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Les discours sur les origines du flamenco débutent avec Antonio Machado Alvarez (de son surnom Demofilo) et le cercle folkloriste sévillan dès la seconde moitié du XIXe siècle. C'est dans un contexte d'intense recherche d'éléments distinctifs et d'ethnicisation de l'identité, sur le plan politique, institutionnel et anthropologique, que le flamenco va être mobilisé comme élément constitutif de l'identité et de la tradition andalouse (MACHIN-AUTENRIETH 2015 :11, STEINGRESS 2007). Dans la construction d’une tradition, le rapport à l’écrit est déterminant nous dit LENCLUD. À la question « comment se « traditionne » un phénomène de culture ? » (1994 : 28), LENCLUD répond ainsi : « avant même d'être couchée sur le papier, une tradition n'est pas une tradition » (1994 : 44). L'une des stratégies permettant cette homogénéisation de l'histoire et la construction de son unicité est la fixation matérielle par le texte. Le groupe va créer la revue « El Folklore andaluz » et entrer en contact avec le mouvement folkloriste européen. Par conséquent, les activités consisteront au recensement des coplas flamencas (poèmes brefs et suggestifs), aux commentaires de leur contenu sémantique, à l'examen de leur origine ethnique, géographique et historique (STEINGRESS 2007).

Dans son ouvrage Coleccion de cantes flamenco (1881), Demofilo développe l’hypothèse d’un flamenco né du contact de deux « races » : « raza gitana » et « raza andaluza »:

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« L’on connaît sous le nom de cantes flamencos, non pas chansons ou chants, un genre de compositions qui englobent depuis la solea jusqu’à la toná et la liviana, qui à la différence de l’ancienne n’est pas dansable, et ne s’accompagne pas à la guitare : compositions dans lesquelles prédominent les sentiments mélancoliques et tristes en degré ascendants, et où est venu se mélanger, ou mieux dit, s’amalgamer et se fondre, les conditions poétiques de la race gitane et de la race andalouse » 17

Antonio Machado y Alvarez, Coleccion de cantes flamencos recogidos y anotados por Demofilo 1881 (édition Enrique Baltanas, 1e 1996, 2e 1999), 73-74.

Il élabore ainsi une classification et une différenciation entre cante gitano et cante andaluz. Par exemple, le style de la alegría est attribué au caractère andalou par son ton plus léger et dansant : « Les alegrías relèvent davantage du caractère andalou que celui du gitan, et parce que dans certains café-chantants, on va jusqu’à danser le can-can, danse que personne ne qualifiera certainement de flamenco18 » (Ibid. 82). Il attribue une série de caractéristiques en relation avec le caractère et la manière d’être, qui différencieraient les Andalous des Gitans. Sur la base de cette distinction, il va élaborer une théorie essentialiste. Selon lui, les Andalous produiraient une musique plus joyeuse, à caractère festif, alors que les Gitans produisent une musique plus lugubre, mystérieuse et sentimentale, qu’il nomme « cante jondo » (« chant profond ») :

« Un style de cante flamenco qui mérite vraiment un paragraphe à part, et qui est, à notre sens, actuellement le plus gitan de tous, est la seguidilla, à tel point que lorsque dans une fête on dit à un chanteur : Chantez le plus profond, cela sous-entend que l’on désire qu’il chante une seguidilla gitana (…) »19 (ibid :77)

« Les seguidillas gitanes sont des compositions des plus intéressantes et dignes d’études pour les bons poètes, et peuvent être considérées à un certain point, comme de délicats poèmes de douleur, de vraies larmes du peuple gitan »20 (ibid :78)

Il assimile le terme « jondo » au « cante gitano » et aux sentiments de souffrance, de peine, de douleurs, de tristesse qui représenteraient le peuple gitan selon sa conception essentialiste. On notera dans ces extraits que le terme flamenco est utilisé de manière

17 Traduit de l’espagnol : «Se conoce con el nombre de cantes flamencos, no canciones no cantos, un género de

composiciones que recorren desde la solea, (…) hasta la toná y la liviana que, a diferencia de la anterior no es bailable, no se acompaña con guitarra: composiciones todas en que predominan los sentimientos melancólicos y tristes en grado ascendente, y en donde han venido a mezclarse, o, mejor dicho, a amalgamarse y confundirse, las condiciones poéticas de la raza gitana y de la andaluza».

18 Traduit de l’espagnol: «Las alegrías son más propias del carácter andaluz que del gitano y porque ya en los

cafés-cantantes, en algunos de los cuales llega hasta bailarse el can-can, baile que nadie calificara ciertamente de flamenco».

19 Traduit de l’espagnol: «Especie de cante flamenco que merece verdaderamente párrafo aparte, y que es, en nuestro

sentir, el actual más gitano de todos ellos, es la seguidilla, hasta tal punto que cuando en una fiesta se dice a un cantador: cante Vd. Por too lo jondo, se sobreentiende que se desea que cante seguidillas gitanas».

20 Traduit de l’espagnol : “Las seguidillas gitanas son unas composiciones interesantísimas y muy dignas de estudio

para los buenos poetas, y pueden considerarse hasta cierto punto, como delicados poemas de dolor, verdaderas lagrimas del pueblo gitano» (78).

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contradictoire. Alors qu’au début du prologue, le flamenco est attribué à un genre hybride provenant de la « race andalouse et gitane », au fil du texte, on constate un glissement de sens (PEREZ GIRALDEZ 2015 ; BALTANAS 1999) : le terme flamenco est associé au cante gitano qui est à son tour associé à l’adjectif jondo (profond, pur).

L’hypothèse exposée par Demofilo d’un flamenco provenant des Gitans (BALTANAS 1999 ; PEREZ GIRALDEZ 2015 ; STEINGRESS 1993, 2007) est une des idées qui a perduré et qui reste fortement ancrée encore aujourd’hui (nous le verrons par la suite avec les acteurs que j’ai interrogés). La construction d’un modèle de pureté du flamenco semblerait se consolider sous sa plume. FRAYSSSINET (1994) va jusqu’à affirmer que Demofilo est le fondateur de cette équation « Gitan = authentique » dans le champ du flamenco, et fait de ce répertoire un véhicule du particularisme ethnique. Il faut toutefois préciser que la conception du « peuple Gitan » de Demofilo relève de considérations romantiques de son époque (STEINGRESS 2007). En effet, le Gitan apparaît comme une figure à part dans la littérature espagnole – et particulièrement dans le courant du costumbrismo21 - mais aussi dans les récits de voyagede la littérature française et anglaise (MONSERRAT 2005-2006). Cette figure est convertie en symbole de bohème et confondue avec le monde du flamenco et parfois même avec la figure de l’Andalou (également transformée en figure littéraire). Les critiques littéraires parlent de « gitanofilia »22 pour décrire les diverses représentations littéraires : il peut représenter à la fois une figure caricaturale de l’Andalou à laquelle on attribuait les caractéristiques de l’être émotionnel, colérique, passionnel, ou il représente l’image stéréotypée du gitan dont la nature est fourbe et trompeuse (CANTOS CASENAVE 1996).

La Coleccion de cantes flamenco de Demofilo a donc lancé les premières bases d’une flamencologie, qui se veut essentialisante. Les théories postérieures s’inspireront de sa

21 Courant littéraire qui se développe, pour l’essentiel entre le XVIIIe et XIXe siècle en Espagne, puis en Amérique latine. Le costumbrismo se donne pour objectif de représenter les coutumes, les modes de vie et les ambiances populaires en dressant un tableau détaillé de la vie quotidienne et des traditions. L'Andalousie est une région de prédilection pour cette univers littéraire. Estébanez Calderón considéré comme le père du costumbrismo, la dépeint dans Escenas andaluzas (1831), de même que Fernán Caballero (Cuadros de costumbres populares andaluzas, 1852), ou Pedro Antonio de Alarcón (Cosas que fueron, 1871). Le costumbrismo a contribué à donner une vision idéalisée des choses d'Espagne par son lexique archaïsant, ses stéréotypes : le torero, la bailarina, les castagnettes, le sereno ou veilleur de nuit, le cesante ou fonctionnaire sans emploi, le cacique ou notable despotique. (BONNELLS 2009 :364 ; BREGANTE 2003 : 225).

22 Voir article de CANTOS CASENAVE Marieta 1996. «"Gitanofilia"de algunos rasgos costumbristas del "género andaluz"» in Romanticismo 6: Actas del VI Congreso. El costumbrismo romántico, 65-70.

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conception pour mettre en avant les dualités imaginées entre « race gitane » et « race andalouse ».