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Le fleuve détourné ou Le désenchantement d’une Houria

Partie I. Un auteur, une œuvre et une pluralité de personnages

2. Histoires et narrations de l’œuvre romanesque mimounienne

2.3. Le fleuve détourné ou Le désenchantement d’une Houria

Le fleuve détourné, troisième roman de l’auteur, constitue, à notre avis, un long, dur et pénible réquisitoire d’une Algérie profonde. Le narrateur, est un observateur mais également acteur plus ou moins passif. Il nous rapportera sa vie dans son Douar près du village «Keddar» où il raconte dans une brièveté déconcertante sa tendre enfance.

Il utilise le terme « autrefois » pour rappeler un passé glorieux frisant le légendaire où sa tribu était prospère. L’avènement de la colonisation impose le partage des terres, et sa famille ne peut bénéficier que d’une parcelle de terre aride et semée de pierrailles que son père labourait inlassablement mais sans arriver à nourrir sa famille. Le père conduisit son fils apprendre un métier autre que le sien. Il deviendra cordonnier de son village et épousera une «Houria», femme honnie du village, personne n’assistera à leur mariage. Le bonheur du jeune couple à un gout de fiel. Houria est vite délaissée par son mari qui rejoint le maquis, pour coudre des chaussures aux hommes ombres furtives de la montagne.

Le camp des moudjahidine où il est incorporé sera bombardé par l’aviation française, tous ses compagnons mourront, lui blessé à la tête, errera dans la campagne, épuisé, il s’effondrera près d’un ruisseau. On l’emmena dans

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un hôpital, il sera soigné mais à son réveil amnésique, il ne se souviendra de rien. Ne sachant où aller, il restera à l’hôpital et travaillera en tant que jardinier pour payer son gîte et son couvert.

Quelques années plus tard, il recouvra sa mémoire, il décida, alors, d’aller à son village natal à la recherche de sa femme, mais aussi de son enfant qu’il n’a jamais vu. Dans son village tout a changé même le séculaire « fleuve est détourné ». Tout le monde le croyait mort, il avait son nom sur la stèle des martyrs. Il se présente chez son cousin devenu maire pour d’éventuels papiers d’identités mais il se heurte à l’infranchissable muraille de la bureaucratie.

Eculé, usé il décide de consulter les morts qui ne lui apprirent rien en fin de compte, mais il sera recherché pour profanation de tombes. Le fou du village le conseillera d’aller voir son oncle El Haj Mokhtar . Celui-ci l’engagera comme berger, mais il va se retrouver à faire de la contrebande. Il retourne voir El Haj Mokhtar, menace avec une arme et lui enjoint de lui indiquer l’endroit où se trouvaient sa femme et son enfant. A la recherche de sa famille, mais surtout de son identité, c’est en ville que commence la quête de l’une et de l’autre ou alors de son humanité !

En ville, il rencontre Saïd le cordonnier qui l’héberge chez lui dans une carcasse d’autocar parquée dans un terrain marécageux. Il se fera ensuite embauché comme éboueur, rencontre le Messie voisin de Saïd, personnage mystérieux mais influent, qui l’envoie dans un pseudo atelier de métier à tisser. La matrone de l’atelier ne lui apprit rien sur sa femme, c’est une autre femme qui lui indique la maison où se trouvait Houria.

Sa Houria aussi a changé, mécontente de le revoir, elle lui raconte sa vie de femme de martyr, elle vit dans une luxueuse villa en dehors de la ville, entretenue par un notable qui vient la voir, chaque soir, avec ses amis pour se souler et lui faire subir d’inimaginables sévices. Rien n’a changé pour elle depuis

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sa jeunesse. C’est le jouet des hommes, et même de son mari, qu’on jette et qu’on reprend au gré de leurs caprices. Un soir, le narrateur tua ces hommes et se retrouve en prison jusqu’au jour où le gouverneur, une connaissance du maquis l’aide à retrouver son fils. C’est un garçon perdu, égaré désabusé, qui renie la paternité d’un homme qui a juste donné « le spermatozoïde qui a fécondé un ovule ».

Le périlleux parcours du narrateur nous est raconté à partir d’une institution gardée par des « Sioux » et gérée par un administrateur. En évoquant ses déboires, le narrateur, évoque ceux de ses compagnons de prison :

 Vingt-cinq, un vieux sans âge, valeureux brigand que la boisson et des souvenirs douloureux hantent et font délirer ;  Omar, un jeune étudiant réactionnaire, souriant mais rongé

par un mal incurable ;

 Rachid le viril sahraoui, à la libido débridée et amoureux de la secrétaire de l’administrateur ;

 Le silencieux écrivain, à la moralité douteuse.

Le texte se termine par une incertitude, la mort ou le suicide de Omar qui coïncide avec la mort d’un « Staline ».

La voix du récit est celle d’un « je » qui se manifeste dès la première page du roman, sous forme d’un long monologue d’un narrateur anonyme, qui par moments se transforme en un « nous » impliquant ses compagnons de prison et pourquoi pas l’auteur ou le lecteur.

Dans le même contexte, le narrateur prête son discours pour rapporter les dires de ses compagnons sous forme de discussion transposée au style indirect comme le souligne V. Jouve (2009) :

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« Le discours transposé, rapportant les paroles d’une personne au style indirect, et un peu plus proche de l’exactitude des propos émis ; les mots prononcés par le personnage demeurent cependant filtrés par la voix narrative. »26

Notons que l’impression qui se dégage de cette lecture est celle d’un narrateur suprême qui prête, de temps à autre, sa voix à certains personnages. Ce choix, de voix narrative, est singulièrement masculin et que l’on retrouve dans pratiquement tous les romans de l’auteur.

Ce procédé, on le retrouvera ailleurs, mais cette suprématie soulignée du narrateur se limitera uniquement à la prise de parole. Le narrateur du « Le fleuve détourné » est en prison pour homicide volontaire et n’est pas prêt d’en sortir. De même que dans le roman « Tombéza » le narrateur n’est qu’une conscience d’un corps inerte, aphasique et gênant qui probablement sera éliminé. Dans le roman « L’honneur de la tribu», le narrateur est un vieil homme, un des derniers représentants de sa tribu, s’exprimant dans le dialecte des anciens et se faisant enregistrer par un dictaphone. Enfin, dans le roman « Une peine à vivre », le narrateur : le Maréchalissime est sur le point d’être fusillé, c’est là que débute et que finit, sous le chien des fusils, le récit de sa vie.