Chapitre I. L'état des problèmes et les réponses apportées
I.2. Une filière sous le feu des critiques
Face à la pression des organisations non gouvernementales qui dénoncent depuis les années
1990 les conditions de travail dans la filière banane et son impact environnemental,
notamment en Amérique latine, les grandes firmes productrices de banane ont développé une
réponse sous forme de codes de conduite et de certifications
52. Le point de départ en fut la
première Conférence Internationale de la Banane, rassemblant en mai 1998 des représentants
de la majorité des acteurs de la filière. Les considérations relatives au respect de
l'environnement, notamment par la modification des pratiques agricoles, furent d’abord
privilégiées à celles liées aux conditions de travail [Smith : 2010].
Au Cameroun, la filière a également été l’objet de nombreuses critiques, par voie de presse ou
de la part d’ONG (section I.2.1), soulignant aussi la faiblesse des protections publiques pour
les salariés ou les communautés riveraines s’estimant victimes des entreprises productrices
(section I.2.2). Ces dernières, en communicant depuis 2011 sur leurs dispositifs RSE,
entendent répondre à ces critiques (section I.2.3).
I.2.1. Critiques sur les impacts sociaux et environnementaux
Depuis 2008, la filière a fait l’objet de critiques virulentes dans la presse, par des ONG ou des
personnalités publiques, tel l'archevêque de Douala, Mgr Christian Tumi, qui affirmait qu'« à
Njombe Penja, les droits fondamentaux des gens ne sont pas respectés »
53.
Les témoignages ainsi rapportés critiquent les conditions de travail, à commencer par la durée
du temps de travail et la rémunération, un « paiement au lance-pierre [de] salaires injustes »
54selon le journaliste camerounais Jean-Baptiste Sipa. Le journaliste français Philippe Bernard
faisait état en 2008 de « salaires pratiqués par les sociétés exploitant les bananeraies [de] 25
000 francs CFA (37,50 euros) par mois ». Ce n’est qu’après les émeutes qui avaient embrasé
les grandes villes du pays et la zone bananière en février 2008
55que ces rémunérations ont
52 Par exemple le «Code de pratique pour les producteurs de banane» de Fyffes en 1998, la labellisation du « Better Banana Project » de Chiquita par Rainforest Alliance dans plusieurs pays latino-américains, le Code de conduite issu de l’Ethical Trading Initiative (ETI) lancée au Royaume-Uni en 1998 ou encore la participation de Dole au conseil d’orientation de l’ONG américaine Social Accountability International (SAI), qui publia la norme privée SA8000 pour la première fois en 1998 (voir Smith [2010, pp.157-166].53 Philippe Bernard, « Coup de torchon à la bananeraie », Le Monde, 9 juin 2008.
54 Jean-Baptiste Sipa, « Njombe-Penja: L’Union européenne subventionne “l’esclavage”», Le Messager, 25 juin 2008. 55 Pendant ces émeutes, où les plantations bananières avaient été saccagées, le journaliste raconte que « les manifestants
hurlaient : "Nous voulons que les Français nous paient bien. Nous sommes chez nous après tout, nous ne sommes pas des esclaves"» et que des graffitis réclamaient « Payer 100 000 francs (150 euros) au dernier ouvrier ».
« reçu un net coup de pouce, le salaire minimum passant à 31 000 francs CFA (46,50 euros)
sans les primes, qui le portent à 45 000 francs CFA (67,50 euros) selon la direction de la
SPM »
56. Dans le même temps, le salaire minimum interprofessionnel garanti (Smig) était
passé de 23 514 à 28 216 francs CFA/mois
57.
La correspondante française au Cameroun de RFI et du journal Libération, Fanny Pigeaud,
écrivait en 2009 :
« ce n’est pas en travaillant chez PHP que les habitants de Njombé peuvent améliorer leur
niveau de vie (…) : le travail se fait 6 jours sur 7, les heures supplémentaires ne sont pas
rémunérées. Pour ceux qui emballent les bananes, la journée de travail peut atteindre 15
heures "pendant les périodes de pleine production qui peuvent durer plusieurs mois",
explique Olivier, un ouvrier. (...) "Le salaire de base chez PHP est de 28 000 FCFA (42
euros). Avec les primes et mon ancienneté de 10 ans, je peux arriver les bons mois
jusqu’à 50 000 FCFA (76 euros)", explique Olivier. "Avec ce salaire, on se maintient
seulement, on ne peut pas vivre correctement" »
58La même année, dans un rapport sur « l’irresponsabilité illimitée » des multinationales
59, le
CCFD-Terre Solidaire et Oxfam France-Agir Ici consacrèrent à la filière banane du Cameroun
une des « études de cas » destinées à illustrer les « impacts au Sud » des pratiques de certaines
firmes transnationales. S’appuyant sur les éléments recueillis par leur partenaire local,
l’ACAT-Littoral
60, les deux ONG y relayaient des accusations graves
61:
« L’épandage de pesticides expose la santé des travailleurs et des riverains. "L’appareil de
la PHP épand le produit sans heure fixe (…), pendant son survol, c’est tout le monde qui
souffre du produit toxique éparpillé dans l’air, il a rendu bon nombre d’ouvriers malades,
lesquels ne sont pas pris en charge par la PHP" témoigne un anonyme » (p.27).
« Selon un médecin local ayant régulièrement accueilli des malades victimes de ces
produits aussi bien à l’hôpital Saint Jean de Malte de Njombé qu’au Centre hospitalier
interentreprises de Penja, "l’épandage induit deux problèmes à ma connaissance :
l’irritation de la peau (contact avec les produits phytosanitaires) et les allergies
respiratoires (…)" » (p.27).
« D’un point de vue social, il apparaît que le salaire minimum versé par la PHP ne
correspond pas au salaire minimum vital compte tenu du niveau de vie assez élevé estimé
à 120 000 F CFA (183,20 euros) par mois dans la localité de Njombé-Penja. En effet, il
semblerait, d’après les témoignages récoltés par l’ACAT Littoral au cours de son enquête,
que la plupart des travailleurs de la Compagnie fruitière soient de fait rémunérés à la
tâche et non à la journée. Leur rémunération réelle serait basée sur un salaire minimum
mensuel calculé sur la base d’un niveau de production très élevé. Les salaires
56 Philippe Bernard, « Coup de torchon à la bananeraie », op. cit.57 Yves Atanga, « Petits salaires : entre Smig et réalités », Cameroon Tribune, 4 juillet 2008 . Il faut ensuite attendre le 24 juillet 2014 pour que ce salaire minimum (net) soit revalorisé à 36 270 francs CFA, par décret n°2014/2217 du Premier ministre.
58 Fanny Pigeaud, « Indigestion de terres pour la République bananière », Défis Sud, n°89, juin-juillet, p. 18-20.
59 CCFD-Terre Solidaire et Oxfam France-Agir Ici, « Des sociétés à irresponsabilité illimitée ! Pour une RSEF (responsabilité sociale, environnementale et fiscale) des multinationales », rapport publié dans le cadre de la campagne “Hold-Up International, pour que l’Europe régule ses multinationales”, mars 2009, 64 pages.
60 L’ACAT-Littoral est l’antenne régionale de l’ACAT-Cameroun, membre de la Fédération internationale de l'Action des chrétiens pour l'abolition de la torture (FIACAT).
61 Cette « étude de cas » confondait parfois les acteurs de la filière, notamment le groupe PHP (au sujet duquel les accusations étaient rapportées) et les démentis de la SPM (dont le directeur avait fait paraître un droit de réponse dans Le Monde après l’article de Philippe Bernard, « Coup de torchon à la bananeraie », en 2008). La Compagnie fruitière a par la suite contesté directement auprès du CCFD-Terre Solidaire les éléments présentés dans ce rapport (voir infra).
s'approcheraient, seulement dans le cas des tâches les mieux rémunérées, d'un salaire
décent. Mais pour la grande majorité la rémunération est très loin d'être correcte. » (p. 27)
« Au sein des filiales de la Compagnie fruitière, les intimidations permanentes des
employés sont notoires. Au moins un des syndicats des travailleurs est géré par des cadres
de la PHP et ne peut donc être indépendant. Par ailleurs, de nombreux paysans locaux se
plaignent d’expropriations abusives. Les terres qui ne sont pas arrachées de force font
l’objet d’une rente de 60 000 F CFA (91,60 euros) par hectare et par an soit 5 000 F CFA
(7,63 euros) par mois. À titre de comparaison, les nationaux louent un hectare de terrain
dans cette localité à 160 F CFA (244,27 euros) par an. » (pp.27-28)
Dans un documentaire à charge contre la PHP
62paru en 2011, le vidéaste camerounais Franck
Bieleu interroge certains témoins au sujet des conditions de travail : elles sont jugées
« exécrables » par un ancien contremaître, avec une journée qui débute entre 5h30 et 6h, et
dure « jusqu'à 16h-17h » d'après un ouvrier, qui indique également que « ceux qui font la
coupe » restent jusqu'à la nuit dans la plantation, et que ceux qui sont à la station d'emballage
ne sortent que vers « 22h-23h ». D'après ce documentaire, le travail est rémunéré à la tâche et
les heures supplémentaires ne sont pas payées : la moyenne salariale mensuelle des
manœuvres serait alors seulement de 32 € (contre un SMIG, salaire minimum
interprofessionnel garanti, à l’époque de 43 €/mois quel que soit le secteur d’activité, et un
salaire minimum d’environ 47 €/mois selon la convention collective en agriculture alors en
vigueur, voir infra). Bernard Njonga, de l'Association Citoyenne de Défense des Intérêts
Collectifs (ACDIC), affirme face à la caméra que les salaires perçus n'ont « absolument rien à
voir avec même le SMIG dont on parle »
63.
Sur la protection des salariés vis à vis des risques professionnels, Franck Bieleu rapporte dans
son documentaire (28'30''-30'18'') le cas d'un ex-ouvrier chargé de l'épandage de produits
phytosanitaires à la PHP en affirmant qu’il a été licencié abusivement, sans assistance
médicale, après être devenu aveugle suite à la réalisation d'épandages sans équipements de
protection individuelle. Il explique que les épandages aériens ont lieu même lorsque des
ouvriers sont dans les plantations, interroge l'ancien médecin chef de l'hôpital de Penja de
1998 à 2007 qui dit avoir « été témoin de plusieurs cas d'exposition », provoquant notamment
des « problèmes d'ophtalmologie » et des « troubles respiratoires », et affirme que « selon
certains rapports, quatre ouvriers sur cinq souffriraient de problèmes oculaires à Njombe ». Il
ne cite cependant pas ces rapports, qu’il ne nous a pas été permis d’identifier. Toutefois,
l’ONG camerounaise Front africain pour la défense de la nature et de l'homme (FADENAH)
avait relayé en 2008 des accusations dans une note intitulée « Utilisation des pesticides dans
la zone agricole du Moungo - Évaluation de l’impact sur l’environnement, la santé des
62 Franck Bieleu, « La Banane, The Big Banana Movie », 85 minutes, 2011.populations, et solutions envisageables : cas de la localité de Njombe dans l’arrondissement
de Njombe-Penja » et publiée sous le titre « Menace de catastrophe dans la zone des
plantations industrielles du littoral camerounais » dans le bulletin CPAC Info Pesticides
64. Les
auteurs affirmaient qu'« au bout de 8 à 10 ans certains [employés] ont été victimes de malaises
qui après diagnostic se sont révélés être des attaques dues à un contact prolongé avec les
pesticides » [Tetang & Foka : 2008, p. 3]. Cette même note expliquait que la fréquence des
pulvérisations de pesticides était passée de 7 à 40 fois par mois, soit des pulvérisations
aériennes quotidiennes.
Les accusations portent aussi sur la contamination des nappes phréatiques et eaux de surface :
la journaliste Fanny Pigeaud rapportait ainsi en 2009 les plaintes d’habitants d’un hameau
proche de Njombé : « Notre rivière, notre unique source d’eau, est polluée »
65, et selon
plusieurs témoins filmés par le vidéaste Franck Bieleu dans son documentaire, le contenu du
bac de trempage, où les bananes sont traitées après récolte avec des fongicides pour les
expédier ensuite vers l'Europe, était alors déversé directement dans le milieu naturel.
Enfin, les plantations se sont étendues jusqu'en bordure des habitations, posant
potentiellement des problèmes de santé publique. Le journaliste du Monde écrivait en 2008
que « des intoxications alimentaires seraient liées à l'épandage aérien de produits
phytosanitaires »
66tandis que sa consœur de Libération précisait l’année suivante au sujet de
ces produits que « certains viennent d’être interdits par l’UE pour leur danger sanitaire »
67.
Dans la note de l’ONG FADENAH, Tetang et Foka [2008, p. 4] affirment que comme
« certaines maisons d’habitation sont très proches des plantations de bananeraie
industrielles », « les populations qui y vivent peuvent facilement respirer les produits
répandus depuis les avions » et « certaines de leurs cultures en souffrent ». Ils notent des
améliorations, mais pas pour l’ensemble des riverains :
« les sociétés bananières ont supprimé la plupart de leurs plantations situées près des
maisons, ceci en application de la norme ISO. Elles sont désormais séparées des maisons
d’un écart de plus de 300 mètres (…). De plus, les palissades ont été plantées pour
bloquer les vents lorsque les pesticides sont répandus, afin de protéger les populations.
Cependant, certaines petits villages restent encore entourés de bananeraies »
68[Tetang &
Foka : 2008, p. 4]
64 Joseph Tetang et Germaine Foka, « Menace de catastrophe dans la zone des plantations industrielles du littoral camerounais », Cpac Info Pesticides, Bulletin n°002, Avril-Juin 2008, pp.12-16. Le Comité Inter-États de Pesticides d’Afrique Centrale (CPAC) est un organisme créé par les États membres de la Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale (CEMAC).
65 Fanny Pigeaud, « Au Cameroun, une exploitation de bananes au goût amer », Libération, 18 mai 2009. 66 Philippe Bernard, « Coup de torchon à la bananeraie », op. cit.
67 Fanny Pigeaud, « Au Cameroun, une exploitation de bananes au goût amer », op. cit.
68 Les auteurs ne précisent pas à quelle norme ISO ils font référence (les sociétés bananières sont alors certifiées ISO 14001).
Cette proximité entre les plantations et certaines zones d’habitation est aussi un des sujets sur
lesquels revenait l’enquête journalistique « Les récoltes de la honte » diffusé dans l’émission
Cash Investigation sur la chaîne de télévision française France 2, le 18 septembre 2013, dont
le dernier tiers était consacré à la PHP dans le Moungo. En une trentaine de minutes, le
journaliste Wandrille Lanos et la présentatrice Elise Lucet abordaient successivement la
dispersion de certains produits sur les habitations riveraines, l’usage de produits
phytosanitaires dont l’utilisation en culture est interdite dans l’Union européenne, les
pathologies développées par certains ouvriers en plantation, le risque de contamination des
eaux, les conflits sur l’appropriation et l’usage du foncier, le risque de conflits d’intérêt lié
aux responsabilités au sein de la PHP de personnalités politiques
69et le différend opposant les
sociétés agro-industrielles de Njombe-Penja et l’ex-maire de la commune, Paul Eric Kingue.
Ce dernier, élu en 2007 et emprisonné à partir de mars 2008, accusait en effet les sociétés
bananières de ne pas payer certains impôts locaux. Arrêté à la suite des émeutes de février
2008 (voir supra), il avait été dans un premier temps accusé d’avoir poussé à l’insurrection les
jeunes de sa commune, avant d’être condamné pour des faits de « détournement de deniers
publics et faux en écriture publique et authentique » malgré un dossier d’accusation
particulièrement fragile et de multiples entorses procédurales
70. Tout en clamant son
innocence, l’ancien maire a régulièrement accusé les sociétés agro-industrielles de sa
commune d’avoir joué de leur influence pour inciter les autorités camerounaises à monter
contre lui cette affaire dans laquelle l’Etat camerounais a été condamné par le Comité des
droits de l’homme des Nations unies. Le lendemain de la diffusion du reportage, la PHP a,
dans un communiqué, déploré avoir « été violemment et injustement prise à partie pendant
une durée significative de l’émission » et a, avec la Compagnie fruitière, « [contesté]
formellement l’ensemble des allégations et des accusations portées à leur encontre » et
dénoncé « les propos hostiles et faux tenus à l’égard de la PHP, (…) en se réservant toute
action légale ultérieure »
71.
Le cas de Paul Eric Kingue fut aussi au cœur du rapport Le fruit de la discorde et sa saveur
politique acide, publié par Transparency International (TI) Cameroon en août 2014 (après
69 Le reportage relève que le directeur des Relations extérieures de l’époque était en même temps député du Moungo, que le Conseil d’administration est présidé par un autre député (après l’avoir été par le ministre du Commerce), et que l’ambassadeur au Cameroun de l’Ordre de Malte (organisation qui administre un hôpital financé par la PHP, voire infra) est également mandaté pour représenter la Compagnie fruitière au Cameroun.70 Le 29 août 2014, le Groupe de Travail sur la Détention arbitraire de la Commission des Droits de l'Homme des Nations-Unies a conclu formellement au caractère arbitraire de la détention prolongée de Paul Eric Kingue, et recommandé sa libération immédiate et la réparation du préjudice moral et matériel. Il n’est sorti de prison qu’en juillet 2015 et, en novembre 2016, le Comité des droits de l’homme (chargé de veiller à la mise en œuvre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques par les États parties) a condamné l’État du Cameroun à indemniser Paul Eric Kingue dans un délai de 180 jours (sanction qui, en juin 2017, n’avait toujours pas été exécutée).