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L

’expression « contrat social » a été utilisée par l’Avocat général près la Cour de justice européenne, M. Poiares Maduro, dans l’affaire

Viking qui concernait la décision d’un armateur finlandais de ratta-

cher désormais les contrats de travail de ses marins au droit estonien, au nom de la liberté d’établissement1. Le litige qui s’était élevé à la suite d’une

action collective menée par un syndicat international devait le conduire à se prononcer sur le conflit entre l’exercice, par les salariés, du droit de grève et celui, par une entreprise, d’une liberté économique.

Il fît une déclaration extrêmement importante : « l’ordre économique

européen est solidement ancré dans un contrat social : les travailleurs de toute l’Europe doivent accepter les conséquences négatives récurrentes qui sont inhé- rentes à la création par le marché commun d’une prospérité croissante »2. Éton-

nante opinion destinée à étayer un raisonnement juridique. Opinion qui vaut d’être confrontée à celle d’un professeur de droit : « Les droits sociaux

fondamentaux devraient servir de critère d’acceptation de mesures nationales restreignant les échanges pour des raisons socio-économiques ».

1 CJCE, 11 décembre 2007, aff. C-438/05, Viking line, Rec. 2007, I-10779.

2 Conclusions de l’Avocat général POIARES MADURO présentées le 23 mai 2007 dans l’affaire

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Deux opinions radicalement opposées qui seraient relativement anodines si elles n’émanaient de la même personne3.

Le Professeur Poiares Maduro estime que la construction européenne ne peut être réduite à « une simple fonction d’intégration du marché »4. Appelé à

occuper l’une des plus hautes fonctions doctrinales de la construction euro- péenne, il invite les travailleurs – ou certains d’entre eux – à accepter la dégradation de leurs conditions de travail car « la possibilité pour une société

de déménager dans un État membre où ses coûts d’exploitation seront inférieurs est cruciale à la poursuite d’un commerce intra-communautaire efficace »5. Du

sacrifice, donc, pour le bien-être de tous puisque « la réalisation du progrès

économique par le commerce intracommunautaire implique fatalement » des

risques pour les travailleurs6.

Passée quasiment inaperçue dans le cortège des commentaires de la retentissante affaire Viking7, la déclaration de l’Avocat général est d’une

grande richesse. Elle éclaire des solutions que la seule technique juridique n’explicite que partiellement. Comment comprendre, en effet, que le droit de grève, d’abord consacré par la Cour de justice comme étant un droit fondamental, soit ensuite traité comme s’il ne l’était pas ? La Cour ne fournit aucune explication, sinon qu’aucun droit, fût-il fondamental, ne saurait être absolu – ce qu’on savait déjà – et qu’en cas de conflit avec un autre droit fondamental, il convient de procéder à une conciliation. Cela suffisait-il à justifier une application mécanique du régime des entraves aux libertés de circulation ? La protection des travailleurs, notamment pour des raisons d’ordre public, permet déjà de justifier une entrave. Certes, les conditions en sont très strictes, mais la solution ne dépend pas de la reconnaissance d’un droit fondamental. En d’autres termes, la consécra- tion d’un nouveau droit fondamental par la Cour n’impliquait-elle pas un raisonnement particulier ?8

Faut-il en déduire un mépris pour les droits fondamentaux qui seraient, pour reprendre l’expression d’Emmanuel Dreyer, des « attrape-nigauds » 3 Pour l’opinion du professeur, cf. M. POIARES MADURO, « L’équilibre insaisissable entre la liberté économique et les droits sociaux dans l’Union européenne », in Ph. ALSTON (dir.), L’UE et les

droits de l’homme, Bruylant, 2001, p. 465, spéc. p. 489. Ces positions divergentes pourraient trouver

une explication dans l’ouvrage de M. DOUGLAS, Comment pensent les institutions, La Découverte, 1999.

4 En préconisant une solution radicale, celle de transformer les programmes sociaux et la législation fragmentaire existante – par exemple les programmes de lutte contre la pauvreté – en droits indivi- duels conférés aux citoyens européens. M. POIARES MADURO, art. cit. (n. 3), p. 465.

5 Conclusions précitées, pt 57.

6 Ibid., pt 58.

7 Voir cependant B. EDELMAN, « Droit du travail, droit de la concurrence – Un nouveau contrat social », D. 2009, p. 1547.

8 B. BERCUSSON et I. OMARJEE, « Qu’attendre de la promotion de la Charte des droits fonda-

Les droits sociaux fondamentaux dans le « contrat social » européen

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destinés à « légitimer un système qui multiplie par ailleurs les injustices »9 ?

La publicité que l’Union fait des droits fondamentaux et leur faible effec- tivité au contact des libertés économiques pourraient le laisser penser.

Le succès des droits fondamentaux dans l’ordre juridique européen était porteur d’un espoir, celui de la simplicité. Il pouvait en être attendu qu’une hiérarchie claire soit établie entre ce qui est fondamental et ce qui ne l’est pas. Tout au moins, le caractère fondamental de certains droits devrait les singulariser10. L’arrêt Kadi rendu le 3 septembre 2008 par la Cour de justice

des communautés européennes promettait un renforcement de la place des droits fondamentaux dans la hiérarchie des normes de l’Union européenne, la Cour ayant considéré que le respect de ces droits devait être compris comme l’un des « principes constitutionnels » de l’Union11.

Le succès des droits fondamentaux – dans les textes européens, comme dans les discours sur l’Europe – n’est peut-être pas étranger à leur affadisse- ment. Quand tout devient fondamental, plus rien ne l’est vraiment12 et c’est

plutôt le « flou du droit » que les droits fondamentaux importent au cœur du projet européen13.

Dans sa thèse monumentale14, A. Bailleux a cherché à dresser une « carto-

graphie » des interactions entre les libertés de circulation et les droits fonda- mentaux. L’auteur conclut à une tectonique des deux plaques produisant ce qu’il nomme des « hiérarchies enchevêtrées » faîtes de conflits et d’alliances15.

En somme, la dynamique des droits fondamentaux dessinerait une « réalité

juridique […] mouvante, insaisissable et largement désordonnée »16. Elle

n’offrirait aucune autre solution qu’une « régulation prétorienne des tensions

sociales »17. Leur rencontre impliquerait ainsi des « arbitrages permanents »

dont on connaît les conséquences en termes de sécurité juridique18.

9 E. DREYER, « La fonction des droits fondamentaux dans l’ordre juridique », D. 2006, chron., 753.

10 Cf. C. MAUBERNARD, « Conciliation des droits et libertés fondamentaux dans le marché inté-

rieur », RDLF, 2011, chron. no 5, http://webu2.upmf-grenoble.fr/rdlf/?p=654.

11 CJCE, 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat c/ Conseil et Commission, Aff. jointes C-402/05P et C-415/05P, pt 285.

12 Cf. D. LÉVIS, « Pour l’instauration d’un ordre de prééminence au sein des droits fondamentaux »,

Rev. fr. dr. constit., no 84, 2010/4, p. 713.

13 A. TROIANIELLO, « Les droits fondamentaux, fossoyeurs du constitutionnalisme ? », Le Débat, no 124, 2003/2, p. 58.

14 A. BAILLEUX, Les interactions entre libre circulation et droits fondamentaux dans la jurisprudence commu-

nautaire. Essai sur la figure du juge traducteur, Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruylant, 2009.

15 Dans certains cas, écrit-il, la protection de ceux-ci paraît primer ou équivaloir à l’objectif de l’inté- gration économique, dans d’autres, ils sont ravalés au rang de simple raison d’intérêt général ou de finalité politique quelconque (ibid., p. 339).

16 Ibid., no 1104, p. 453.

17 A. TROIANIELLO, art. cit. (n. 13).

18 Cf. Proposition de règlement du Conseil relatif à l’exercice du droit de mener des actions collectives

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Arbitrages permanents, sans doute, mais plusieurs études ont montré qu’ils conduisaient à privilégier nettement les libertés économiques19. Non

pas que les droits fondamentaux n’aient aucune place dans cette construction – c’est même tout le contraire. Mais il semble que les libertés économiques, libertés de nature constitutionnelle en Europe, jouent le rôle d’un « filtre », qu’elles tamisent les droits fondamentaux pour ne laisser passer que ceux qui apparaissent nécessaires ou compatibles avec l’intégration économique. En d’autres termes, il y aurait un fil rouge sur ce qui, dans la jurisprudence, ressemble à un manteau d’Arlequin.

Pour retrouver ce fil rouge, il est un point de départ commode : le projet politique qui a servi de matrice à la construction européenne, celui d’une « économie sociale de marché » (I). La façon dont ce projet a trouvé à s’in- carner dans le droit positif (II) conduit à s’interroger sur l’effectivité des droits sociaux fondamentaux (III).

I. La matrice politique :