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La sphère domestique

8.5 Faire face au corps de l’enfant

L’autorisation est décrite par certains parents comme extrêmement périlleuse et par d’autres comme quasiment paradisiaque. Cette tension entre les récits rend compte des mouvements émotionnels profonds qui traversent cette étape unique dans le parcours de parentalité, les premiers instants, les premiers jours et finalement les premières années avec son aîné. Cette période confronte le parent tant à la vie qu’à la mort, aux risques qu’aux joies de la naissance. Ainsi, la naissance détermine un renversement majeur. Elle est le point de passage de l’épreuve de la conception vers l’épreuve de l’autorisation. Il ne s’agit pas ici d’un apprentissage progressif, mais bien d’un face à face très violent

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avec de nouvelles responsabilités, celle du bien-être corporel et psychologique de l’enfant. Nous pourrions comparer l’accouchement au sommet d’un col qui fait passer d’un pays à un autre, d’un scénario à un autre, comme le dit Nicolas. L’événement central est l’apparition du corps de l’enfant, une présence corporelle qui s’amplifie encore dans l’espace domestique au moment du retour à la maison.

L’autorisation commence par une confrontation au corps et au langage non verbal de l’enfant. Une confrontation à son langage corporel, à ses cris, les gazouillis, à la couleur de la peau, à des mouvements et des expressions surprenantes. L’enfant rêvé, idéalisé prend forme, s’incarne, parfois le rêve semble continuer, pour d’autres il se rompt. Les parents passent d’un enfant pensé à un enfant touché. C’est donc bien une confrontation au corps de l’enfant qui constitue l’enjeu central de cette étape. Comment je fais avec le corps de l’enfant ? Ainsi, après avoir principalement confronté à sa conscience, ou à des sensations internes de l’enfant, l’autorisation fait entrer le parent dans un rapport physique intense, un corps-à-corps du parent. Cette confrontation est amplifiée dans l’espace domestique par l’isolement du parent qui se retrouve, dans cette sphère, confronté au corps de l’enfant et doit en assumer la responsabilité.

Comprendre l’enfant au centre du processus d’apprentissage du parent durant l’autorisation.

Dans un premier temps, c’est le langage corporel, le non verbal, qui domine la relation du parent et de l’enfant. Ainsi, l’autorisation commence comme une sorte de film muet de la parentalité, un film que seuls perturbent les cris stridents du bébé. Ces signaux corporels sont l’objet de perplexités diverses et d’interprétations singulières du parent. Le parent nous parle de cette confrontation au corps de l’enfant, à son développement, à ses besoins, à son équilibre dans la sphère domestique. Cette confrontation au corps de l’enfant est un enjeu qui inscrit la parentalité durant l’autorisation principalement dans la sphère domestique. Dans le cadre de notre étude, nous nous concentrons sur l’observation du développement des réponses parentales. En conséquence, nous centrons notre attention sur ce que le parent dit de ce processus d’apprentissage. Si l’épreuve centrale est l’apparition du corps de l’enfant, que rend possible la naissance de l’enfant, nous nous intéresserons ici à la façon dont le parent y fait face. Le parent décrit un « faire face », un comprendre, un agir et son évaluation dans son rapport corps-à-corps avec l’enfant.

D’ailleurs, c’est l’autorisation de retourner à la maison et le fait de porter la responsabilité des soins à donner à l’enfant qui constitue le nœud de l’épreuve. Cette situation conduit le parent à un surengagement, ainsi nous aurions pu appeler cette épreuve « la surresponsabilisation ». Pourtant, ce terme aurait manqué une dimension de cette épreuve, que nous ont révélée certains récits de notre panel.

Le fameux retour à la maison est déterminé par une autorisation du personnel médical. Un corps médical qui accorde l’autorisation au parent de prendre soin de l’enfant. Cette autorisation du corps médical provient d’un niveau d’autorisation plus élevé, de nature juridique et sociale. La fameuse autorité parentale conférée aux parents par la loi.

Le retour à la maison conduit le parent à des situations souvent non anticipées. Un savoir générique psychologique ou médical sur les enfants ne suffit pas aux parents pour remplir leur rôle. L’action parentale est inscrite alors dans une relation très chargée affectivement et culturellement. Le parent entretient une relation unique vis-à-vis de son enfant, ce qui l’amène à adapter des savoirs génériques de compréhension et d’adaptation à son enfant. Il faut comprendre le langage de l’enfant et ainsi donner à l’enfant un statut d’interlocuteur, de personne unique inscrite dans une histoire familiale. Comprendre l’enfant conduit le parent à pouvoir faire des choix conscients et ne plus être simplement dans le déroulement naturel ou instinctif de la génitalité. Ce n’est pas simplement un instinct de géniteur, mais bien d’un parent humain inscrit dans un processus réflexif, historique et culturel.

Dans la poursuite des quêtes diverses que nous conte le parent, le rôle joué par les actants médians des récits de parentalité est essentiel. Leur fonction est de rendre intelligible, de permettre au parent de comprendre sa situation, de favoriser la réalisation d’agir parentaux et de soutenir émotionnellement le parent. Le parent a besoin d’informations sur son environnement qui lui permettent de mieux s’y situer.

Le parent cherche à se comparer, à s’évaluer. Nous avons vu l’importance que revêtent durant cette étape les références télévisuelles ou cinématographiques dans la description de son vécu. Les médians aident le parent à traduire et à comprendre les besoins de l’enfant. Ils l’aident également à mesurer les enjeux de ses interventions, à comprendre les conséquences de ses actes et leur finalité. Fréquemment, ces médians réintègrent le parent dans la communauté des autres parents. L’action parentale donne donc régulièrement lieu à une évaluation de ce qui est juste ou faux. Ce qui conduit le parent durant son récit à évaluer, justifier ou critiquer ce qu’il a réalisé. Les médians ou le réseau proximal ont aussi une

185 fonction de tampon dans les épreuves. Ils participent au processus d’acculturation de l’action parentale.

La sphère proxémique joue alors le rôle de filtre entre la sphère domestique et la sphère publique. Le réseau proximal semble faire office de tampon en cas de difficultés moyennes. C’est dans le cas de ces difficultés moyennes que le parent isolé et sans réseau proximal semble éprouver le plus de mal à faire face. Ce parent fait appel alors à une aide professionnelle pour compenser son réseau proximal défaillant.

Cette épreuve prend fin avec la scolarisation qui marque un nouveau pic cinétique et rend compte d’une nouvelle épreuve que nous avons appelée la scolarisation

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9 La scolarisation

Figure 20 : La scolarisation une confrontation aux lieux

INDIVIDUATION Sphère publique

LES LOIS

SCOLARISATION Sphère proxémique

LES LIEUX

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La scolarisation : la confrontation aux lieux et à la parole de l’enfant sur un « là-bas »

Durant la scolarisation, le « faire face » des récits de parentalité se déplace de la sphère domestique à la sphère proximale. Comme dit plus haut, on peut hésiter régulièrement à placer l’école dans la sphère publique ou proxémique. Les acteurs de l’école sont parfois de purs inconnus, anonymes et parfois des personnes bien connues du parent. Cette hésitation entre sphère publique (les anonymes) et proxémique (les personnes connues) est importante. Car elle souligne l’ambiguïté qui règne entre le monde des parents et celui des enseignants. Chacun peut se replier sur sa zone de confort et mettre de la distance.

Les enseignants peuvent se replier sur leur fonction anonyme et les parents s’enfermer dans leur sphère domestique et leur logique familiale singulière. Les difficultés ne sont plus simplement liées à la responsabilité du parent, à sa confrontation au corps et aux balbutiements de l’enfant dans l’espace domestique. Mais d’autres lieux, d’autres acteurs hors de la sphère domestique s’imposent comme ingrédients de l’éducation. En résumé, le devenir parent, c’est-à-dire le faire face, se déplace d’enjeux domestiques à des enjeux induits par le déplacement de l’enfant dans un lieu étranger au parent : l’école.

Si, bien sûr, d’autres lieux avaient pu être signalés auparavant, la scolarisation conduit à une inflation majeure du nombre de références hors du champ domestique. Durant la scolarisation, le parent doit donc jongler avec différents lieux. Ces lieux imposent différents référentiels, horaires, réseaux d’acteurs.

Durant la scolarisation, l’enfant reste encore à portée du parent. Ce « faire face » aux lieux s’explique par le périple de l’enfant dans des espaces exotopiques pour le parent : l’école, les camps, les loisirs. Au demeurant, la structure spatiale principale durant la scolarisation est le rapport espace scolaire/espace domestique ou l’opposition stéréotypique École vs Famille. Dans le lexique de notre recherche, c’est l’articulation de la sphère publique et de la sphère domestique. Cette articulation est organisée par le parent autour d’une sphère proxémique, c’est-à-dire d’un espace de transition du connu vers l’inconnu ou de l’identifié vers l’anonyme. Le processus d’éloignement ou d’anonymisation des acteurs est plus marqué dans les récits de parents des villes par rapport aux récits des parents villageois.

Tableau 30 : Fréquences de citation des lieux par épreuves communes

Conception -1 à 0 ans

Autorisation 1 à 3 ans

Scolarisation 4 à 8 ans

Individuation 9 à 15 ans

École 1/3 1 2 70 60

Hôpital 1/1 48 22 24 31

Intermédiaire 1/1 15 22 50 25

Ecole 1 /3 : 70

Hôpital 1/1; 48 Intermédiaire 1/1; 50

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