• Aucun résultat trouvé

Ethnic boundary work et le discours dominant « el flamenco es nuestro » Pour beaucoup d’acteurs, le flamenco est rattaché à l’identité espagnole, andalouse ou

6. AUTHENTICITÉ EN JEU : UNE COQUILLE VIDE À REMPLIR

6.2.1. Ethnic boundary work et le discours dominant « el flamenco es nuestro » Pour beaucoup d’acteurs, le flamenco est rattaché à l’identité espagnole, andalouse ou

gitane. La plupart des artistes provenant d’Espagne que j’ai rencontrés définissent le flamenco comme étant « leur » culture, « leur » musique. Le chanteur espagnol D de Cadiz, me définissait le flamenco en ces termes :

« Comme la plupart des flamencos, nous commençons parce que nous sommes nés dans un quartier qui écoute le flamenco, qui a une relation avec le flamenco, et parce que la famille aussi a l’habitude d’écouter la musique flamenco ou au mieux parce qu’un frère ou quelqu’un de la famille joue, chante, donc cette musique est associée à notre vie, dans tous les domaines : familier, quartier, quotidien, tu sais ! (…) C’est notre culture, c’est notre musique et nous avons été élevé avec »59

En se définissant comme un « flamenco », le chanteur D souligne son sentiment d’appartenance à cette « communauté flamenca », et en fait un socle de son identité. Il donne aussi un sens particulier à cette « identité flamenca » qu’il rattache soit à un lieu (« le quartier »), à une descendance familiale (« quelqu’un de la famille… »). Le terme flamenco renvoie non seulement au genre musical, mais aussi à un mode de vie, des traditions, des coutumes et au quotidien d’un lieu – ici le quartier (« barrio »).

De plus, le « nous » est revendiqué par le chanteur D et participe au processus de différenciation entre les notions de « nous » et d’« eux » proclamées par les acteurs eux-mêmes. JENKINS (1997) et BARTH (1969) nous révèlent que l’ethnic boundary work est nécessairement relationnel et provient d’un double processus : l’identification interne et la catégorisation externe. En effet, JENKINS (1996) décrit l’identité sociale collective comme élaborée au sein d’une interaction dialectique de processus de définitions internes et externes. D’un côté, les individus doivent être capables de se différencier des autres en se fondant sur des critères communs et sur un sens de l’appartenance partagé au sein de leur sous-groupe. D’un autre côté, pour qu’une identité collective émerge, ce processus d’identification interne doit être reconnu par les personnes extérieures au groupe. Dans le cadre qu’il définit et pour lequel il donne une description des éléments

59 Ma traduction: «Como la mayor parte de los flamencos empezamos porque nacimos en un barrio que se escucha

flamenco que tiene relación con el flamenco, y porque la familia también en casa suele escuchar música flamenca, a lo mejor tiene algún hermano, algún familiar que toca, canta, entonces es una música que está vinculada a nuestra vida, en todos los ámbitos: familiar, barrio, día a día, ¡sabes! (…) es una cultura nuestra, es nuestra música y nosotros hemos criado alrededor de eso».

60

internes et externes du processus d’identification collective, JENKINS établit une distinction analytique entre les groupes et les catégories — par exemple, « une collectivité s’identifiant et se définissant elle-même (un groupe pour soi) et une collectivité identifiée et définie par les autres (une catégorie en soi) » (1996 : 23). Il affirme que la dialectique interne/externe peut se lire dans l’interaction des processus d’identification de groupe et de catégorisation sociale :

« In the pratical accomplishement of identity, two mutually interdependent but theoretically distinct social processes are at work: internal definition and external definition. These operate in different ways at the individual, interactional and collective levels. Analyses of ethnicity, particularly within social anthropology, have, however, emphasized internal definition and group identification at the expense of external definition and categorization. » (Jenkins 1994 : 219)

Dans les contextes d’interactions entre artistes espagnol-e-s et artistes japonais, j’ai pu observer que mes interlocuteur-trice-s se positionnaient dans le champ du flamenco par rapport à leur appartenance ethnique. Les acteurs mobilisent différentes « catégories de pratiques »60 (BRUBAKER 2001 :69) comme « Japonais », « Andalou », « Espagnol », « Gitan » et construisent leur appartenance au groupe dans une dynamique d’inclusion/exclusion (BARTH 1969). Par exemple, lorsque je demande à Yasuko Sado la raison de son intérêt pour le flamenco, elle me répond en ces termes : « Japonais et Espagnols, il y a beaucoup de différences, et il y a la distance mais c’est un mystère, parfois je me sens très proche, et quelque chose… ma culture est très similaire, je ne peux pas décrire cette sensation » 61. Je lui demande alors ce qu’elle entend par « être japonaise », elle me répond en faisant cette distinction entre « être espagnol et être japonais » :

60 BRUBAKER (2001 : 69) met en garde contre la grande erreur, à savoir croire que nous sommes face à une classification purement objective, qui permettrait d’analyser les comportements ou idées de tout un ensemble de personnes. Ces catégories de pratiques, qui sont le fruit de l’action quotidienne ou politique de manière très située, à un moment donné, ne doivent pas être considérées comme des « catégories d’analyse » par l’anthropologue. La dérive, ce serait d’utiliser ces notions de race, de sexe, de classe sociale, etc. pour expliquer de manière systématique des façons d’être et de penser des personnes ou des groupes à qui l’on « attacherait » ces étiquettes. Dans ce cas précis, il s’agit plutôt de restituer comment les acteurs utilisent ces catégories pour construire les frontières symboliques et sociales.

61 Ma traduction: “Japoneses y Españoles hay mucha diferencia, y hay distancia, pero es un misterio, a veces siento

61

« La manière de s’exprimer est différente, très différente entre les Espagnols et les Japonais. Normalement, les Japonais ne sont pas comme les Espagnols et pas comme les danseuses, parce qu’ils [les Japonais] ont des manières très douces et toutes les choses sont plus douces au Japon… on ne tape pas le sol, on ne fait pas tant de bruit, on est toujours très tranquille et très doux pour tout. Je suis dans mon quotidien très japonaise, mais quand je danse c’est une autre vie. (…) Le flamenco est une culture d’Espagne, il y a beaucoup de distance avec le Japon, et je ne pensais pas que je pourrais apprendre le flamenco, je ne pensais pas pouvoir danser »62

Ici, Yasuko met en avant des traits culturels qu’elle associe à la « culture japonaise » - la douceur, la tranquillité, l’introversion en les opposants au flamenco (qu’elle associe à nouveau à la « culture espagnole ») puisque selon ses dires, elle « ne pensai[s]t pas pouvoir danser ». Aussi, elle semble faire une distinction entre deux identités : celle de son quotidien où elle dit se sentir « très japonaise » et celle de la danse où elle s’affirme comme « bailaora »63.

Cette partie ethnographique rend bien compte de la manière dont les acteurs utilisent quotidiennement ces catégories ethniques dans la dynamique performative des processus identitaires. MUELLER (2010 : 50) cite Gerd BAUMANN et son ethnographie des processus identitaires « ethnique » et « culturel » à Londres dans Contesting Culture (2006). Il souligne que : « l’usage de la culture, la mise en italique renvoyant à l’usage vernaculaire et indigène du terme, est omniprésente et fondamentale dans l’organisation des rapports humains et dans les processus identitaires. » En effet, les acteurs s’inscrivent de manière générale dans des processus d’identification et de catégorisation, et tracent constamment des frontières pour y regrouper d’autres agents. Dans cette perspective, j’ai pu constater que certains artistes espagnol-e-s dans un contexte différent s’identifieront à d’autres catégories ethniques. Par exemple, entre artistes espagnol-e-s, ces derniers s’identifient et se catégorisent par rapport à leur provenance locale : Séville, Cadiz, Estrémadure, Madrid, et non plus par rapport à leur nation, l’Espagne. On perçoit donc que les frontières fluctuent selon les contextes et se définissent toujours par rapport à la situation mise en jeu. BRUBAKER (2001 : 77) parle de « subjectivité située », c’est-à-dire que nous nous situons par rapport à d’autres à un moment donné. Nous nous « localisons » et nous localisons les autres dans un « espace social ». En fonction des

62 Ma traduction: “Es muy diferente manera de expresión, muy diferente españoles y japonés. Normalmente

japonesas no son como españoles y no como bailaora porque manera más suave y todas las cosas más suaves en Japón… no tocar suelo, no tanto ruido, siempre más tranquila y más suave para todo. Yo soy día normal muy japonesa, pero cuando yo bailo otra vida. (…) Flamenco es una cultura de España, hay mucha distancia de Japón, y yo no pensaba que yo puedo aprender flamenco, y no pensaba que puedo bailar.”

62

autres et de la place qu’on leur donne, nous nous positionnons. C’est donc toujours en relation, et non pas dans l’absolu que nous nous définissions nous-mêmes et les autres. Les frontières des groupes ne vont donc pas de soi, elles sont construites par les acteurs eux-mêmes et se basent sur ce que BARTH (1969 : 15) nomme « the cultural stuff » qui est mobilisé pour créer, maintenir ou contester les frontières.

Dans l’étude de cas qui nous concerne, plusieurs éléments sont mobilisés dans la construction de frontières claires (bright boundaries ALBA 2005) entre les artistes espagnol-e-s et japonais-e-s : la langue, la culture, la tradition, les modes de vies, le lieu géographique sont des « cultural stuff » invoqués par les acteurs. Ces derniers mettent en avant ces traits culturels considérés comme des critères d’authenticité pour construire les notions du « nous » et « eux » et fabriquer ainsi la légitimité d’un groupe par rapport à l’autre. En effet, les artistes espagnol-e-s se positionnent dans le champ du flamenco comme les porteurs de l’authenticité. Nous allons voir comment ils légitiment cette position, de quelle manière ils disqualifient les artistes de l’« autre groupe » et dans quelles circonstances se produit ce phénomène.

6.2.2. Mobilisation des notions de culture, d’ethnicité et de territoire comme