntary process. » (chap. VII, cns). Le syntagme nominal « vocular exclamations » équivaut à une « réanalyse » pseudo-érudite du terme commun aux racines anglo-saxonnes, « to howl », qui se trouve en début de phrase. En outre, cette expression présente la particularité d'être pléonastique car, au final, il est spécifié que les hurlements « sont émis par la voix ». Knud Sørensen fait référence à l'adjectif « vocular » dans sa section « Latinisms »73, en précisant que

Dickens se montre prolifique en matière de latinismes ; toutefois, il ne va pas plus avant dans son étude. Il s'agit en fait ici plus spécifiquement d'un cas de néologie sémantique, qui peut se définir par « l’apparition d’une signification nouvelle dans le cadre d’un même segment phonologique […]. Toute création sémantique de caractère lexical se traduit par une nouvelle union entre un signifiant et un signifié » (Guilbert64).

L’Oxford English Dictionary atteste bien de l’existence du terme « vocular » dès 1813, mais avec une acception non spécialisée, puisqu'il y est synonyme de « vocalic » : « Vocular [f. L. vocula vocule + -ar.] 1. Vowel, vocalic. 1813 J. C. Hobhouse Journey (ed. 2) 1056 The vocular sound in bread. » Ainsi, selon le processus de néologie sémantique, Dickens enrichit-il les traits sémantiques du lexème « vocular » par catachrèse (c'est-à-dire l’utilisation « erronée » du terme). Aussi l'adjectif « vocular » apparaît-il pour la première fois dans Oliver Twist avec le sens de « vocal ». L’Oxford English Dictionary témoigne de cela en citant ce passage comme seule et unique source d'illustration de l'emploi de l’adjectif comme synonyme de « vocal » : « 2. Vocal. 1838 Dickens O. Twist vii, Something which would render the series of vocular exclamations so designated [sc. howling], an involuntary process. » Le syntagme nominal « vocular exclamations » est donc clairement pléonastique.

Reste donc à savoir pourquoi l'auteur se livre à une démarche onomasiologique, pour ainsi dire, « erronée », car c'est bien de cela dont il s'agit : il va du signifié vers un signifiant inapproprié par rapport au signifié de départ, sachant que la langue lui offrait pourtant le terme adéquat (« vocal »). Selon toute logique, un élément devait faire défaut à cette forme existante. En mettant ces deux adjectifs en regard dans une démarche contrastive, nous constatons que seul leur suffixe diffère. Ceci nous amène à nous interroger sur ce que dispose le suffixe « -ular » dont le suffixe « -al » serait dépourvu. Il semblerait que la réponse à cette question soit la très grande productivité de cet affixe dans le discours médical.

Un faisceau d'indices converge vers cette piste. Le dictionnaire contemporain Merriam-Webster's a Dictionary of Prefixes, Suffixes, And Combining Forms nous éclaire sur la signification de ce suffixe, en proposant plusieurs exemples ayant trait au domaine médical : « -ULAR adj suffix : of, relating to or resembling (crevicular) – chiefly in words where the base word is derived from a Latin word having a diminutive in –ulus, -ula, or (tubular), (valvular) ». En outre, une encyclopédie médicale du XIXe siècle répertorie le suffixe « -ula » dans les suffixes utilisés en médecine : « [...] ula, well known as Latin diminutive termination [...] imports of “the matter, make or nature of ” [...]». (Curtis 37). L'origine étymologique fournie par l'OED atteste bien, par ailleurs, d'une

racine latine en «-ula » pour le terme en question : «Vocular [f. L. vocula vocule + -ar.]». En outre, le suffixe « -ular » apparaît dans un dictionnaire médical en ligne avec la même signification que le suffixe « ula »74 : « -ular, 1 combining form meaning "pertaining to" something specified: appendicular, molecular, pedicular. 2 combining form meaning "resembling" something specified: circular, globular, tubular. ». Enfin, lorsque nous feuilletons un dictionnaire médical contemporain à l'œuvre, les exemples d'adjectifs du même type sont légion :

AURICULAR, oricular, Auricularis, from oricula “the ear”. That which belongs to the ear, especially to the external ear. […] STERNO-CLAVICULAR, sterno-clavicularis. That which relates to the sternum and clavicle. […] SCAPULAR, Scapuloaris, from scapula, the “shoulder-blade”. That which relates or belongs to the scapula. (Dunglison)

Nous repérons, avec tous ces exemples, un phénomène de dérivation lexicale qui permet de passer du nom de l'organe, en latin, à l'adjectif dénotant ce qui se rapporte à cet organe. L'adjectif « auricular » avait, d'ailleurs, déjà remporté la faveur de l'auteur dans son œuvre précédente, et presque contemporaine d'ailleurs : « a grin which agitated his countenance form one auricular organ to the other » (Pickwick chap. V). Est-il aussi nécessaire de rappeler que Dickens emploie l’adjectif « muscular » à plusieurs reprises dans le roman ? Pourtant, étonnamment, le terme « vocular » ne figure dans aucun dictionnaire médical de l'époque, et il apparaîtrait ainsi que le nom latin « vocula » n'ait pas eu sa contrepartie adjectivale « vocular » à l'époque de Dickens. Aussi, selon toute logique, Dickens a pallié ce manque par le biais de la néologie sémantique, en rétablissant le sens dont aurait dû déjà jouir l'adjectif « vocular ». Selon nos constatations, cet adjectif est l'aboutissement de la dérivation du substantif « vocula » (la voix en latin) en l’adjectif « vocular », qui dénote ce qui a les qualités de la voix, ce qui se rapporte à la voix. C'est donc par imitation que « vocular » en est venu à prendre cette signification.

Enfin, lors de la parodie par imitation, la prédilection du discours spécialisé pour la nominalisation et les groupes nominaux complexes est également exploitée. La célèbre demande de gruau d'Oliver est présentée sous ce principe formel avec un vocabulaire légal typique : « For a week after the commission of the impious and profane offence of asking for more, Oliver remained a close prisoner in the dark and solitary room to which he had been consigned by the wisdom and mercy of the board. » (chap. III) Ces termes sont à analyser comme une sorte d'écho ironique du

discours ampoulé et rigide des autorités de la paroisse. Plusieurs formulations alternatives auraient été envisageables, mais elles n'auraient pas fait la part belle au style légal parodié. Ainsi, par exemple, l'utilisation d'une forme verbale avec un vocabulaire spécialisé ou courant, aurait témoigné d'un niveau de langue moins élevé, la seconde possibilité étant la plus neutre stylistiquement : « For a week after he had committed75

the impious and profane offence of asking / asked for more […] » (cns).

Le même principe de nominalisation allant de pair avec un niveau de langue élevé est à l'œuvre pour décrire le vol auquel se livrent le Dodger et Master Bates : « […] the Dodger, and his accomplished friend Master Bates, joined in the hue-and-cry which was raised at Oliver's heels, in consequence of their executing an illegal conveyance of Mr. Brownlow's personal property » (chap. XII). De même que dans l'exemple précédent, la proposition nominalisée, en gras dans l'exemple cité, témoigne d'un niveau de langue plus élevé que plusieurs autres possibilités. Parmi celles-ci, une proposition à forme finie comportant un vocabulaire commun ou spécialisé, avec, selon le cas de figure, un niveau de langue allant decrescendo : « […] after they had executed an illegal conveyance of / stolen Mr. Brownlow's personal property ». Dans l'exemple retenu, l'occurrence spécialisée est très dense en nominal, puisqu'elle compte deux nominalisations : une nominalisation en -ING, « their executing », et une nominalisation verbo-nominale « the conveyance » ; ceci a comme effet d'alourdir encore plus le passage et de renforcer la parodie. Nous ajouterons que, du point de vue de la terminologie, ce qui relève du greffage par transposition, le terme « conveyance », est riche en suggestions. En réalité, dans cette occurrence, les deux acceptions, spécialisée et non spécialisée, du terme « conveyance » sont convoquées. En effet, non seulement ce terme désigne, dans le langage général, le fait de dérober un objet, « Furtive or light-fingered carrying off; stealing. […] » (TLFi), comme dans la situation extralinguistique, mais il fait aussi référence à un acte légal, « Law. The transference of property (esp. real property) from one person to another by any lawful act (in modern use only by deed or writing between living persons). » (OED) ; cette acception est peut-être moins légitime au vu de la situation, mais elle est tout de même sous-jacente.

Nous disposons à présent du recul nécessaire sur les greffons parodiques pour aborder les stratégies de traduction mises en œuvre par les traducteurs du corpus.

75 Cette possibilité apparaît d'ailleurs dans un autre passage du roman : « The offence had been committed within the district […] » (chap. XI)

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