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2. Revue de la littérature

2.1. En faveur de l’hypothèse grammaticale

Hirsh-Pasek et Golinkoff (1996), dans une expérience étudiant la compréhension de phrases d’enfants anglophones de 14 mois testés selon la procédure du regard préférentiel intermodal (deux vidéos sont présentées simultanément aux bébés alors qu’ils entendent une phrase test décrivant l’une des deux vidéos), trouvent que les bébés anglophones interprètent à 14 mois déjà le complément suivant le verbe comme son objet. Ces enfants fixent plus longtemps la vidéo correspondant à la phrase entendue (p.ex. « she is kissing the keys »), alors même que les deux vidéos présentées simultanément illustrent tous les mots de la phrase entendue. Une analyse lexicale, une analyse des mots de manière isolée, n’est dès lors pas suffisante. Ils interprètent donc la phrase sur la base de sa structure en constituants.

La recherche de Gertner, Fisher et Eisengart (2006), sur la capacité de l’enfant à généraliser sa connaissance de l’ordre des constituants à des nouveaux verbes, soutient également l’hypothèse grammaticale. Ils testent des bébés de 21 et 25 mois selon la procédure de regard préférentiel intermodal. Deux vidéos sont présentées simultanément aux bébés alors qu’ils entendent une phrase test contenant un pseudo-verbe et censée décrire l’une des deux vidéos, comme par exemple « look, the bunny is gorping the duck ». L’une des vidéos montre un lapin en train de pousser un canard couché sur un wagonnet et l’autre montre un canard en train de pousser un lapin assis sur une chaise. Les temps de regard des bébés pour chacune des vidéos sont mesurés. Ils trouvent que les enfants regardent plus longuement les vidéos décrites par la phrase test présentée, i.e. les vidéos dans lesquelles l’agent de la nouvelle action vue est le sujet de la phrase test entendue. Si l’enfant est capable d’interpréter le syntagme nominal précédant le pseudo-verbe comme l’agent de l’action et le

syntagme nominal suivant le pseudo-verbe comme le patient de l’action c’est qu’il dispose déjà d’une représentation abstraite, non spécifique au verbe, de la relation entre l’ordre des constituants et leur rôle thématique. L’enfant âgé d’environ 2 ans a donc déjà une représentation abstraite des rôles thématiques des constituants en fonction de leur position dans la phrase, concluent les auteurs.

Christophe, Nespor, Guasti et Van Ooyen (2003) concluent également à une possible constitution d’une représentation abstraite de l’ordre tête-complément mais à 2-3 mois déjà, le paramètre de la direction de la tête corrélant avec des marqueurs prosodiques (le complément est toujours plus proéminant que la tête) utilisés par les bébés de cet âge pour discriminer les langues. La question posée dans cette recherche est la suivante : le bébé perçoit-il les proéminences prosodiques sur le complément au sein des constituants ? Pour répondre à cette question, ils testent 16 bébés francophones de 6-12 semaines dans une technique de succion non nutritive. Durant la phase de familiarisation, le bébé entend des phrases en français ou en turc, selon la condition, puis durant la phase test, d’autres phrases dans la même langue (pour le groupe contrôle) ou dans l’autre langue (pour le groupe expérimental). Ces 2 langues ont été choisies car elles sont similaires sur les aspects prosodiques (l’accent lexical est final, les structures syllabiques les plus fréquentes sont consonne-voyelle ou consonne-voyelle-consonne, la proéminence est sur le complément…) mais diffèrent sur la position de l’élément proéminent, i.e. le complément. En français la proéminence est à droite (langue tête-complément) et en turc elle est à gauche (langue complément-tête). Un score de déshabituation est mesuré, i.e. le taux de succion moyen 2 minutes après le changement moins le taux de succion moyen 2 minutes avant le changement.

Les résultats des analyses montrent que les bébés ont plus augmenté leur taux de succion lorsque le changement a consisté en la présentation de phrases dans l’autre langue (groupe expérimental) que lorsque le changement a consisté en la présentation d’autres phrases dans la même langue. Christophe et al. (2003) concluent donc en disant que le bébé perçoit la différence de position de la proéminence prosodique dans le constituant sur base de la prosodie, soit proéminence droite pour le français et gauche pour le turc. Le paramètre tête-complément peut être fixé pré-lexicalement, sur base d’un bootstrap prosodique.

La recherche de Gervain, Nespor, Mazuka, Horie et Mehler (2008) appuie encore l’hypothèse générative mais l’explique en posant l’hypothèse d’un bootsrap fréquentiel, contrairement à celle exposée ci-dessus. Gervain et al. (2008) se sont demandés sur base de

quels mécanismes de jeunes enfants n’ayant pas encore acquis le langage peuvent déjà disposer de connaissances générales sur l’ordre des mots de leur langue maternelle. Pour ce faire, ils ont comparé, dans une expérience utilisant la technique de l’orientation du regard, les préférences respectives de jeunes enfants japonais versus italiens âgés de 8 mois pour un ordre des mots plutôt qu’un autre. Ces deux langues sont choisies car l’ordre des mots est opposé. Ils trouvent que les enfants japonais et italiens âgés de 8 mois montrent des préférences opposées pour les patterns langagiers artificiels présentés dans l’expérience et reflétant tel ou tel ordre des mots. Une représentation abstraite de l’ordre des mots serait donc possible pré lexicalement et elle serait construite sur base d’un bootstrap fréquentiel. En effet, les mots foncteurs comme les déterminants, prépositions, etc. étant plus fréquents que les mots à contenu, ils seraient distinguables de ces derniers grâce à leur fréquence justement élevée. De plus, l’ordre relatif des mots foncteurs et mots à contenu d’une langue reflétant l’ordre des mots spécifique à cette même langue, une représentation abstraite de l’ordre des mots pourrait être construite sur cette base. En effet, les mots foncteurs tendent à apparaître aux extrémités des unités syntaxiques (Morgan et al., 1996, cité dans Gervain, 2008). Et, selon les langues, les mots foncteurs ont tendance à se trouver aux extrémités droites (japonais) ou gauches (italien) des unités syntaxiques. Cet ordre relatif des mots foncteurs et mots à contenu corrèle avec l’ordre relatif du verbe et de l’objet ou celui des adpositions, i.e.

prépositions versus postpositions (Dryer, 1992 ; Greenberg, 1963 ; Mehler, Sebastian Gallés

& Nespor, 2004, cités dans Gervain, 2008). La préférence opposée de ces jeunes japonais et italiens âgés de 8 mois pour la grammaire artificielle reflétant l’ordre des mots de leur langue maternelle respective démontre selon ces auteurs une possible acquisition, pré lexicale, de la représentation de l’ordre des mots, sur base d’un bootstrap fréquentiel.

Ce bootstrap fréquentiel n’exclut pas également un bootstrap prosodique ou phonologique (Nespor, Guasti & Christophe, 1996, cité par Gervain, 2008). Ces auteurs évoquent en effet un possible bootstrap prosodique des mots foncteurs qui en anglais tendraient à contenir une voyelle réduite, à être plus courts, monosyllabiques et non accentués, donc aisément repérables. L’identification de ces mots foncteurs contribuerait à l’initialisation du lexique, car leur identification permettrait indirectement l’identification des mots à contenus. Des bébés de 10-11 mois anglophones réagissent en tous cas différemment lorsqu’on leur lit des histoires contenant des mots foncteurs normaux ou lorsqu’on leur lit des histoires contenant des mots foncteurs remplacés par des mots monosyllabiques anormaux (Shafer, Gerken, Shucard & Shucard, 1992, cité dans Christophe et al., 1997). De plus,

comme ces mots foncteurs tendent à se situer aux extrémités des unités prosodiques, ils pourraient également contribuer à l’initialisation de la syntaxe (cf. l’hypothèse d’un bootstrap fréquentiel développée plus haut).

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