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2. Revue de la littérature

2.2. En faveur de l’hypothèse lexicale

Plusieurs travaux soutiennent l’hypothèse lexicale, hypothèse selon laquelle l’enfant acquerrait l’ordre des mots de sa langue par généralisation lente et progressive, verbe après verbe. Ce serait sur base de mécanismes inférentiels (association, analogie) qu’une représentation abstraite de l’ordre des mots serait obtenue entre 3 et 4 ans (Braine, 1988 ; Tomasello, 1992 ; 2000 ; 2003 ; cités par Franck & Frauenfelder, en préparation).

La recherche de Tomasello, Akhtar, Dodson et Rekau (1997) ne parle pas directement de l’acquisition de l’ordre des mots chez l’enfant mais soutient toutefois, selon les auteurs, l’hypothèse lexcaliste. S’intéressant à l’usage productif ou créatif du langage, ils enseignent 4 nouveaux mots (2 noms et 2 verbes) à 10 enfants âgés de 1 an 6 mois à 1 an 11 mois, avant de leur donner de nombreuses opportunités de produire ces mots (production de ces mots avec d’autres mots ou production de ces noms au pluriel et de ces verbes au passé). Ils trouvent que les enfants combinent plus volontiers les noms que les verbes, qu’ils en font donc un usage plus productif. Neuf enfants sur 10 combinent les nouveaux noms avec des mots connus et 4 les emploient même au pluriel. Quant aux verbes, seuls 4 enfants produisent des combinaisons avec les nouveaux verbes et aucun ne les produit au passé. Ils expliquent cette asymétrie comme suit. Eu égard à la morphologie, il est selon eux possible que les enfants soient capables de productivité plus tôt pour les noms car ils seraient plus tôt capables de les catégoriser (Tomasello & Olguin, 1993, cité dans Tomasello et al., 1997). La formation d’une catégorie requérant un nombre minimal d’items, il est possible qu’entre 1 an 6 mois et 2 ans les enfants disposent de suffisamment de noms pour être en mesure des les catégoriser comme tels alors que pour les verbes cela ne serait pas encore possible. Eu égard aux combinaisons de mots, il est selon eux possible que l’asymétrie nom-verbe soit due à la nature du matériau linguistique à catégoriser. Si les noms qu’ils entendent font souvent référence à des classes d’objets concrets (et pourraient donc être insérés plus facilement dans les structures maîtrisées), les verbes sont quant à eux souvent entendus et utilisés en combinaison avec d’autres mots, dans des structures plus complexes et variables (transitives, intransitives). Les enfants construiraient donc des schémas différents, selon les verbes. Une

représentation abstraite ne serait obtenue qu’au terme d’une lente et progressive généralisation.

Les 4 études de Akhtar et Tomasello (1997) portent également sur la productivité langagière de jeunes enfants. Les auteurs examinent la productivité langagière (au niveau de l’ordre des mots et de la morphologie) de jeunes enfants anglophones âgés entre 2 et 3 ans, testés selon le paradigme d’amorçage syntaxique. Ils concluent, à quelques nuances près, semblablement à la recherche de Tomasello et al. (1997) relatée ci-dessus. Les plus jeunes ne semblent ni faire usage ni comprendre les structures (verbe, verbe, verbe-patient, agent-verbe-patient) dans lesquelles ces nouveaux verbes ont été présentés. Les plus âgés, par contre, en sont capables. Au niveau de la morphologie, les enfants de 2 ans 1 mois sont par contre déjà capables d’une certaine productivité, ajoutant la terminaison -ing (mais pas -ed) aux nouveaux verbes. Ils relèvent donc une double asymétrie dans le développement : une asymétrie entre une productivité possible très tôt au niveau de la morphologie mais pas au niveau de l’ordre des mots, et une asymétrie à l’intérieur même du niveau morphologique (productivité possible avec -ing mais pas avec -ed). Ces asymétries suggérant une productivité au niveau de l’ordre des mots indépendante d’une productivité au niveau de la morphologie verbale. Cela étant, l’hypothèse d’une acquisition structurale verbe après verbe serait, selon eux, renforcée. Une représentation abstraite tant au niveau de l’ordre des mots que des marques morphologiques ne pouvant être obtenue qu’au terme d’une généralisation progressive et indépendante des autres généralisations. On pourrait donc parler, avec Rispoli (1991, cité dans Akhtar & Tomasello, 1997) d’une acquisition en mosaïque des relations grammaticales.

Akhtar (1999) part des résultats obtenus par Akhtar & Tomasello (1997), à savoir que le jeune enfant anglophone ne dispose pas d’une représentation abstraite de l’ordre des mots.

Cela étant, les plus jeunes enfants devraient avoir tendance à produire des structures ne respectant pas l’ordre correct des mots (SVO, soit sujet-verbe-objet) lorsqu’elles comportent de nouveaux verbes transitifs. Douze enfants âgés en moyenne respectivement de 2 ans 8 mois, 3 ans 6 mois et 4 ans 4 mois sont testés selon le paradigme d’amorçage syntaxique. Ils sont familiarisés avec 3 nouvelles actions décrites par 3 pseudo-verbes (dacking, tamming et gopping). Le pseudo-verbe est soit présenté dans la structure sujet-verbe-objet (SVO) comme dans « Elmo dacking the car », soit selon la structure sujet-objet-verbe (SOV) comme dans

« Elmo the car gopping » ou soit selon la structure verbe-sujet-objet (VSO) comme dans

« Tamming Elmo the car ». Les enfants ont-ils tendance à utiliser les structures SOV et VSO amorcées lorsqu’ils sont amenés à décrire eux-mêmes les nouvelles actions vues, répondant ainsi à la question « que se passe-t-il » ? Ils trouvent que les enfants âgés en moyenne de 2 ans 8 mois utilisent les structures non-SVO dans un petit peu plus de la moitié des cas, que les enfants âgés en moyenne de 4 ans 4 mois corrigent les structures non-SVO en SVO la plupart du temps et que la structure SVO est reproduite par tous les enfants. Le fait que les plus jeunes enfants hésitent entre corriger ou reproduire l’ordre agrammatical et que les plus âgés appliquent leur connaissance de l’ordre des mots aux pseudo-verbes entendus, est confirmé, selon les auteurs, par la condition contrôle dans laquelle le verbe push, verbe familier est présenté dans un ordre agrammatical. En effet, mêmes les enfants qui ont utilisé un pseudo-verbe dans un ordre agrammatical préfèrent utiliser le verbe connu push, pourtant présenté dans un ordre agrammatical, dans un ordre grammatical. S’agissant d’un verbe connu, les jeunes enfants préfèrent donc utiliser l’ordre des mots dans lequel ils l’ont appris, c’est-à-dire l’ordre SVO. Akhtar (1999) trouve encore que les enfants utilisent des pronoms dans 50% des cas lorsqu’ils corrigent l’ordre agrammatical et produisent une réponse grammaticale alors qu’ils ne pronominalisent jamais un argument lorsqu’ils utilisent un ordre agrammatical. Et lui de conclure que ces résultats suggèrent une acquisition progressive de l’ordre des mots, selon un processus de généralisation progressive, à partir d’exemples.

La recherche de Abbot-Smith, Lieven et Tomasello (2001), qui soutient aussi l’hypothèse lexicale, consiste en une adaptation de la recherche de Akhtar (1999), relatée ci-dessus. Les enfants sont âgés en moyenne entre 2 ans 4 mois et 3 ans 9 mois et les amorces syntaxiques sont des constructions intransitives (c’est-à-dire avec seulement un argument) car à 2 ans 4 mois les enfants sont plus enclins à produire des énoncés de 2 mots que de 3 mots.

Dans la condition expérimentale, les enfants entendent un nouveau verbe dans un ordre agrammatical de type verbe-sujet (VS). Comme les enfants de 2 ans 4 mois n’ont pas encore, selon les auteurs, de représentation abstraite de l’ordre canonique des mots (SV), ils s’attendent à ce que ces enfants ne corrigent pas souvent l’ordre agrammatical amorcé. Dans la première condition contrôle, les enfants entendent un nouveau verbe dans un ordre grammatical de type sujet-verbe (SV). Les auteurs s’attendent ici à ce que les enfants utilisent les nouveaux verbes dans l’ordre grammatical amorcé. Dans la seconde condition contrôle, les enfants entendent un verbe familier (jump) dans un ordre agrammatical de type VS. Les auteurs s’attendent ici à ce que les enfants corrigent l’ordre agrammatical amorcé car ils connaissent le verbe familier amorcé. Ils trouvent comme dans la recherche de Akhtar (1999)

que les enfants plus âgés, c’est-à-dire âgés en moyenne de 3 ans 9 mois corrigent l’amorce VS dans plus de 66% des cas. Ils trouvent aussi que les enfants âgés de 2 ans 4 mois ne corrigent la structure agrammaticale que dans 21% des cas (encore moins que les enfants de 2 ans 8 mois de l’étude de Akhtar (1999)), chiffre qu’ils comparent au 96% de correction obtenu par Akthar (1999) pour les enfants âgés de 4 ans 4 mois, preuve selon eux qu’une représentation abstraite de l’ordre des mots s’acquiert bel et bien progressivement. Ils insistent encore sur le fait que ces résultats ne signifient pas que les enfants âgés de 2 ans n’aient aucune idée de l’ordre canonique des mots. En effet, ces enfants corrigent l’amorce agrammaticale contenant le verbe familier dans 72% des cas. Ils ont aussi tendance à reproduire beaucoup plus souvent l’amorce grammaticale comprenant un nouveau verbe que l’amorce agrammaticale comprenant un nouveau verbe. En outre, quand les enfants produisent une phrase avec un pronom ou l’auxiliaire is, ils le font de manière appropriée, c’est-à-dire en respectant l’ordre canonique des mots. Ils concluent toutefois en disant que ces données vont dans le sens d’une émergence progressive des représentations abstraites, qu’elles concernent les catégories ou l’ordre des mots.

Matthews, Lieven, Theakston et Tomasello (2005) ont également repris, tout en l’adaptant, la méthodologie adoptée par Akhtar (1999). Ils optent pour des amorces syntaxiques comprenant des verbes de différentes fréquences (haute, moyenne, basse), plutôt que pour des amorces comprenant des verbes versus des pseudo-verbes mais conservent la méthodologie de l’ordre des mots bizarre adoptée par Akhtar (1999). L’intérêt pour la fréquence des verbes n’est pas nouveau. Brooks et al. (1999, cités dans Matthews et al., 2005) ont en effet déjà trouvé que plus un verbe est fréquent et plus tôt il est appris, moins les enfants seront enclins à violer sa structure argumentale, c’est-à-dire à transformer par exemple un verbe intransitif en verbe transitif. Matthews et al. (2005) s’attendent à ce que les jeunes enfants anglophones adoptent plus facilement l’ordre agrammatical amorcé lorsqu’il contient un verbe de basse fréquence que lorsqu’il contient un verbe de haute fréquence. Par contre, concernant les enfants plus âgés, ils s’attendent à ce qu’ils fassent usage de leurs connaissances générales concernant l’ordre des mots et qu’ils corrigent donc l’amorce agrammaticale entendue. Des enfants âgés en moyenne de 2 ans 9 mois et 3 ans 9 mois ont été testés dans des paradigmes faisant usage de verbes de différentes fréquences présentés dans un ordre agrammatical de type SOV. Ces enfants entendent des verbes de haute fréquence, des verbes de moyenne fréquence et de basse fréquence. Ils prédisent que le nombre de réponses reproduisant l’ordre agrammatical des mots sera inversement

proportionnel à la fréquence des verbes entendus et que cet effet de fréquence aura tendance à diminuer avec l’âge. C’est ce qu’ils trouvent. Les enfants âgés de 2 ans 9 mois sont plus enclins à utiliser un verbe de basse fréquence que de haute fréquence lorsqu’ils reproduisent l’ordre agrammatical des mots entendu. Les enfants âgés de 3 ans 9 mois, quant à eux, tendent plutôt à corriger l’ordre agrammatical, tant pour les verbes de haute fréquence que de basse fréquence. En outre, les jeunes enfants tendent également à produire plus d’arguments et à utiliser plus de pronoms lorsqu’ils produisent des phrases grammaticales que lorsqu’ils reproduisent l’ordre agrammatical entendu.

La recherche de Matthews, Lieven, Theakston et Tomasello (2007) est le pendant de la recherche de Matthews et al. (2005) mais réalisée avec des enfants francophones. La méthodologie est semblable. Nous l’explicitons quand même en détail car c’est cette recherche, ainsi que celle d’Akhtar (1999), que nous critiquerons plus précisément dans la rubrique 2.3. Matthews et al. (2007) examinent la compréhension de l’ordre des mots d’enfants francophones. Leur principale question de recherche pourrait être formulée comme suit. Le jeune enfant a-t-il plus tendance à utiliser un ordre des mots incorrect avec un verbe inconnu qu’avec un verbe connu ? Ils testent 112 enfants âgés entre 2 ans 10 mois et 3 ans 9 mois (56 enfants par groupe d’âge) selon un paradigme d’amorçage syntaxique. Les enfants sont amenés à décrire des actions (montrées sous forme de vidéos) après un amorçage syntaxique comprenant un verbe d’action de haute fréquence (verbe connu) ou de basse fréquence (verbe inconnu) entourés de différents syntagmes nominaux (Renard, Eléphant, Canard, Girafe, Ours et Phoque), dans une structure syntaxique de type SOV ou VSO. Les enfants entendent soit 4 verbes de haute fréquence (pousser, tirer, frapper, embrasser) soit 4 verbes de basse fréquence (percuter, haler, tapoter, enlacer). Ces verbes ont été sélectionnés sur base de différents critères : ils devaient être transitifs, appariables sémantiquement, être utilisés avec des sujets et objets animés, faire référence à des actions également complexes, et être plus fréquemment utilisés en tant que verbe qu’en tant que nom. La moitié des enfants entend des phrases adoptant la structure SOV et l’autre moitié des phrases adoptant la structure VSO. Chaque condition comprend donc 14 enfants (56/4).

Prenons le cas d’un enfant du sous-groupe des enfants de 2 ans 10 mois, qui entend les 4 verbes de haute fréquence selon la structure SOV. Il visionnera 12 vidéos construites autour de chacun des 4 verbes de haute fréquence (par exemple « Renard Phoque pousse ». Parmi ces séries de 12 vidéos, seules 5 ne seront pas amorcées syntaxiquement. Cet enfant donnera

donc 5 réponses par verbes, soit 20 réponses en tout. Ce qui donne, par condition, 280 observations (20 x 14 enfants). Si on regroupe ensuite les conditions SOV et VSO, on arrive à 560 observations dans la condition verbe de haute fréquence et 560 dans la condition verbe de basse fréquence, et ce tant dans le groupe des petits que des grands.

Conformément à l’hypothèse lexicale, les auteurs prédisent que les enfants plus jeunes (âgés d’environ 2 ans) adopteront plus souvent un ordre agrammatical avec un verbe de basse fréquence qu’avec un verbe de haute fréquence et qu’ils corrigeront plus souvent l’ordre agrammatical avec un verbe de haute fréquence qu’avec un verbe de basse fréquence. Ils prédisent également que les enfants plus âgés (environ 3 ans) corrigeront plus souvent que les plus jeunes l’ordre agrammatical, tant avec un verbe de haute fréquence que de basse fréquence. Matthews et al. (2007) trouvent que les enfants reproduisent plus souvent un ordre agrammatical lorsque le verbe est de basse fréquence (inconnu) que lorsque le verbe est de haute fréquence (connu) et que les enfants corrigent plus souvent un ordre agrammatical lorsque le verbe est de haute fréquence (connu) que lorsqu’il est de basse fréquence (inconnu). Aucun effet de l’âge n’est obtenu.

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