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Etudier la bisexualité et la naissance du discours sexuel

Chapitre 2 : S’émanciper de la psychanalyse

2.2 Gender Studies et Queer Théories La question du genre

Avant même de nous pencher sur la construction de la polémique autour de la notion du genre et, par extension, sur ses conséquences sociales et politiques à travers les différents mouvements des années 1970 et 1980, nous devons reconsidérer la question de la sexualité, non plus dans une problématique qui s’ouvre à la connaissance ou à l’éclaircissement de sa relation avec la société et l’identité de chacun – même si nous allons évidemment y revenir très vite puisque nous parlons d’un “ tout ” sexuel –, mais sur les problèmes médicaux qui sont liés à elle dans sa relation avec le virus du VIH. Nous ne pouvons, en effet, faire l’impasse sur la découverte de cette maladie, parce qu’elle touche directement notre sujet principal : la sexualité et les institutions, la société, le corps, et, enfin, le rapport à soi et à son identité. Ce n’est donc pas un hasard si toutes les théories qui ont touché la sexualité ont connu une accélération importante à partir des années 1970 dans le monde entier et plus particulièrement dans les années 1980, la date de la découverte du sida coïncidant parfaitement avec ce qui va nous intéresser ici. Si les féministes furent les premières à bousculer les affirmations sociales dans son lien entre les sexes biologiques et les rapports normés entre les hommes et les femmes, notre travail sur la sexualité, mais plus précisément sur les questions homosexuelles et bisexuelles se doit de considérer les théories des années quatre-vingt dans un ensemble de contextes qui ouvrent la question sexuelle dans tous les domaines, mais précisément dans ceux des sciences humaines ; l’histoire de la sexualité en Occident ne peut se faire sans une généalogie des évènements soudains de la fin des années 1970. La théorie du Gender et le Queer movement, ou plutôt, nous devrions parler des “ Queer movements ”, puisqu’il s’agit, depuis la naissance des premières études de genre, d’une multitude de mouvements, se contredisent les uns les autres parfois, autour de la question de notre sexe, de notre identité sexuelle, de notre sexualité et des rapports toujours mouvants qui théorisent et bousculent la relation que la société peut entretenir avec nos concepts fondamentaux à ces sujets. Cette révolution n’a pu se faire sans au préalable une remise en question de ce qui liait auparavant le sexe biologique et le comportement social censé s’y référer. Mais encore, les théories

intellectuelles sont allées plus loin et ont parlé de comportement sexuel en totale division avec le sexe biologique ou social, c’est-à-dire, le genre ou gender. C’est à ce moment précis, lorsque les questions de genre interrogeaient les questions du pansexualisme, que la découverte du VIH, devient une question publique préoccupante laissant la porte ouverte à de nombreuses discriminations sexuelles (du moins dans un premier temps, puisque, nous verrons que les faits ont démenti certains préjugés de l’époque). Nous verrons alors que les Gender Studies, naissent et s’épanouissent dans un contexte sociopolitique particulier, propice à de fortes remises en questions et à des bouleversements importants qui touchent à la fois les domaines intellectuels, politiques, sociologiques, mais aussi, et plus simplement, notre manière de vivre notre propre sexualité et notre propre position sexuée.

Mais avant tout, rappelons que notre tâche, dans cette thèse, est de comprendre comment se créent les liens qui unissent la société à la sexualité, alors qu’elle relève de l’ordre de la vie privée, intime, et qu’elle peut devenir, semble-t-il, la scène de nombreuses polémiques et études relevant, elles, de la vie publique. Notre corps, ses besoins, ses mécanismes internes, en relation avec nos désirs et notre responsabilité de ceux-ci, devient le siège de nombreuses interrogations quant à la considération de notre sexualité et de notre identité sexuelle. Si nous avons choisi la bisexualité comme objet d’étude, c’est parce qu’elle renvoie une image d’instabilité sexuelle qui engendre fatalement une grande ambiguïté identitaire, une incompréhension indéniable et une marginalisation certaine. Pourtant, nous nous efforçons, jusque là, dans ce travail, de déjouer les méconnaissances et les nombreuses ombres qui la cernent encore aujourd’hui pour nous échapper de la facilité que l’on peut avoir de parler de bisexualité comme liberté ou encore, comme homosexualité moderne, dans le sens où la libération des mœurs actuelles en France laisserait le choix, alors même que nous pressentons une inadéquation entre ce discours et la réalité, ou même, plus simplement et plus généralement, entre tous les discours tenus sur toutes les formes de sexualités et la réalité de nos besoins et surtout de nos désirs. Ces discours, dans la conjoncture actuelle, mettent en jeu, non plus seulement, le corps et le regard que la société porte sur nos agissements, mais bien notre identité et toutes les constructions qui en découlent avec de nombreuses interrogations qui restent encore trop en suspens. Il est fort probable que nos questions soient déjà les descendantes des balbutiements de théories du genre et même des questions féministes, mais, nous allons le voir, la révolution sexuelle des années 1970, n’a pas seulement remis en cause la société

traditionnelle, mais a donné naissance à une véritable ouverture de concepts, ainsi, plus négativement, qu’à une nouvelle norme, à de nouvelles contradictions en termes de sexualité.

Il est donc parfaitement logique, au-delà du fait de s’intéresser maintenant à la question du genre, de se pencher sur l’organisation du mouvement Queer, mouvement social cherchant à déconstruire les fondations classiques qui, jusqu’alors ancraient toutes les données communes en matière de sexualisation et de comportement sexuel. Nous ne perdons pas pour autant de vue que nous nous laissons la liberté de soupçonner une quelconque méprise à propos de la liberté sexuelle et de l’évolution des mœurs qui pourtant, semblent bien transparaître à travers ces théories et mouvements sociopolitiques. Alors, des théories des premières féministes, des discussions des intellectuels qui s’en suivirent, mais aussi des réactions vives de la part des populations occidentales, homosexuelles, bisexuelles, transgenres, ou même hétérosexuelles, mais aussi des mouvement culturels qui en sont nés, que reste-t-il ? Toutes ces manifestations ont-elles finalement bien abouti à une libération de la sexualité ou, au contraire, à une forme de brouillage de pistes que les sujets ont perdues en route à force de repousser les limites de la sexualité, de la corporéité et des identités à un moment de l’histoire politique où, par exemple, la santé publique et les comportements sexuels, notamment homosexuels, sont au centre de toutes les attentions institutionnelles de par la découverte de ce qu’ils appelaient initialement, le “ cancer gay ”, soit, le virus du Sida ? Dans ce contexte, le corps est-il devenu un instrument politique, outil permettant de revendiquer une rébellion politique dont l’ampleur dépassera les autorités ? La lutte a-t-elle plus d’impact lorsque le corps est un moyen de communiquer et de militer plus fort, plus imposant encore que la parole ? Si oui, est-ce pour cette raison que la libération sexuelle a eu de grandes conséquences que nous récoltons, cultivons et peut- être mythifions toujours aujourd’hui ? Ce combat est-il toujours d’actualité ? L’importance que nous apportons au cas de la bisexualité est-il le fruit de cette révolution ? Le militantisme a-t-il réellement encore sa place dans le domaine de la sexualité, et notamment dans celui de la bisexualité ?

Nous allons voir qu’il n’est pas évident de retracer l’histoire de la théorie du genre, ni celle qui en découle directement dans le monde intellectuel anglo-saxon et français, soit, le mouvement Queer ainsi que l’histoire pourtant aujourd’hui souvent oubliée du

Bloomsbury movement. Il n’en sera d’ailleurs pas question ici. Nous nous limiterons à

de la naissance des Gender Studies, notamment en insistant sur les évènements sociaux qui l’entourent, sur l’Histoire des idées que nous semblons encore porter aujourd’hui. A ce propos, Eric Fassin, sociologue, écrit :

Qu’est-ce que le genre ? La réponse à cette question est inséparablement théorique et historique. En d’autres termes, l’apport du concept de genre ne peut être appréhendé indépendamment d’une étude des usages qui en sont faits (ou pas, du reste) : la théorie du genre ne peut faire l’économie d’un retour réflexif sur son histoire. […] si le genre n’est pas porteur d’une signification univoque, , ce n’est pas seulement que ce projet théorique est redéfini en fonction des contextes ; c’est aussi un concept – et l’enjeu est d’une importance toute particulière aujourd’hui alors qu’il a gagné en légitimité même en France – inséparablement critique et normatif, depuis son passage du discours médical aux théories féministes, jusqu’à sa reprise actuelle dans un “ féminisme d’Etat ” inséparable d’une géopolitique. Aussi, l’empire du genre demande-t-il à être toujours appréhendé de manière historique. 1

Nous voyons bien à la lumière d’Eric Fassin, que le concept de genre est né, puis s’est modifié, redéfini, développé, selon des influences extérieures à lui qui nourrissaient ses auteurs, acteurs, détracteurs. Il est donc, à la fois, précisément repérable, mais insaisissable en ce qui concerne son universalisme (d’où le dépassement ou sa substitution au féminisme). Ainsi, à la fois, difficile à cerner précisément, incontournable lorsqu’on parle d’identité sexuelle ou de sexualité, mais résultant de confrontations théoriques parfois paradoxales, étant souvent utilisé de façon impropre, le genre reste une question difficile à étudier tout en étant essentiel dans la compréhension des bases de notre sexualité actuelle. Pourtant, il est certain que sa naissance date des prémisses du féminisme. Effectivement, il semble que lever le voile sur certains tabous est une tâche particulièrement ardue à l’aube de la dite “ révolution sexuelle ”. 1949 est la date à laquelle Simone de Beauvoir écrit cette phrase qui aura un destin impressionnant de par sa popularité et la précision de sa portée alors qu’elle arbore une sobriété à toute épreuve : “ On ne naît pas femme, on le devient. ”2 L’identité sexuelle n’est donc pas un fait biologique, mais bien une fabrication culturelle. L’artifice de ce résultat se doit d’être évidemment discuté et surtout, bien

1

Eric Fassin, Le sexe politique, genre et sexualité au miroir translatantique, Editions de l’EHESS, 2009, Paris, pp. 25 et 26.

2

compris puisqu’il induit fatalement de grands changements théoriques, une inévitable remise en question de la condition de la femme dans la société occidentale.

Cette remise en question est ce qui donne naissance aux théories et actions féministes d’abord françaises qui, de la fin des années cinquante jusqu’à la fin des années quatre- vingt, s’appuieront sur la force de raisonnement de grandes figures encore isolées et encore marginalisées à leur époque telles que Simone de Beauvoir ou encore Elisabeth Badinter. Suit à leurs propos une reconsidération de la société française jugée réactionnaire, traditionnaliste, notamment par rapport à la condition féminine toujours soumise à la supériorité illégitime de l’homme.

Les théories queer et la bisexualité

Mais notre but ici n’est pas de travailler sur les théories féministes, même si, comme nous l’avons déjà dit, elles sont à l’origine de ce qui nous intéresse, soit, le lien entre privé et public dans la construction intime de notre sexualité et de notre identité sexuelle. Ainsi, si les études freudiennes et, avec elles, la naissance de la psychanalyse ont fatalement eu pour conséquence une impressionnante révolution dans l’histoire de la sexualité, ce tournant, que nous nous devions évidemment de citer et de travailler comme nous l’avons fait plus tôt, n’est cependant pas en symétrie parfaite avec notre thèse, puisque nous avons vu que l’individualisation des construction psychanalytiques de la sexualité en corrélation avec les connaissances biologiques de celle-ci à cette même période s’éloigne de la théorie d’une conception collective de la sexualité. A contrario, les théories féministes, notamment celles qui tournent autour de la question du genre ainsi que la naissance de la théorie du Queer, et, par extension, l’émergence des associations, organisations évènementielles qui sont créées pour plébisciter les causes bisexuelles, homosexuelles ou transgenres, sont en lien direct avec notre travail et notre problématique générale.

Effectivement, en même temps que ces derniers évènements des années soixante-dix constituent un virage social dans l’histoire occidentale, la révolution sexuelle (en réalité, nous devrions plutôt parler de révolution des sexes) symbolise également le virage que prend notre thèse. En effet, c’est à ce moment de notre travail, et à ce moment de l’histoire des mœurs occidentales, que la question de la sexualité devient une question d’ordre politique et que les enjeux de notre problématisation de base, c’est-à-dire, la fabrication sociale de nos comportements sexuels, mais aussi, et par là

de notre identité à travers ces choix comportementaux primordiaux et privés, se développent et se cristallisent.

Attelons-nous d’abord à remettre la bisexualité au centre de ces transformations sociales des années 1970, transformations qui ont aussi bien touché le milieu scientifique intellectuel, via les philosophes féministes d’abord, mais aussi, et plus particulièrement, le social, le médiatique et le politique. La bisexualité, tout comme l’homosexualité, ou encore la transsexualité, ne sont pas, et n’ont d’ailleurs jamais été, semble-t-il, le résultat d’un effet de mode. Ce que nous voulons dire par là, c’est que toutes ces pratiques ont toujours existé. La seule différence, au fil des siècles, tient à la considération culturelle de ces mœurs, tout au plus, mais en aucun cas, il ne s’agit aujourd’hui de nouvelles générations de bisexuels, d’homosexuels ou de transsexuels. Nous pouvons d’ailleurs penser au célèbre exemple de Freud pour illustrer la possibilité d’une bisexualité psychique caractérisée par une double identité sexuelle délirante chez le président Schreber1. Ce délire, étudié par Freud, date de 1884. Mais si la psychanalyse incarne déjà une nouvelle conceptualisation des sexualités minoritaires qui lève les tabous de certains comportements sexuels plus étonnants, du moins inhabituels, en les prenant pour objets d’étude, des anecdotes comme celle-ci ne manquent pas d’être citées bien avant le XIXème siècle (pensons aux grecs antiques se féminisant déjà au maximum lors de cérémonies consacrées à la beauté des jeunes garçons). Mais la psychanalyse, à ses prémisses, puisque Lacan, ensuite a fait évoluer ses théories, n’a fait qu’une partie du travail de démolition des tabous sexuels. Elle a permis d’aller plus loin et a agi comme un tremplin pour les générations suivantes. Ainsi, comme la question de la différence des sexes a toujours été traitée, plus ou moins de façon moralisatrice, et ce, sous le joug des études biologiques, philosophiques, psychanalytiques, anthropologiques et bien d’autres encore, il fallait s’attendre à ce qu’un jour, une vague de protestation de ce qui a été fait jusqu’alors, vienne envahir les préjugés ancrés dans la société. C’est ainsi que le terme “ genre ” a fait son apparition au XXème siècle dans un sens bien différent de sa définition

1

Cf. François Kamel, “ Quelques données fondamentales sur le concept de bisexualité psychique dans l’œuvre de Freud ”, in, Bisexualité, op.cit., p.15 : “ Il lui vient [le président Schreber], un matin, l’idée que “ce serait très beau d’être une femme subissant l’accouplement. ”[…] Dans ses mémoires, Schreber exprime avec un luxe de détails d’ailleurs souvent très crus, la bisexualité psychique à l’œuvre chez lui, projetée dans le système délirant qui organise ou plutôt réorganise sa vie au monde. Il parle notamment de la distinction entre ce qu’il appelle la béatitude mâle et la béatitude femelle. […] Freud en fait ce commentaire : “ Les nerfs qu’il a absorbés ont pris dans son corps le caractère de nerfs de volupté féminine, et ont donné à son corps un caractère plus ou moins féminin, à sa peau en particulier la douceur particulière du sexe féminin. ”. ”

commune qui parlerait simplement de la nature sexuelle d’un être : soit mâle, soit femelle, c’est-à-dire, soit homme, soit femme – et c’est bien cet amalgame entre ces deux pôles féminin/masculin et femme/homme qui a posé problème, dans un premier temps.

En effet, le concept de genre, puisque le genre, est vite bien devenu un concept, englobe bien plus qu’une considération des organes génitaux d’un être, mais bien d’autres paramètres qui font de lui une machine dont les mécanismes internes nourrissent toute une théorie, la “ théorie du genre ”. Il n’était effectivement pas simple de considérer uniquement une différence génitale entre les femmes et les hommes, cette différence incluant inévitablement d’autres particularités intrinsèquement visibles lorsque nous entreprenons de parler de “ genre ”. Ainsi, le genre renferme déjà, en lui-même, une première interrogation : est-il naturel et nécessaire de parler en termes de “ genre ” ou, au contraire, ce procédé relève-t-il de la prédisposition à creuser un gouffre entre les individus (hommes et femmes), gouffre qui, notons-le, semble se révéler inégalitaire ?

Mais loin de cette dernière interrogation, les féministes de la fin des années soixante- dix ne creusaient alors pas l’écart puisque, selon elles, l’inégalité se subissant tous les jours était déjà présente et déjà source de souffrance et de déséquilibre. La théorisation à propos du genre, loin de créer un écart, garantissait alors d’éclairer le rapport hommes-femmes et par là de mettre en lumière un problème existant, visant même à le résoudre. Il semblerait donc bien que nous devions cette problématisation évolutionniste aux féministes américaines qui s’inspiraient des intellectuelles françaises, pionnières de la problématisation du rapport hommes/femmes et de leurs devoirs culturels respectifs artificiels. Avant les féministes, et le mouvement qu’elles ont tenté de mettre au goût du jour, personne n’avait exposé le problème sous cet angle, si tant est que ce fait inégalitaire eût déjà été considéré comme étant un problème. Fatalement, cette coexistence ne pouvait être machinalement égalitaire et les féministes entendent problématiser cette injustice en faisant réagir l’ensemble des populations et des institutions. Evidemment, la nouveauté gagne très vite une grande popularité, du moins, chez les femmes, et ce, jusqu’à traverser l’Atlantique et donner aux femmes intellectuelles américaines de quoi mettre des mots sur un fait social dérangeant. La “théorie du genre ” et avec elle, toute la complexité de la condition générale féminine des femmes est donc née d’un malaise qui remet alors en question les bases même de la société occidentale dont les mœurs et les considérations réglementaires des individus selon leur sexe semblent bien ancrées et indémontables. Cette vie, celle des hommes et

des femmes, à la fois commune mais aussi parfaitement cloisonnée ne peut se faire sans problème ni sans lutte de pouvoir : il y a donc un fort et un faible, un oppresseur et un opprimé, un dominant, un dominé, la femme étant culturellement le sexe le plus vulnérable, elle joue le rôle du faible, de l’opprimé, du dominé. Loin de se soucier de la réalité, la culture occidentale se contente de stigmatiser les esprits dans cette image figée et dévaluée de la cause féminine.

Les féministes vont alors tenter de déconstruire ce préjugé sans fondement et de