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La coopération : un cadre pédagogique favorable à des interactions verbales

Chapitre 1. PROBLÉMATIQUE

1.4 La coopération : un cadre pédagogique favorable à des interactions verbales

Nous avons vu à la section précédente (1.3), notamment avec les travaux de Blain et Lafontaine (2010), tout l’intérêt que recèle le travail en groupe et les interactions verbales qui ont cours dans ce contexte en vue de développer des stratégies de révision orthographique des textes et d’obtenir de la rétroaction pertinente pour apporter des améliorations à son texte (Lafontaine et Blain, 2010; voir section 1.3.4). La pertinence du travail en groupe pour l’apprentissage est à la source du mouvement de l’apprentissage coopératif qui a pris son envol aux Etats-Unis d’Amérique dans les années 1970 notamment avec les contributions de Aronson et ses collègues (1978) et de De Vries et Slavin (1978) (voir section 2.3.2). Théorisée dans le domaine de la pédagogie par Johnson et Johnson (1999, 2009a), la coopération est définie comme une forme de travail en petits groupes, généralement composés de deux à quatre élèves, et se caractérise par la présence combinée de deux conditions pédagogiques de base: l’établissement d’une dynamique d’interdépendance positive et l’incitation aux interactions verbales (Johnson et Johnson, 1999, 2009a). Pour établir une dynamique d’interdépendance positive, c’est-à-dire faire en sorte de nourrir chez l’élève la perception que

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son succès individuel est tributaire de celui de son groupe, des chercheurs proposent généralement d’agir de deux manières : en mettant en place un but commun et en suscitant un sentiment de responsabilité individuelle chez les membres du groupe (ibid; voir section 2.4.1). En ce qui a trait à la deuxième condition, le déroulement des interactions verbales, déjà encouragé par la structure de travail elle-même, sera accru par le développement d’habiletés sociales en amont au travail en équipe, et par le rappel in situ des valeurs et façons d’agir coopératives (Dawes et Sams, 2004; voir section 2.4.2).

L’intérêt pédagogique pour le travail en coopération ne date cependant pas d’hier, comme en fait foi le nombre important de travaux empiriques, plus de 1200 au cours du dernier siècle selon Johnson et Johnson ((2009a), menés en vue de comparer les effets de modes de travail en coopération aux effets des modes de travail compétitif ou individuel sur différentes variables de la situation pédagogique26. Comme en font foi les synthèses et méta-analyses consultées (e.g. Slavin, 2003; Johnson et Johnson, 2009; Nussbaum, 2009; Puzio et Colby, 2013), la majeure partie des travaux empiriques visant à comparer les effets sur l’apprentissage du travail en groupes coopératifs avec les effets du travail individuel ou compétitif ont montré des résultats significatifs en faveur de la condition coopérative. Sans surprise pour les tenants du socio-constructivisme, la composante des interactions verbales est celle identifiée pour expliquer les gains en termes d’apprentissage (e.g. Webb, 1999, 2008; Slavin, 2015)

Une question demeure tout de même : en quoi les interactions verbales, reconnues comme étant favorables à l’apprentissage, et éventuellement à la diminution des erreurs en situation d’écriture, sont-elles différentes selon que le travail en groupe se situe dans un cadre coopératif, ou qu’il se situe dans un cadre pédagogique régulier (non explicitement coopératif)? Observe-t-on des différences sur des indicateurs liés à l’apprentissage selon que les élèves réalisent les tâches en groupes coopératifs ou en groupe de travail régulier? Nos

26 Selon Johnson et Johnson (1990), toutes les tâches proposées aux élèves en classe s’inscrivent dans un de ces trois modes de travail : “Any learning task may be structured so that students compete to see

who is the best, work individualistically on their own, or work cooperatively in pairs of three or four.”

(Johnson et Johnson, 1990: 23). On parlera plus avant non pas de modes mais de « structures de travail en coopération » pour désigner des dispositifs pédagogiques spécifiques (voir la section 2.4.2).

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recherches nous ont permis de retracer deux études qui fournissent un éclairage pertinent sur ces questions, celles de Lonning (1993) et de Krol et ses collègues (2004). Suivant un design quasi expérimental, ces deux études ont documenté à la fois les interactions verbales ayant cours durant le travail en groupe (coopératif ou régulier) et l’apprentissage réalisé au terme de l’intervention auprès d’élèves de la fin du primaire (Krol et al., 2004) et du secondaire (Lonning, 1993). Voyons pour chacune quelques éléments de contexte et de méthode, et les principaux résultats.

1.4.1 Lonning, 1993

Partant du problème de la tenacité de certaines conceptions erronées ou « naïves » en sciences naturelles, Lonning (1993) s’est intéressé aux effets du travail en groupes coopératifs sur le changement conceptuel lié à des notions de physique, en l’occurrence les particules de matière, auprès d’élèves d’environ 16 ans (4e secondaire)27. Basé sur les principes de la coopération pédagogique tels que définis par Johnson et Johnson (1987), l’établissement d’une dynamique d’interdépendance positive pendant l’intervention de quatre semaines s’est actualisé dans le groupe expérimental en fondant la note individuelle sur le produit du groupe et en récompensant le groupe par des points supplémentaires lorsqu’un de ses membres répondait correctement aux questions de l’enseignant. Aussi, préalablement à l’intervention, les élèves de la classe expérimentale (n=18) ont suivi un enseignement explicite de stratégies coopératives d’interactions verbales, en vue de les inciter par exemple à alimenter les idées d’un membre de l’équipe avec des nouvelles informations, à paraphraser ce qui a été dit et à demander des justifications à la suite d’affirmations d’autres membres du groupe. Travaillant en groupe dans une même proportion et avec le même matériel didactique, les élèves de la classe témoin (n=18) ont cependant reçu, pour le travail en groupe, la simple consigne « de discuter des réponses et de s’entraider » (Lonning, 1993: 1090). On a également indiqué à ces derniers que leur travail serait évalué de manière individuelle. Pour documenter le changement cognitif, les élèves des classes expérimentale et témoin ont répondu, au prétest et au posttest, à

27 La 10e année dans le système scolaire américain correspond à la 4e secondaire dans le système scolaire québécois.

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un test de compréhension conceptuelle composé de cinq questions portant sur les notions enseignées. Les tests ont été analysés selon une échelle descriptive en quatre catégories détaillant la teneur des changements observés chez chacun des individus (remplacement de conceptions naïves, développement de nouvelles conceptions naïves ou correctes, absence de changement, etc.). Des enregistrements vidéo ont en outre permis de documenter les interactions verbales effectives chez les élèves travaillant respectivement en groupes coopératifs et en groupes réguliers, interactions qui ont ensuite fait l’objet d’une analyse des occurrences selon trois catégories de schèmes d’interactions (affirmations de soutien; affirmations de conflit; demandes d’aide) qui sont associés par différents auteurs cités, dont Johnson et Johnson (1987) et Perret-Clermont (1980), à des gains cognitifs. À la lumière de l’analyse des tests de compréhension conceptuelle, il appert que les élèves de la classe expérimentale ont évolué vers des conceptions scientifiquement exactes de manière significativement plus importante que les élèves de la classe témoin. Aussi, les résultats de l’analyse des interactions verbales pendant le travail en groupe montrent, chez les élèves du groupe expérimental, significativement plus de schèmes d’interactions liés à des gains cognitifs. Par exemple, des interactions manifestant la co-construction d’arguments sont 1,5 fois plus fréquentes dans les groupes coopératifs, et les affirmations de conflit, explicitant un désaccord sur une conception par exemple, y sont trois fois plus fréquentes. Pour expliquer ces résultats, le chercheur envisage l’hypothèse que les élèves du groupe expérimental se soient davantage engagés dans les discussions en percevant deux dimensions aux tâches proposées dans l’intervention : celles de s’approprier individuellement les notions et concepts, mais également de s’assurer que ses coéquipiers les maitrisent bien afin d’accroitre les probabilités de succès du groupe.

1.4.2 Krol, Janssen, Veenman et van der Linden, 2004

S’appuyant sur les travaux de Webb et Farivar (1999), qui ont montré le caractère déterminant de la qualité des interactions verbales entre élèves lors du travail en groupe pour l’apprentissage, Krol et ses collègues (2004) ont comparé les effets du travail en « dyade coopérative » (voir section 2.4.2) et du travail en dyade simple sur le niveau d'élaboration dans

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les interactions et le rendement scolaire auprès d'élèves de 11 et 12 ans 28 (n=40). Dans le cadre d’un Programme d’amélioration des écoles aux Pays-Bas (1999-2001), les enseignants des quatre écoles expérimentales ont suivi une dizaine d’ateliers sur les principes de la coopération pédagogique, telle que définie par Johnson et Johnson (1999), et ont été accompagnés par des experts pour la mise en oeuvre de la coopération dans leurs classes. Puis, pendant une année scolaire, les enseignants des dyades expérimentales et témoins ont, à la même fréquence, proposé à leurs élèves du travail en dyade dans les classes de langue et de mathématiques, mais en leur fournissant un accompagnement pédagogique différent. Par exemple, en plus de mettre en place des activités induisant une dynamique d’interdépendance positive, les enseignants des classes coopératives devaient encourager les élèves à se soutenir dans la compréhension des notions en se questionnant mutuellement et en se fournissant l’un l’autre des explications étoffées. Pour documenter les effets sur le rendement scolaire, les dyades ont réalisé ensemble au terme de l’année scolaire des tâches de résolution de problèmes en mathématiques et en langue. Les élèves en dyade coopérative ont obtenu des résultats significativement plus élevés que ceux en dyade simple dans les tâches de langue en groupe du posttest, mais non significatifs dans la tâche de mathématiques. Pour documenter les interactions verbales, le travail des dyades expérimentales et témoins lors des tâches de résolution de problème du posttest a été capté sur vidéo puis a fait l’objet d’un codage. Les chercheurs ont distingué trois niveaux d'élaboration dans les interventions des élèves selon leur degré d'ouverture à la réflexion et à la discussion: les élaborations de haut niveau (par ex., explications avec élaboration argumentative ou questions de compréhension), celles de niveau moyen (par ex., questions factuelles ou réponse courte) et celles de bas niveau (par ex., action d’écouter ou de regarder sans apport concret à la discussion). L'analyse qualitative des interactions a démontré des occurrences d'élaboration de haut niveau significativement plus nombreuses en dyade coopérative qu’en dyade simple. Les chercheurs concluent en mettant l’accent sur le rôle primordial de l’enseignant dans la mise en place et le maintien des conditions coopératives en classe en vue de faire passer le travail en dyade simple à du réel

28 La 6e année du primaire aux Pays-Bas, lieu de la recherche, correspond à la 6e année du primaire dans le système scolaire québécois.

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travail coopératif avec les interactions verbales riches qui en résultent : « (...) when teacher guidance is lacking, students working in small groups generally interact at a very basic level and appear to be focused on finding the right answers. » (p. 209)

Présentant toutes deux des limites, notamment liées à la taille de l’échantillon, les recherches de Lonning (1993) et de Krol et ses collègues (2004) nous apparaissent tout de même intéressantes en ce sens qu’elles mettent en lumière l’intérêt d’établir un cadre pédagogique tel que celui de la coopération en vue de voir émerger entre les élèves des interactions verbales véritablement fructueuses sur le plan cognitif.