• Aucun résultat trouvé

3 : Fonction des dessins : de nombreuses hypothèses.

L’historique des huit dessins de Nicolas Baullery ne nous permet pas de connaitre leur destination initiale, ni la raison de leur exécution. L’ensemble appartenait au XVIIIe siècle au comte de Banne, ancien major des mousquetaires gris, et avait suscité en 1785 l’intérêt de Charles- Nicolas Cochin, alors garde des dessins du roi372. Cochin écrit au comte d’Angivillers pour lui exposer son projet de les faire acquérir par le roi373. N’ayant pas reconnu la signature de l’artiste sur deux dessins de la série, Cochin indique qu’ils « sont de quelque habile homme de ce temps- là, je ne m’avise pas de deviner le nom au hasard ». Cochin en avait eu connaissance par le biais du propriétaire, qui lui avait confié les dessins en vue d’une éventuelle restauration, qui manifestement n’eut jamais lieu. Il s’explique auprès de d’Angivillers : « je ne peux dire qu’ils soient à vendre. M. le comte de Banne me les a confiés pour chercher le moyen de les restaurer, car quoique tout y fût encore très visible, par leur ancienneté et leur défaut de soins ils sont en mauvais état ». Le graveur propose au directeur général des bâtiments du roi de « faire un petit comité d’artistes pour déterminer le prix qu’on pourrait honnêtement en offrir, et je me chargerai de le proposer au comte de Banne ». Si on ignore le prix qui fut proposé, la transaction semble bel et bien avoir eu lieu. A la suite de Pierre Marcel et Jean Guiffrey, il faut donc placer cette acquisition vers la fin de l’année 1785 ou le début de 1786374.

L’une des principales interrogations qui demeurent autour de cet ensemble de dessins reste celle de sa fonction. Dès leur étude de 1907, Marcel et Guiffrey tenaient à y voir des œuvres préparatoires à une entreprise de grande ampleur375. Il faut d’abord relever que la représentation, sur huit grands dessins, d’un tournoi de chevalerie médiévale par un peintre français du début du XVIIe siècle est un évènement artistique inédit, qui fait de ces dessins un ensemble unique à cette époque.

L’une des premières hypothèses, déjà soulevée dans l’article de 1907, était d’y voir des dessins préparatoires à des miniatures, destinées à une nouvelle édition des écrits du héraut d’Orléans. La nouvelle publication de Vulson de la Colombière en 1648 montre le succès que le récit pouvait encore rencontrer au XVIIe siècle, et il n’est pas interdit de croire que d’autres publications similaires, illustrées, ai pu être projetées antérieurement. Cependant, la multiplication des détails

372 Marcel et Guiffrey, 1907a, p.287.

373 Paris, Archives nationales, O1 19182, p.448 (lettre de Charles-Nicolas Cochin au comte d’Angivillers le 7 novembre 1785).

Voir : Marcel et Guiffrey, 1907a, pp.287-288. 374 Marcel et Guiffrey, 1907a, p.287. 375 Marcel et Guiffrey, 1907a, p.286.

75 dans les dessins, la minutie du rendu des accessoires et le foisonnement du décor en font des œuvres trop abouties et complexes pour y voir des préparations à des miniatures376. En revanche,

en faire des dessins préparatoires à des gravures peut paraitre plus vraisemblable. On a vu les liens étroit que Nicolas Baullery entretenait avec le monde des éditeurs et des libraires, et cette hypothèse peut s’avérer séduisante si l’on conçoit qu’un éditeur de son entourage avait prévu d’éditer le Pas des Armes de Sandricourt, édition qui aurait aujourd’hui disparu ou qui n’aurait jamais été menée à son terme. Il faut par ailleurs noter que les sujets traités par Baullery sont sensiblement les mêmes que ceux figurés en miniatures dans le manuscrit enluminé de la Bibliothèque de l’Arsenal. Seule la scène du banquet seigneurial est une illustration nouvelle, qui ne figure pas dans le manuscrit.

Une autre hypothèse, tout aussi cohérente, serait d’y voir des dessins préparatoires à des cartons de tapisserie. La multiplication des détails décoratifs et le délicat rendu des végétaux dans deux dessins de la série trouveraient ainsi leur justification. La représentation, en parties basses et latérales des dessins, de personnages coupés à mi-corps et faisant office de figures repoussoirs pourraient venir masquer des vides et faciliter le remplissage de l’espace, nécessaire à la création de tapisseries décoratives, même si cette pratique semble peu répandue dans le domaine de la tapisserie à cette époque, où ces espaces sont davantage comblés par des représentations de végétaux et d’accessoires.

M. Sylvain Kerspern a pu retrouver une trace inédite de la production de Nicolas Baullery comme auteur de cartons de tapisserie : en juillet 1616, le tapissier Nicolas Dodun recevait la commande d’une tenture de la part des marguilliers de la paroisse de Saint-Jean-en-Grève, à partir de plusieurs cartons de tapisseries377. Parmi ceux-ci était cité le carton d’un Notre Seigneur chassant les marchands du temple de la main de Baullery. Sylvain Kerspern proposait de faire de ce carton un élément d’une tenture de quatre pièces. Lors d’un marché passé exactement un siècle plus tard, Edme Leroy, maître et marchand tapissier, s’engageait auprès des marguilliers à tendre l’église de Saint-Jean-en-Grève de plusieurs tapisseries – révélant au passage la richesse de la collection de tapisseries de la fabrique de l’église – et parmi celles-ci était cité Les Vendeurs que Notre-Seigneur chasse du Temple, accompagnée entre autre de tapisseries illustrant La Nativité, L’Adoration des mages et La femme adultère378. Il n’est pas impossible, sachant les multiples

376 Marcel et Guiffrey, 1907a, p.286.

377 Paris, Archives nationales, MC, III, 502, 13 juillet 1616 (Marché de tapisserie). Voir : Sylvain Kerspern, « Les multiples

facettes de Nicolas Baullery. 1. Les sources », dans dhistoire-et-dart.com, mise en ligne le 8 avril 2014.

378 Paris, Archives nationales, MC, V, 303, 16 juin 1716 (Marché entre Edme Leroy et les marguilliers de Saint-Jean-en-Grève).

Voir : Mireille Rambaud, Documents du Minutier Central concernant l’Histoire de l’Art (1700-1750), Paris, SEVPEN, 1971, p.1066. Les autres tentures conservées dans l’église étaient une Vie de saint Jean-Baptiste et de saint Jean l’évangéliste de 14 grandes pièces faisant le tour du chœur, une Histoire de la Manne de 4 pièces, et d’autres tapisseries à fonction essentiellement ornementales.

76 représentations par Baullery des thèmes de la Nativité et de l’Adoration des mages, d’y voir l’auteur des cartons de ces quatre tapisseries, formant une petite tenture sur la vie du Christ, excluant les épisodes liés à la Passion. La découverte de ce marché révèle un nouvel aspect de la carrière de Nicolas Baullery, non documenté par ailleurs, d’auteur de cartons de tapisseries. Si cette mention s’applique à un décor religieux, dans la lignée des autres commandes connues de Baullery pour les églises parisiennes, il n’est pas interdit d’envisager la poursuite de cette activité par l’artiste, peut-être pour des tentures à sujet plus profane. Dès lors, considérer la suite du Pas des Armes de Sandricourt comme les dessins préparatoires à une tenture relatant un grand évènement chevaleresque s’avère plausible. Le sujet des dessins, lié aux vertus aristocratiques et à la noblesse, pouvait parfaitement s’insérer dans le décor des murs d’une grande demeure, peut- être en écho à d’autres tapisseries plus anciennes.

Une autre supposition, avancée dès 1907 par Marcel et Guiffrey, voyait dans ces dessins les compositions préparatoires à un décor mural379. On peut songer au décor d’une galerie, peut-être d’un château appartenant aux descendants des seigneurs de Sandricourt ? L’idée d’une destination décorative a été relayée par Sylvain Kerspern380, mais le lieu éventuel d’un tel chantier reste inconnu. Le château de Sandricourt (commune d’Amblainville, Oise) est aujourd’hui détruit, et a été remplacé au XIXe siècle par une nouvelle demeure. Aucun marché n’a été retrouvé concernant

d’éventuels décors du château pendant l’Ancien Régime, lequel ne devait d’ailleurs pas se prêter, par son apparence médiévale, à une décoration moderne et au mode de vie de la noblesse du XVIIe

siècle.

Mais une dernière hypothèse pourrait être formulée quant à la destination de ces dessins. Leur exécution méticuleuse et le souci apporté par l’artiste dans le rendu des costumes, des accessoires, et des éléments de paysage, peut aussi faire penser à des dessins de collections, réalisés pour eux même, sans projet de traduction dans un médium de plus grande ampleur. On a vu que Simon Cornu, gendre de Nicolas Baullery, possédait dans son inventaire après décès dressé en 1644 un dessin « de noir et de blanc » du peintre. Si la mention est trop évasive pour y voir un dessin fini ou une esquisse préparatoire, il faut cependant noter que le dessin était isolé dans l’inventaire, placé sur le même plan que des tableaux peints par Cornu ou par Blanchard, et que son estimation, huit livres, interdit d’y voir une ébauche rapide381. Concevoir la série du Pas des Armes de Sandricourt comme un ensemble de dessins finis, œuvres à part entière destinées à la collection, n’est pas incohérent.

379 Marcel et Guiffrey, 1907a, p.287.

380 Sylvain Kerspern, dans cat. exp. Meaux, 1988, p.82.

381 A titre de comparaison dans l’inventaire (Paris, AN, MC, CXII, 44, 23 août 1644), sont signalés « cinq tableaux sur toille »

77

III : Questions de style. Baullery au carrefour