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Chapitre 2. CADRE CONCEPTUEL

2.4 Coopération

2.4.1 Fondements théoriques

L'intérêt scientifique pour le travail en coopération et ses effets sur l'apprentissage ne date pas d'hier. Nous présentons dans cette section les apports théoriques de cinq auteurs et groupes d'auteurs ayant à notre avis contribué de manière significative à l'essor du courant de l'apprentissage coopératif : Piaget (1975, 1976), Vygostki (1978, 1997), Doise et Mugny (1981, 1993), Bruner (1966, 1973, 1983) et Johnson et Johnson (1990; 2009).

Piaget et le constructivisme

Il y a plus d'un demi-siècle, Jean Piaget (1896-1980) jetait avec le constructivisme les bases théoriques qui allaient contribuer à la naissance de l'apprentissage coopératif. Dans L'équilibration des structures cognitives: problème central du développement (1975), le psychologue et épistémologue suisse postule l'importance du conflit cognitif d'abord dans le développement, puis dans la construction de connaissances d'un individu. Selon la théorie de «l'équilibration majorante», ce conflit qui nait d'une confrontation entre les schèmes en mémoire et un apport nouveau et «déséquilibrant» peut être suscité par l'expérience d'une rencontre nouvelle avec un objet de l'environnement, ou encore avec un autre individu. En quête de cohérence cognitive, l'individu réagit à cette rencontre confrontante en modifiant ses schèmes mentaux. Pour Piaget, c'est ainsi que l’individu apprend.

Outre la rigidité reprochée au modèle d'équilibration majorante de Piaget, il y a le fait qu'il prenne somme toute peu en compte la dimension sociale de l'apprentissage. En construisant son «sujet épistémique», la représentation abstraite d’apprenant au fonctionnement cognitif optimal, et en occultant le rôle de l'environnement social, Piaget ne proposerait alors qu'une « description partielle du fonctionnement psychologique des sujets concrets » (Crahay, 1999: 201). La place quasi nulle attribuée à la variable de l'environnement social limiterait implicitement la portée de l'intervention pédagogique.

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En revanche, on note l'apparition du concept de coopération assez tôt dans l'oeuvre de Piaget. En effet, dans l'article Logique génétique et sociologie (1976), publié pour la première fois en 1928, « (...) il [Piaget] fait une distinction entre l'autisme, qui serait une forme de pensée égocentrique, la contrainte sociale, qui donnerait lieu à une pensée conformiste et non autonome, et la coopération, définie comme tout rapport entre deux ou n individus égaux ou se croyant tels, autrement dit, tout rapport social dans lequel n'intervient aucun élément d'autorité ou de prestige» (Doise et Mugny, 1981: 30; notre mise en évidence).

En somme, la conception piagétienne place au centre du processus d'apprentissage l'interaction avec l'objet au sens large et le conflit interne que cette interaction suscite. Dans cette perspective, le rapport avec l'autre n'est envisagé que comme une source possible de conflit cognitif parmi d'autres. Même si Piaget postule çà et là le caractère «générateur de raison» de la coopération (Piaget, 1976: 67), l'interaction avec l'autre ne constitue pas une base de sa pensée et plus spécifiquement de sa conception de l'apprentissage.

Vygotski et le socioconstructivisme

On peut difficilement parler d'apprentissage coopératif sans faire référence au courant du socioconstructivisme introduit par l'éminent psychologue russe Lev Semionovitch Vygotski (1896-1934). Aligné en partie sur le constructivisme de Piaget, il reconnait à l’enfant des particularités en ce qui a trait à la pensée et au développement, notamment à travers l'apprentissage du langage, et s'accorde ainsi avec Piaget sur l'idée que «l'enfant n'est pas du tout un petit adulte et son intelligence n'est pas du tout une petite intelligence d'adulte.» (Vygotski , 1997, 3e éd. : 166). Ce consensus s'avère plutôt une concession pour mieux réfuter ensuite une large part de ses idées. Notamment, Vygotski s'éloigne de Piaget sur le rôle du langage et du social dans le développement de la pensée. En effet, alors que pour Piaget, le langage évolue d'abord d'une pensée autistique non verbale vers un langage égocentrique puis ultimement vers une parole socialisée, Vygotski postule l'inverse. Pour ce dernier, le langage est social d'abord, puis devient langage égocentrique avant d'aboutir à un langage intériorisé qui façonne la pensée: «Dans notre conception, la vraie direction du développement de la pensée ne va pas de l'individuel au social, mais du social à l'individuel. » (Vygotski, 1978, cité par Doise et Mugny, 1981: 31). De ce postulat se dégage l'essence même du

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socioconstructivisme de Vygotski: les interactions avec autrui sont le moteur du développement cognitif.

Le concept de «zone prochaine (ou proximale) de développement» est central dans la théorie de Vygotski. C'est avec ce concept que Vygotski révèle véritablement la place qu'il réserve à l'interaction, ou plus précisément à la collaboration.

«(...) l'élément central pour toute la psychologie de l'apprentissage est la possibilité de s'élever dans la collaboration avec quelqu'un à un niveau intellectuel supérieur, la possibilité de passer, à l'aide de l'imitation, de ce que l'enfant sait faire à ce qu'il ne sait pas faire. C'est là ce qui fait toute l'importance de la zone prochaine de développement. L'imitation, si on l'entend dans son sens large, est la forme principale sous laquelle s'exerce l'influence de l'apprentissage sur le développement. » (Vygotski, 1997, 3e éd.: 355)

La collaboration pour Vygotski est donc source d'apprentissage en induisant le processus d'imitation et en lui permettant d'actualiser progressivement les apprentissages qui lui sont accessibles.

L'école genevoise contemporaine et la théorie du conflit sociocognitif

Clairement inspirés par les idées de Piaget et de Vygotski, les psychologues genevois Doise et Mugny, accompagnés de leurs collègues Perret-Clermont et Deschamps, élaborent dans les années 70 la théorie du conflit sociocognitif. À la différence de leurs prédécesseurs, c'est dans une perspective bien davantage éducationnelle que développementale qu'ils formulent leur postulat de base: l'interdépendance entre régulations sociales et processus d'apprentissage. Dans Le développement social de l'intelligence (1981), Doise et Mugny affirment se baser sur le principe piagétien d'équilibration majorante pour développer leur concept de coordination. Ainsi, l'activité intellectuelle en serait une de coordination de nature individuelle mais aussi sociale: « (...) ce serait précisément en coordonnant ses actions avec celles des autres que l'individu acquerrait la maitrise de systèmes de coordination, ensuite individualisés et intériorisés.» (Doise et Mugny, 1981: 34). À notre avis, ils se situent également, voire davantage, dans une perspective vygotskienne en postulant clairement l'antériorité des coordinations sociales, que «les coordinations entre individus sont à l'origine des coordinations individuelles, qu'elles les précèdent et les gènèrent» (ibid). Quoi qu'il en soit, Doise et Mugny innovent en postulant qu’interactions sociales et développement cognitif s'articulent et se

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nourrissent mutuellement dans un mouvement de spirale pour une perpétuelle évolution de la pensée. Nait alors le concept «d'interaction structurante» (1981).

D'autre part, en reconnaissant à l'interaction un rôle de premier plan dans le progrès cognitif, Doise, Mugny et les autres tenants de l'école genevoise se préoccupent de pédagogie et d'enseignement. Pour eux, il faut mener davantage de recherche appliquée afin de comparer la performance cognitive d'individus agissant ensemble sur un matériel donné avec celle d'individus agissant seuls sur le même matériel. La majeure partie des travaux issus du groupe demeure toutefois à ce jour de nature théorique, avec entre autres Logiques sociales dans le raisonnement (Doise, 1993).

Bruner et le concept d'étayage

Évoqué plus tôt en lien avec la démarche inductive (voir section 2.2.4), l'apport de l'Américain Jerome Seymour Bruner (1915- ...) est incontournable en ce qui a trait au rôle de l'interaction dans l'apprentissage. Clairement inscrit dans une perspective socioconstructiviste, Bruner conçoit l'apprentissage comme un fait social et accorde une place prépondérante à la culture et au langage dans le développement cognitif de l'enfant. L'enseignant est envisagé comme un passeur de culture et l'école, comme un lieu de socialisation où l'enfant apprend des savoirs et savoir-faire propres à une réalité culturelle donnée. Il rejette ainsi la conception selon laquelle la cognition s’apparenterait à une activité de traitement informatique, conception calquée sur le «modèle de l'ordinateur». Bruner (1991) affirme plutôt que le sens construit culturellement précède sa représentation dans un système. Dans ce contexte, le langage est conçu comme le médium privilégié pour interagir, et plus encore comme le moyen pour accéder aux formes de représentations d'ordre symbolique. Le plus élevé, le niveau de représentation symbolique serait celui comportant le meilleur potentiel générateur d'apprentissages nouveaux (Bruner, 1966).

Avec le concept d’interactions pédagogiques (« tutorial interactions », Wood, Bruner et Ross, 1976), le psychologue s’intéresse principalement à l’interaction sous l’angle des échanges se déroulant entre un « tuteur », soit un adulte éducateur (parent ou enseignant), et un apprenant, souvent l'enfant. Pour Bruner, cette forme d'interaction est non seulement bénéfique à l'apprentissage, mais elle en est tributaire: «intellectual development depends upon a

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systematic and contingent interaction between a tutor and a learner» (Bruner, 1966: 6). Sur la base des travaux de Vygotski, et particulièrement sur le concept de zone prochaine de développement défini plus tôt dans cette section, Bruner (1966, 1983) développe le concept d'étayage. L'étayage se définit comme «l'ensemble des interactions d'assistance de l'adulte permettant à l'enfant d'apprendre à organiser ses conduites afin de pouvoir résoudre seul un problème qu'il ne savait pas résoudre au départ» (Bruner, 1983). L'enseignement doit en ce sens permettre à l'apprenant de découvrir, accompagné de son tuteur, les phénomènes soumis à son attention; le « tuteur » ou enseignant doit «arranger l'environnement d'un enfant» à cette fin (Bruner, 1973: 94). Le psychologue insiste sur l’importance pour l’enseignant de baliser l’exploration de l’apprenant: «Since learning and problem solving depend upon the exploration of alternatives, instruction must facilitate and regulate the exploration on the part of the learner.» (Bruner, 1966: 43). De manière plus spécifique, Bruner (1966) attribue au tuteur différentes fonctions, dont celles de l’activation (ou « enrôlement »), du maintien de l'orientation et la démonstration (ou « présentation de modèles »). En bref, la fonction d’activation, est la première phase d'une activité d'exploration qui a pour but d'engager l'enfant dans l'activité. C'est en suscitant la curiosité de l'apprenant que l'enseignant (ou tuteur) peut accroitre la motivation de celui-ci à s'engager dans une tâche d'exploration ou la résolution d'un problème (ibid). Puis, il doit s'assurer du maintien de l'orientation, c'est-à-dire de garder l'apprenant concentré sur l'objectif de la tâche afin qu’il poursuive l'exploration entamée. Pour ce faire, l'enseignant doit intervenir en vue de réduire les risques d'erreurs reliées à l'exploration d’hypothèses erronées qui pourraient autrement causer de la frustration et du découragement : « [...] the consequences of error, of exploring wrong alternatives, should be rendered less grave under a regimen of instruction, and the yield from the exploration of correct alternatives should be correspondingly greater.» (Bruner, 1966: 44) Enfin, en situation d'étayage, le tuteur procède à la démonstration et à la présentation de modèle. Dans Quelques éléments de la découverte (1973), Bruner illustre le processus de modelage en utilisant l'exemple de l'apprentissage du langage par l'enfant:

«Dans cet apprentissage, l'enfant invente des constructions grammaticales qui se modifient ensuite au contact du monde. Les parents reprennent les constructions verbales de l'enfant qui n'obéissent pas à la grammaire des adultes. Ils les améliorent et les complètent, et, ce faisant, ils ne laissent pas l'enfant découvrir au hasard, mais

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lui fournissent plutôt des modèles qui sont toujours près de lui. Telles sont les premières formes d'apprentissage du langage.» (Bruner, 1973: 93)

Les frères Johnson et l'interdépendance positive

Du côté des États-Unis, les frères David W. Johnson et Roger T. Johnson ont réalisé, au cours des dernières décennies, un travail important pour développer le domaine de l'apprentissage coopératif. D'abord, pour situer la coopération en contexte scolaire, ces chercheurs la distinguent des modes compétitif et individuel: «Any learning task may be structured so that students compete to see who is the best, work individualistically on their own, or work cooperatively in pairs of three or four. » (Johnson et Johnson, 1990: 23). Le mode de travail est déterminant pour la dynamique qui va s'opérer entre les camarades de classe, un postulat à la base de la théorie de l'interdépendance sociale (« Social interdependence theory ») développée par Johnson et Johnson (2009a). En effet, pour ces chercheurs, le travail individuel suppose une dynamique d'indépendance, étant donné que l'objectif de la personne A n'est aucunement affecté par celui de la personne B, tandis que le travail en compétition induit une dynamique d'interdépendance négative, les actions d'autrui pouvant ainsi entraver l'atteinte des objectifs de l'individu. En contexte de travail en groupe, deux types de dynamique peuvent émerger: la dépendance, si la responsabilité d'un travail d'équipe incombe à un membre du groupe, ou encore l'interdépendance positive. Ils ont aussi travaillé à faire valoir l'importance de l'hétérogénéité des groupes pour susciter le conflit cognitif, source de décentration. Dans le même ordre d'idées, ils sont aussi à l'origine du concept de « constructive controversy », pour désigner une forme d'interaction issue d'une incompatibilité initiale ou apparente entre les idées, informations, conclusions ou théories de deux personnes, lesquelles vont se mettre à la recherche d'un accord.

En somme, comme le disent Lehraus et Rouiller, «les principes formulés par Johnson et Johnson sont incontournables et organisent chaque situation d'enseignement-apprentissage.» (2008: 19).