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3. ANCRAGES THÉORIQUES

3.2. La sociologie de l’art

3.2.1. Le flamenco et ses conventions

Le flamenco possède des conventions musicales et esthétiques spécifiques qui permettent de distinguer ce genre musical d’un autre, et délimiter ses contours. BECKER (1988) parle de « conventions » pour désigner des normes, des règles et des principes plus ou moins formalisés qui sont partagés et reconnaissables par les acteurs d’une pratique artistique : « Afin d’organiser la coopération entre certains de ses participants, chaque monde de l’art recourt à des conventions connues de tous, ou presque tous les individus pleinement intégrés à la société dans laquelle il s’insère » (ibid.: 66). Ces conventions permettent donc la coordination et une forme de cohérence de l’action collective et créent du lien entre les acteurs qui se sentent alors appartenir au même monde.

L’intégration et l’incorporation d’un certain nombre de conventions sont donc nécessaires pour devenir un-e insider, c’est-à-dire un-e flamenco-a. Le partage de nombreuses conventions entre flamencos peut ainsi y être identifié : les conventions idéologiques qui renvoient au partage d’un univers de valeurs communes (par exemple les références au gitanisme, à l’histoire de la discipline) et au rejet d’autres valeurs (par exemple la distinction avec le ballet flamenco considéré comme moins authentique) ; puis les conventions esthétiques telles que les conventions musicales (le compás, les accords mélodiques, les cantes, la rythmique), les conventions corporelles avec l’apprentissage de gestes et de pas (zapateados, braceos, escobilla) et d’une posture flamenca

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(colocarse) ; les conventions vestimentaires qui permettent aux protagonistes d’être crédibles sur scène. A cela s'ajoutent aussi des conventions strictement destinées à faciliter les interactions, comme par exemple le partage d'un champ lexical commun avec des termes spécifiques (jaleo, palmas, jondo, palo, olé etc…) – et la connaissance de l'espagnol qu'elle implique – ou les rites d'interaction tels que la façon d’entrer dans le cercle de la bulería lors de fête et d’interagir avec le chanteur et le guitariste.

Ces conventions permettent au chanteur-euse, au danseur-euse et au guitariste de s’accorder et de pouvoir participer ensemble, car ils et elles possèdent un langage commun (répertoire commun).

Par exemple, aux yeux des flamencos, quiconque ne suit pas le compás au millimètre près ne peut prétendre à l’idéal d’authenticité flamenca. Le compás fonctionne comme convention musicale. Il est le moteur du flamenco et la matrice rythmique de chaque palo : alegría, seguiriya, tango, etc (annexe 9.5). Si une palma ou l’accentuation d’un mouvement n’est pas parfaitement dans le temps, le/la maestro-a reprend immédiatement son élève. Lors de mes débuts, il m’est arrivé à plusieurs reprises que mes professeurs me reprennent et me disent les accents sont sur : 11 (1), 12 (2) – 1, 2, 3, 4,5, 6, 7, 8, 9,

10 (les temps forts sont sur 12, 3, 6, 8 et 10), tu es « hors du compás ». Cela suppose

donc d’acquérir l’aptitude à décrypter ces codes musicaux très nuancés, en dialogue attentif avec le chant et la guitare. Par exemple, lors d’une fête lorsque quelqu’un s’avance pour danser une bulería dans le cercle, il doit attendre que le chanteur termine son quejío (le fameux ay en début de letra qui donne le ton au début du chant). En effet, le danseur ou la danseuse ne sont supposés entamer la danse qu’après avoir été invités par le chant.

Aussi ces conventions peuvent se transformer dans le temps et selon les contextes, au gré des évolutions esthétiques, sociales, culturelles et techniques (BECKER 1988).

En effet, durant la période des années 1950 à 1980, le chant était largement plus valorisé que la danse et la guitare (AIX-GARCIA 2005 ; CRUCES 2015). AIX-GARCIA (2005, 2014) constate une évolution à partir des années 1980 avec l’apparition de la Biennale de Séville où la danse et la guitare gagnent en prestige. Aussi, la danse et la guitare ont évolué vers une plus grande valorisation de la technique. Alors que dans les années 1950, la danse féminine présentait peu de jeu de pieds, la tendance aspire aujourd’hui à une

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technique complexe de zapateados13. De même pour la danse masculine, il y a vingt ans, nous n’aurions pas vu sur scène, des hommes danser avec une bata de cola14 comme le fait actuellement le danseur contemporain Manuel Liñán qui s’inscrit dans une nouvelle tendance plus contemporaine rompant avec les codes du masculin/féminin dans la danse.

3.2.2. La notion d’« artiste de flamenco »

En me basant sur les différents profils d’artiste que donne BECKER15 (1988), je définis l’artiste de flamenco comme un-e professionnel-le de la danse, du chant ou de la guitare flamenco qui en fait son métier et qui tire une source de revenu de son travail artistique. Toutefois, je préciserai les différents profils d’artistes de flamenco, car cette catégorie n’est pas homogène. J’élabore ici quatre catégories analytiques :

- Professionnel-le-s confirmé-e-s : ceux/celles dont les activités sont en adéquation avec les conventions du monde flamenco, ce qui leur vaut une place privilégiée, et qui ont été consacré-e-s par les instances japonaises et espagnoles

- artistes émergent-e-s : ceux/celles dont les activités sont en adéquation avec les conventions du monde flamenco, et qui ont été consacré-e-s par les instances japonaises

- artistes aspirant-e-s : ceux/celles dont les activités sont en adéquation avec les conventions du monde flamenco, et qui aspirent à une carrière professionnelle, mais qui n’ont pas encore été consacré-e-s.

- amateur-trice-s : ceux/celles qui ne se dédient pas professionnellement au flamenco, mais le font par hobby, ils/elles peuvent se consacrer à leur hobby à des degrés divers (très, moyennement ou peu impliqué), ils/elles regroupent en général les aficionado-a-s, les élèves

Devenir « artiste » de flamenco, comme tout autre métier, implique un processus de socialisation et de reconnaissance. BOURDIEU (1991, 1992) dans sa théorie du champ artistique présente le processus de reconnaissance. Celui-ci passe par des instances de consécration qui fonctionnent comme système de distinction (BOURDIEU 1979) permettant de définir le statut d’artiste – c’est-à-dire de professionnel de l’art – par rapport

13 Jeu de pieds fait par le danseur.

14 Signifie littéralement une « robe avec une queue », c’est une jupe ou robe avec une longue traîne (extension de volants).

15 BECKER (1988) décline différents profils d’artistes : du professionnel intégré (celui dont les activités sont en adéquation avec les conventions, ce qui lui vaut une place privilégiée) au franc-tireur (qui se démarque par des activités ou attitudes en décalage, innovantes, transgressives), en passant par l’artiste populaire, l’artiste naïf, chacun occupant une place spécifique par rapport au monde de l’art de référence.

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à celui d’amateur, et qui donne à chacun un degré de reconnaissance (artiste confirmé, artiste émergeant, etc…). Ces instances de consécration permettent d’accumuler ce que BOURDIEU (1991) nomme le « capital symbolique », c’est-à-dire un volume de reconnaissance des pairs acquis et conquis qui fonctionne comme un « exposant de prestige ». BOURDIEU (1991) définit ces instances comme un « principe de hiérarchisation interne, c'est-à-dire le degré de consécration spécifique, favorise les artistes (etc.) qui sont connus et reconnus de leurs pairs et d'eux seuls (au moins dans la phase initiale de leur entreprise) et qui doivent, au moins négativement, leur prestige au fait qu'ils ne concèdent rien à la demande du grand public » (ibid. : 10).

AIX-GARCIA (2005) et BRENEL (2006) décrivent la trajectoire typique d’artistes espagnol-e-s émergeant-e-s. AIX-GARCIA (2005) s’est penché sur les danseuses espagnoles qui dans les cas les plus communs ont l’habitude d’être jalonnées par les événements suivants. La plupart des danseuses professionnelles ont débuté la danse étant enfant soit par tradition familiale, soit par goût personnel. Très vite à l’adolescence, elles l’envisagent comme une option professionnelle. AIX-GARCIA (2005 :176) nous informe que la formation de danseuse s’alterne en parallèle avec des études secondaires voire universitaires. Généralement, elles commencent leur profession de danseuse en se produisant dans les tablaos locaux (à Séville, Grenade, Jerez). Les tablaos sont perçus comme des espaces d’apprentissage scénique et de perfectionnement professionnel. Simultanément, elles préparent les concours de danse en vue de se faire repérer pour être engagées dans une compagnie de danse ou afin d’être programmées aux événements de moyenne envergure. A partir de ce moment, elles peuvent considérer la possibilité de « se faire un nom » sur la scène professionnelle. Une fois qu’elles acquièrent la reconnaissance de jeune figure, elles pourront à ce moment obtenir des subventions institutionnelles afin de présenter un spectacle dans un grand festival comme la Biennale de Séville ou le Festival de Jerez (ibid. : 176). AIX-GARCIA précise que les artistes qui s’inscrivent dans une tradition familiale artistique, c’est-à-dire les artistes de seconde ou troisième génération présentent une insertion professionnelle nettement plus facilitée. Il souligne également que les artistes de flamenco au commencement de leur carrière ont pour habitude de suivre les formes traditionnelles du flamenco, et se permettent uniquement d’innover lorsqu’ils/elles ont acquis un statut d’artistes confirmé-e-s.

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Cette illustration montre bien la trajectoire que doit suivre la majorité des artistes de flamenco pour être intégréssur la scène professionnelle, et le rôle que jouent les instances et les institutions dans la consécration des artistes.

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4. MYTHE FONDATEUR : CONSTRUCTION DES NOTIONS DE PURETÉ