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1.2 Greffage parodique d'occurrences spécialisées dans le discours

1.2.1.3 Greffage parodique et ton comique

Ce que nous avons identifié comme un phénomène d'« incursion d'occurrences spécialisées dans un discours non spécialisé », correspond à une pratique comique, qui fonctionne selon une règle générale définie par Henry Bergson (54) : « On obtiendra un effet comique en transposant l'expression naturelle d'une idée dans un autre ton. » Ce dernier illustre plus précisément son propos, et l'on reconnaîtra, sous un point de vue un peu différent, le même phénomène que ce que nous avons identifié sous le terme de greffage parodique : « Certaines professions ont un vocabulaire technique : combien n'a-t-on pas obtenu d'effets risibles en transposant dans ce langage professionnel les idées de la vie commune! » (Bergson 57) Ainsi, le même phénomène se produit dans le roman, les « idées de la vie commune » sont transposées dans ce langage lui-même transposé, greffé dans le discours du narrateur.

Les incursions de termes spécialisés ou pseudo-spécialisés reposent sur la possibilité, dans le discours, de jouer sur le mode de représentation d'un référent, et plus particulièrement sur ce que Michel Ballard nomme « le paradigme de désignation », dont il donne la définition suivante :

Le paradigme de désignation est l'ensemble des modes de représentation possibles d'un référent dans le discours. […] Ces modes de représentation vont de l'ellipse à la périphrase en passant par les pronoms, les hyperonymes, les hyponymes, le nom propre et les figures de discours. […] Le paradigme de désignation est distinct de la synonymie lexicale, qui est enregistrée dans les dictionnaire ; la relation qui unit les modes de représentation du paradigme de désignation est

58 Le terme « collocation » désignera selon la Terminologie de la traduction, un « Ensemble de deux ou plusieurs mots qui se combinent naturellement pour former une association syntagmatique et idiomatique dans un énoncé. » (Delisle et al. 19) Toujours selon cette définition, « il n'existera pas de rapport de synonymie entre les termes collocation et co-occurrence. [et] Le trait distinctif retenu est le caractère figé, prévisible, voire syntagmatique de la collocation. »

la synonymie référentielle ; même si l'on peut en codifier les réalisations, l'utilisation de celles-ci correspond, comme pour les synonymes linguistiques, à des choix énonciatifs et stylistiques mais elles en élargissent la palette […] (Ballard, Versus 2, 89)

Selon les différentes possibilités de désignation offertes par ce paradigme, dans Oliver Twist, certaines situations, ou certains éléments de la situation, sont alors analysés avec un œil d'expert, dans un « style » médical ou légal. Citons, tout d'abord, à titre d'exemples fonctionnant sur le mode de la parodie par transposition, la désignation de la cuillère en argent de Mrs. Corney par le terme légal de « private property » (156), ou de la force mise en œuvre par Noah pour plisser le nez par le terme médical de « muscular action » (52). Mentionnons également, en guise d’illustration reposant, cette fois-ci, sur la parodie par imitation, la référence au regard destiné à intimider les plus humbles par le biais de l'expression pseudo-scientifique « an expansion of eye », ou la référence à la demande de gruau faite par Oliver par le biais de l'expression de style légal « the commission of the impious and profane offence ». Derrière cette parodie, qui est source de comédie, il faut aussi voir une dénonciation de la déshumanisation. 1.2.1.4 Greffage parodique et ironie

Le greffage de termes spécialisés dans le discours du narrateur participe d'un processus général de critique de la déshumanisation. Harry Stone (579) met en lumière dans sa thèse le fait que, pour Dickens, la science était effectivement synonyme de déshumanisation : « […] he could not abide science which was composed merely of fact and blatant materialism, […] he could not abide science which left out warmth and human values […] he could not abide science which scoffed at art and humanistic endeavors […] ». Par conséquent, aux yeux de l’écrivain, ce qui a trait à la science va à l’encontre de ce qui est humain. Et, le discours spécialisé serait, selon Susanne Richardt (79), le langage de la science, par excellence : « Language for Special Purposes is one of the many competing names that all denote the same object of research – the language of science : pragmatic, communicative and purpose-oriented. » Elisa Perego (2), dans son analyse du discours spécialisé tel qu'il est présenté par Morizio Gotti, souligne que ce type de discours se veut objectif : « In Specialized Discourse, words which are information carriers have only a denotative function and lack any kind of emotional and connotative meaning. » Les maîtres mots de ce discours sont, selon Morizio Gotti : « Exactitude, simplicity and clarity, objectivity, abstractness, generalisation, density of information, brevity, emotional neutrality, unambiguousness, impersonality [...] » (qtd. in Perego 2).

Ainsi, lorsque ces greffons spécialisés apparaissent dans le discours du narrateur, un processus de réification est en jeu. Les occurrences médicales jettent un éclairage brut sur le fonctionnement du corps humain. Elles tendent à le dénuer de son humanité, en ce qu’elles le montrent d’un point de vue totalement fonctionnel. Quant aux occurrences légales, le point de vue sur le réel reste tout aussi distant, objectif et sans véritable empathie avec l'objet du discours en question, qu'il soit humain ou non. De ce fait, dans ces passages narratifs où le greffage est à l’œuvre, le degré de détachement reconnu par Tomoji Tabata (« Narrative Style and the frequencies of very common words » 105) au texte narratif dickensien à la troisième personne se trouve poussé à l'extrême.

Ces occurrences spécialisées greffées, seraient, en quelque sorte, la manifestation symptomatique de la plus grande part que prend progressivement la science dans le monde victorien. Cette progression se reflète, d'ailleurs, dans la vulgarisation des termes spécialisés qui tendent à être absorbés dans le langage quotidien :

Such milieu words gradually find acceptance in the common vocabulary of the people, and though originally belonging to special professions and spheres of life, will come to lose much of the power of evocation and be employed by every ordinary person either in the literal or, more frequently, in the figurative meaning without suggesting the line of life he or she is engaged in. (Yamamoto 21)

Le phénomène de greffage se veut le reflet d'une quête de rationalité qui s'est emparée de la société victorienne : « Cette quête de rationalité s'étendait aux comportements humains dont les discours professionnels de la sociologie, de la médecine et de la loi avaient la prétention de saisir toute la signification. » (Vanfasse Charles Dickens : entre normes et déviance 40). Ce phénomène d'incursion est à concevoir comme un « dispositif » iconique et rhétorique exposant, pour mieux les dénoncer, les changements de la société de l'époque.

Il s'agit d'un discours ironique59 : les occurrences spécialisées qui apparaissent dans le discours du narrateur se font l'écho d'un discours déshumanisant qui émane de

59 Nous rappelons la définition de l'ironie proposée par Oswald Ducrot, dans une approche énonciative : « Parler de façon ironique, cela revient pour un locuteur L à présenter l'énonciation comme exprimant la position d'un énonciateur E, position dont on sait par ailleurs que le locuteur L n'en prend pas la responsabilité, et, bien plus, qu'il la tient pour absurde […] La position absurde est directement exprimée (et non pas rapportée) dans l'énonciation ironique et en même temps elle n'est pas mise à la charge de L puisque celui-ci est responsable des seules paroles, les autres points de vue manifestés dans les paroles étant attribuées à un autre personnage E. » (211)

plusieurs autorités. Parmi celles-ci, le Conseil de la paroisse, qui fait preuve d'« charité administrative, impersonnelle et inhumaine » (Monod, Dickens romancier 117). Ce Conseil, qui soutient le système de la New Poor Law, adopte une terminologie explicitement déshumanisante, avec, par exemple, le terme « farm », dont nous discuterons dans un chapitre ultérieur traitant de l'ambiguïté. Son discours se veut proche de celui d'une autre instance supérieure, la loi, elle-même discréditée par le biais de la figure symbolique du juge Fang. Aussi, le syntagme légal « the commission of the impious and profane offence » (chap. III), qui qualifie la célèbre demande de gruau d'Olivier, serait l'exemple par excellence de ce langage autoritaire et hyperbolique qui a valeur de loi. Il se fait l'écho ironique du discours réprobateur, ampoulé et rigide, tenu par les conseillers de la paroisse quelques pages plus tôt. Ainsi, locuteur et énonciateur sont-ils bien distincts dans cette énonciation. Le langage de la loi sera la cible de la satire dickensienne bien plus tard encore, puisque « Bleak House satirizes the inhumanity of the lawyers who refer to Esther as though she were an inanimate object » (Brook 73). Certains concepts philosophiques, également théorisés dans le domaine légal, tels les concepts de « property », sont également la cible de l'ironie dickensienne. Le discours philosophique associé à ces figures d'autorité que sont les conseillers de la paroisse, « very sage, deep, philosophical men » (25), se voit, en effet, par là même, aussitôt déprécié.

Après avoir fait état des enjeux littéraires de ces occurrences dans le roman, abordons maintenant les différentes occurrences sélectionnées selon les deux types de fonctionnement parodique dégagés : la transposition et l'imitation.

1.2.2 Étude des échantillons du texte de départ relevés

Avant d'aborder les traductions du corpus, il est essentiel de fournir une analyse exhaustive des échantillons relevés dans le texte. Cette étape est nécessaire pour cerner les enjeux littéraires de chaque occurrence et, par conséquent, les défis que les traducteurs ont eu à relever. Tous les éléments qui vont être dégagés correspondent à une sorte d'idéal de ce que le traducteur devrait prendre en compte lors de l'analyse de chaque occurrence durant la phase d'interprétation60 du processus de traduction. Au cours de cette étude, nous serons amenée à donner plus de précisions sur les expressions médicales, pour la simple et bonne raison que ces occurrences typiques du XIXe siècle sembleront assez opaques pour un lecteur du XXIe siècle. Notre analyse se

60 « Opération du processus de traduction qui consiste à donner une signification pertinente aux mots et aux énoncés du texte de départ auxquels le traducteur associe des compléments cognitifs en vue de dégager le sens. » (Delisle et al. 46)

fera en deux temps : nous présenterons, tout d’abord, les occurrences qui relèvent de la parodie par transposition puis celles qui relèvent de la parodie par imitation.

1.2.2.1 Greffage parodique par transposition : présentation des occurrences

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