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« Il y a encore un certain Bollery, qui fait de beaux effets de nuit, des mascarades et autres fêtes semblables, ainsi que des troupeaux à la manière du Bassan ». A travers cette mention dans son Livre des Peintres, Carel Van Mander montre qu’il semble bien connaître la production de Nicolas Baullery dans le domaine de la scène de genre, allant jusqu’à comparer l’artiste au vénitien Bassano. Mais un premier constat s’impose aujourd’hui : cet aspect « bassanesque » de l’art de Baullery n’apparait que dans un état largement fragmentaire, et la phrase de Van Mander, pourtant fréquemment citée, n’engage qu’à des hypothèses et des attributions le plus souvent incertaines. La peinture « de genre » à Paris dans les premières années du XVIIe siècle reste un domaine

largement méconnu, et malgré le corpus d’œuvres assez convainquant dont dispose la recherche, aucune personnalité artistique ne s’est pour l’instant détachée de la Seconde Ecole de Fontainebleau pour incarner aux yeux de l’historiographie cette veine picturale. Nicolas Baullery doit pourtant faire partie de ces peintres à l’aise dans les scènes quotidiennes et pastorales, particulièrement prisées des collectionneurs parisiens.

Invoquer l’art de Jacopo Bassano et de toute la dynastie des peintres vénitiens à propos d’un artiste parisien du temps d’Henri IV n’est pas rare, et les « beaux effets de nuit » ne devaient sans doute pas être le monopole de Nicolas Baullery. On a vu que des artistes parisiens, parfois très proches de la commande royale, tel Marin Le Bourgeoys, peignaient des scènes nocturnes et dans lesquelles le clair-obscur jouait déjà un rôle majeur. L’Adoration des bergers de Martin Fréminet conservée au musée de Gap témoigne également d’un intérêt pour les effets luministes, recentrant l’attention du spectateur sur le point focal de l’action, mais ces jeux de lumière appartiennent plus au goût maniériste pour une lumière onirique et mystérieuse, davantage qu’une révérence envers les Nativités de Bassano. C’est plutôt auprès des maîtres romains et lombards de la fin du XVIe siècle que Martin Fréminet puise ses sources, auprès du Cavalier d’Arpin dont il devient l’ami, et s’il a eu l’occasion de se rendre à Venise vers 1596, l’artiste y a surtout observé les scènes mouvementées de Tintoret et les peintures religieuses de Paolo Farinati469. La peinture rustique de

469 Cécile Scailliérez, « La Charité de saint Martin de Martin Fréminet entre au Louvre par dation », dans Revue du Louvre,

95 Bassano ne se retrouve pas dans ses peintures, ni dans les quelques gravures héritées de sa période romaine470.

On retrouve davantage de citations « bassanesques » dans l’importante Adoration des bergers (Paris, cathédrale Notre-Dame) que peint Jérôme Ier Francken en 1585 pour le maître-autel du couvent des Cordeliers à Paris. Le tableau avait été commandé par Christophe de Thou pour le maître-autel du nouveau chœur de l’église du couvent471. Il sera surmonté vers 1635 par une toile de Philippe de Champaigne, Dieu créant l’Univers matériel (Rouen, musée des Beaux-Arts)472. Intégrée dans l’un des premiers retables « modernes » de la capitale, l’œuvre de Francken porte autant la marque de son maître Frans Floris que des compositions religieuses de Jacopo Bassano : les grandes figures monumentales à la gestuelle élégante, les yeux baissés, témoignent de sa formation flamande473, mais la rusticité de la scène, les indications architecturales de la chaumière couverte de chaume et tenue par des poutres, de même que la scène annexe de l’Annonce aux bergers développée à l’arrière-plan par de petits personnages monochromes trahissent l’influence des scènes de même sujet traitées par Jacopo Bassano et son fils Leandro, diffusées par la gravure autant que par les copies de qualités inégales, destinées à la dévotion privée. Baullery a certainement observé la toile de Francken, et en a retenu le coloris terreux et les détails naturalistes dans les Nativités de Toulouse et Fontenay-Trésigny, en accentuant encore l’aspect plébéien des bergers. La chorégraphie des mains et des visages des protagonistes, dissertant et s’interpelant sur la révélation de la naissance du Christ, se retrouvent aussi chez les deux artistes. L’Adoration des bergers de Condé-Sainte-Libiaire, déjà citée plus haut, et qui fut un temps attribuée à Francken, répond à la même esthétique et date sans doute des années 1600.

Le même compromis entre maniérisme nordique et citation bassanesque s’observe dans certaines des compositions peintes de Ferdinand Elle aujourd’hui à l’église des Blancs-Manteaux de Paris : La Récolte de la Manne, et Le Frappement du rocher, offrent des exemples de mise en scène inspirées des maîtres vénitiens, et des regroupements de villageois aux costumes

470 Sur les gravures quelques gravures réalisées par Philippe Thomassin d’après Fréminet, aujourd’hui seuls témoignages de sa

période romaine, voir pour une approche récente : Stéphane Loire, « Philippe Thomassin et les peintres de son temps », dans Eckhard Leuschner (dir.), Ein privilegiertes Medium und die Bildkulturen Europas. Deutsche Französische und Niederländische

Kupferstecher und Graphikverleger in Rom von 1590 bis 1630, actes du colloque de la Biblioteca Hertziana, Rome, 10-11

novembre 2008, Munich, Hirmer, 2012, pp.119-122.

471 Kazerouni, 2012, p.66, n°11. Voir Pl.60.

472 Huile sur toile, H : 175 x L : 220 cm, Rouen, musée des Beaux-Arts (inv.803-9). Voir : Alain Tapié, Nicolas Sainte-Fare

Garnot, Philippe de Champaigne (1602-1674). Entre politique et dévotion, cat. exp. Lille, musée des Beaux-Arts, 27 avril – 15 août 2007, Genève, musée Rath, 20 septembre 2007 – 13 janvier 2008, Paris, éd. de la Réunion des musées nationaux, 2007, n°12, p.108 (notice de Nicolas Sainte-Fare Garnot).

473 La marque de Frans Floris est bien plus appuyée dans l’Adoration des bergers attribuée à Jérôme Francken conservée dans

l’église Saint-Martin de Groslay (Huile sur bois, H : 108 x L : 75 cm), qui semble antérieur au tableau des Cordeliers. Le peintre en a évacué tout aspect nocturniste et recentre l’attention autour du nouveau-né, ne présentant cette fois que des figures à mi-corps. Voir notamment : Denis Lavalle, Christian Olivereau, Œuvres d’art des églises du Val-d’Oise : la grande peinture religieuse, cat. exp. Saint-Ouen-l’Aumône, abbaye de Maubuisson, 2 juillet – 31 décembre 1995, Cergy-Pontoise, conseil général, 1995, p.46 (comme « autour de Jérôme Ier Francken, vers 1580-1590 »).

96 pittoresques, enveloppés dans la lumière dorée d’un coucher de soleil, que l’on retrouve dans les peintures de Jacopo Bassano474.

Le goût pour la peinture vénitienne, et plus particulièrement pour les copies des œuvres de Bassano, est sensible auprès des collectionneurs parisiens des années 1600. L’esthétique bassanesque se diffuse par le biais des gravures, interprétées par Jacques Callot, Charles David, Robert Picou, Pierre Scalberge et Antoine Garnier475, et par les petites copies peintes réalisées soit par l’atelier prolifique des Bassano, soit par des peintres parisiens copiant les gravures. Leur commerce s’effectuait notamment via les marchands merciers de la foire Saint-Germain, parmi lesquels se détache la figure de Nicolas Estienne, dit Perruchot, dont l’inventaire après décès dressé en 1660 dans sa maison rue des Fontaines livre l’étendue de son stock accumulé depuis plusieurs décennies476 : près de 400 tableaux et sculptures, dont les pièces les plus couteuses sont précisément les tableaux attribués à Bassano. Un Lazare et le mauvais riche de Jacopo Bassano est estimé 100 livres, tandis que les peintures attribuées à son fils Francesco atteignent les 500 livres. Une lettre de Pereisc adressée à Rubens en avril 1622 indiquait d’ailleurs que Perruchot négociait fréquemment des tableaux vénitiens, notamment avec un marchand-peintre établi à Saint-Germain-des-Prés, nommé simplement « Rocco »477.

Considérées comme des œuvres de cabinet, les copies d’après Bassano sont accrochées à « touche-touche » sur les murs des cabinets particuliers, pour en augmenter la charge pittoresque478. La plupart des grands collectionneurs parisiens du règne d’Henri IV comptent dans

leurs demeures plusieurs copies d’après « Le Bassan ».

Sébastien Zamet en est l’exemple le plus caractéristique : banquier d’origine piémontaise, au service d’Henri III puis d’Henri IV, il devient en 1598 gentilhomme ordinaire de la chambre du roi avant d’obtenir l’année suivante la charge de capitaine, concierge et surintendant des bâtiments de Fontainebleau, lui donnant ainsi la haute main sur tous les travaux décoratifs du château479. Grand amateur d’art, il avait fait bâtir vers 1600 un vaste hôtel particulier rue de la Cerisaie (non

474 Kazerouni, 2005, p.66. Voir Pl.61.

475 George Isarlo, La Peinture en France au XVIIe siècle, Paris, La Bibliothèque des Arts, 1960, p.11.

476 Paris, Archives nationales, MC, XC, 223, 17 novembre 1660 (Inventaire après décès de Nicolas Estienne, dit Perruchot),

publié dans Robert Le Blant, « Un marchand de tableaux bourguignon au XVIIe siècle : Nicolas Estienne dit Perruchot », dans La

Bourgogne, études archéologiques, actes du 109e congrès national des Sociétés savantes (Dijon, 1984), Section d’archéologie et

d’histoire de l’art, t.I, Paris, CTHS, 1984, pp.217-235.

477 Antoine Schnapper, Curieux du Grand Siècle. Collections et collectionneurs dans la France du XVIIe siècle, t.II, Œuvres

d’art, Paris, Flammarion, 1994, p.92. L’auteur proposait d’y voir « Maestro Rocco detto di San Silvestro », sans certitudes.

478 Jean Habert, Catherine Loisel Legrand, Bassano et ses fils dans les musées français, cat. exp. Paris, musée du Louvre, 18

juin – 21 septembre, 1998, Paris, éd. de la Réunion des musées nationaux, 1998, coll. Les dossiers du musée du Louvre, p.47.

479 L’essentiel des connaissances concernant la personnalité de Sébastien Zamet a été livrée par Catherine Grodecki, « Sébastien

Zamet, amateur d’art », dans Avènement d’Henri IV, quatrième centenaire. Actes du colloque de Fontainebleau, 20-21 septembre 1990, Pau, Association Henri IV, 1992, pp.185-254.

97 loin de la Bastille), où il avait accumulé une importante collection de tapisseries, beaucoup plus développée que sa collection de peinture (qui compte cependant près de 61 tableaux). L’inventaire après décès de Sébastien Zamet, dressé le 13 août 1614, dévoile l’ampleur de sa collection, et notamment plusieurs exemples de copies d’après Bassano480. Jacques Quesnel, qui est chargé de

l’évaluation des tableaux de la collection (qui s’élève au total à 2097 livres), identifie une série de cinq tableaux à sujet religieux, « ouvrages du Bassan ». Catherine Grodecki proposait de reconnaitre parmi les tableaux un Dieu qui apparait à Abraham et lui ordonne de partir pour Chanaan, sujet plusieurs fois traité par Jacopo Bassano et largement diffusé par les copies de ses fils Francesco et Leandro481. D’autres compositions illustrent des épisodes de la vie de Jacob, également connus par plusieurs compositions de Jacopo Bassano. Il faut notamment signaler la mention d’un « aultre tableau painct sur thoille enchassé en bois painct par moresques aux quatre coings et quatre mitans où est représenté Une Nativité avec l’Adoration des pasteurs, ouvrage dud. Bassan, contenant quatre piedz trois poulces ou environ de hault sur quatre piedz trois poulces aussy ou environ de large » prisé 30 livres, et d’un « aultre grand tableau painct sur thoille enchassé en bois painct et doré, la bordure garnye de fleurons d’or continus où est représenté l’Adoration des trois Roys, ouvrage dud. Bassan, contenant cinq piedz et demy de hault sur sept piedz et demy de large » que Catherine Grodecki a identifié comme le tableau d’autel de la chapelle de Sébastien Zamet482. Ces mentions montrent que des scènes de Nativité d’après Bassano étaient visibles dans

la capitale vers 1600-1610, et ont peut-être inspiré les peintres parisiens, dont Baullery. Des tableaux de genre de Bassano sont également cités, dont un « banquet peuplé d’hommes et de femmes ».

S’il n’est pas interdit d’y voir des copies parisiennes de peintures ou de gravures de Bassano, il faut peut-être davantage y voir des copies vénitiennes d’atelier, que Sébastien Zamet aurait directement acheté en Italie. Le banquier avait fait l’acquisition de la terre et de la seigneurie de Cazabelle, en Vénétie, et avait sans doute obtenu plusieurs copies auprès des marchands vénitiens, ou directement dans l’atelier du peintre483. Le même procédé se retrouve dans l’acquisition faite

sur place, de l’Adoration des bergers (Fontainebleau, musée national du château) de Jacopo Bassano par Claude II Mallier du Houssay lors de son mandat d’ambassadeur de France à Venise de 1638 à 1640484.

480 Paris, Archives nationales, MC, XIX, 381, 13 août 1614 (Inventaire après décès de Sébastien Zamet), publié dans : Grodecki,

1990, pp.244-254.

481 Grodecki, 1990, p.206. 482 Ibidem.

483 Ibidem, p.208.

484 Jean Habert, Catherine Loisel Legrand, Bassano et ses fils dans les musées français, cat. exp. Paris, musée du Louvre, 18

juin – 21 septembre, 1998, Paris, éd. de la Réunion des musées nationaux, 1998, coll. Les dossiers du musée du Louvre, n°7, p.72. Le tableau fut par la suite acquis par Louis XIV lors de la vente du banquier Jabach. Traditionnellement donné à Jacopo Bassano,

98 Tout aussi édifiant, l’inventaire après décès de Pierre Brulart de Sillery, ancien secrétaire d’Etat aux affaires étrangères, dressé en 1640, révèle l’étendue de sa collection pour l’essentiel héritée de celle de son père Nicolas Brulart, dans son château de Berny485. Parmi les peintures citées dans l’inventaire, les copies d’après Bassano sont nombreuses : un « tableau du Bassan de l’histoire de (manque)… » dans la chapelle, « cinq tableaux du Bassan » dans la petite salle basse, deux copies « d’après le Bassan » dans une autre salle et un tableau « original du Bassan de plusieurs figures… d’animaux, sur cuivre ». Jacques Wilhelm s’interrogeait d’ailleurs sur l’auteur de ces copies, et proposait, « hypothèse, certes, fort fragile » selon ses propres mots, d’y voir Nicolas Baullery486.