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La construction d’un référentiel nouveau Les révoltes frumentaires du xvii e et du xviii e siècle apparaissent

xiii e siècle, les romanistes rentrent en force à la curia regis pour défendre

B. La rupture du pacte

II. La construction d’un référentiel nouveau Les révoltes frumentaires du xvii e et du xviii e siècle apparaissent

clairement comme les conséquences de la nationalisation des problèmes économiques. Elles prolongent les révoltes d’autrefois contre l’impôt et contre la centralisation antérieure à la Fronde80. La localisation très

claire de ces révoltes dans les régions productrices, autour des grandes villes, Paris et Lyon en premier lieu, montre bien qu’elles répondent aux problèmes de distribution posés par la création d’un marché national. Au

xviii

e siècle la croissance démographique – la population

du royaume passe de 22 à 28 millions d’habitants entre le début du 79 Edward E. THOMPSON, art. cit. (n. 34), p. 34.

80 J. NICOLAS, La Rébellion française. Mouvement populaire et conscience sociale, (1661-1789), Seuil,

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règne de Louis XV et la fin de celui de son successeur – exerce une pres- sion sur les prix qui ne cessent de monter dans cette période.

Les émeutes s’insèrent dans une conjoncture pessimiste de fin de siècle et de fin de règne, voire de fin d’un monde, « la fin tragique du

xviie siècle » selon l’expression bien connue par les historiens de Pierre Goubert. Les prix, notamment du blé, la production et les revenus ne cessent de baisser. Les rentes restent, pour l’instant, les seuls revenus stables et protégés. La masse du peuple et même la petite bourgeoisie se trouvent placées dans une situation de très grande précarité qui se transforme en détresse à la moindre crise. Disette, voire famine, en 1694 et 1698, puis en 1710 et 1713 qui propagent leurs effets dans tous les secteurs du pays. Comme à chaque période de crise, certains trouvent l’occasion de s’enrichir par la concentration, en absorbant leurs concurrents en position délicate : les manufacturiers, les proprié- taires terriens et les financiers qui s’enrichissent en finançant la guerre et par des prêts à l’État. Dans une société d’ordres, qui est déjà struc- turellement inégalitaire, la cohésion sociale menace d’éclater tant les mondes sociaux s’éloignent les uns des autres.

Ces crises endémiques s’ajoutent à un délitement des représenta- tions anciennes. Avec la perte consommée par l’Église catholique du quasi-monopole religieux, les querelles de religion paraissent bien anachroniques. L’absolutisme peine à réaliser ses ambitions. Il se heurte aux intérêts les plus résistants de la monarchie car ils en constituent le soubassement même. Les Parlements résistent avec la dernière énergie aux tentatives de centralisation et de rationalisation de l’appareil administratif81. L’aristocratie fait payer le prix de sa domestication en

s’opposant, par exemple, à la réforme fiscale alors qu’il est non seule- ment injuste d’exonérer, totalement ou presque, les plus opulents de la charge fiscale mais aussi et surtout contreproductif du point de vue de la création de richesse. Il devient économiquement, socialement aussi bien sûr, raisonnable de transformer ses capitaux en rentes sur l’État, ce qui prive d’autant l’économie de capitaux dont elle a pourtant un cruel besoin dans une période de pénurie monétaire généralisée.

Pour assurer leur permanence, l’État et les élites qui le dominent doivent bien se résoudre au changement. Ces politiques d’aménage- ment de la domination supposent qu’une direction soit donnée à l’ac- tion réformatrice. La réforme, comme toute action politique, suppose d’élaboration d’un référentiel entendu, par Pierre Muller notamment, comme un cadre d’interprétation qui « délimite des valeurs, des normes 81 M.-L. LEGAY, Les États provinciaux dans la construction de l’État moderne au xviie et xviiie siècles,

Droz, 2001. L’ouvrage démontre qu’à partir du milieu du xviiie siècle les États provinciaux, là où ils

La guerre des farines

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et des relations causales qui s’imposent comme un cadre cognitif et normatif pour les acteurs engagés dans la confrontation de leurs intérêts ». En effet,

« les rapports de force ne s’expriment pas par la simple confrontation brute

des intérêts, mais à travers des stratégies d’argumentation destinées à rendre légitimes les revendications »82. S’il s’agit moins d’un corpus parfaite-

ment structuré et cohérent, que d’un espace de sens partagé, le réfé- rentiel permet, d’une part, l’interprétation du réel et, d’autre part, il fournit un répertoire d’actions aux agents en leur offrant des modèles de rechange83.

La science économique qui se construit au

xviii

e siècle pourrait être

qualifiée de science économique de l’État central, ou, plus exactement, de science économique de l’État centralisateur. Le libéralisme prolonge directement le mercantilisme84. Il est assez ironique de voir comment

les thuriféraires du néolibéralisme retournent une pensée d’État contre l’État lui-même par mépris de l’histoire. Il est donc instructif d’analyser l’émergence de cette science d’État qui se construit contre l’économie morale de la foule et à laquelle la foule résiste.

Dès le début du

xviii

e siècle – à la fin du trop long règne de Louis XIV,

marqué par les dernières grandes famines dévastatrices alors que le peuple se trouve harassé par de trop longues années de guerre – les plus grands personnages de l’État prennent conscience de la nécessité d’une réorganisation de l’appareil de l’État. Vauban85, depuis des décennies,

qui parcourt le royaume dans tous les sens et qui provient de la petite noblesse provinciale désargentée, se montre particulièrement sensible à cette misère sociale. Il propose donc une réforme du système fiscal et, à l’occasion, prône la libre circulation des grains comme remède à la disette86, réformes indispensables pour « sauver le royaume »87, ce qui lui

vaudra de terminer en disgrâce. Vauban ouvre l’ère des administrateurs, 82 « Esquisse d’une théorie du changement dans l’action publique. Structures, acteurs et cadres cogni-

tifs », Revue française de science politique, vol. 55, no 1, février 2005, p. 7.

83 Pour une application de cette analyse, voir A. BERNARD et F. RIEM, « Les régulations finan- cières », in L. BOY, J.-B. RACINE et J.-J. SUEUR (éds.), Pluralisme juridique et effectivité du droit

économique, Éditions Larcier, 2011, p. 121 et s.

84 Voir particulièrement Chr. LAVAL, op. cit. (n. 10). L’auteur écrit, par exemple, que le mercantilisme a développé très tôt « une argumentation favorable à la liberté du commerce et de l’intérêt privé, regardés

comme des facteurs de puissance ». Les auteurs mercantilistes « ont souligné l’importance de l’intérêt personnel dans la production du bien général de la nation » (p. 64). Autorité publique et satisfaction des

intérêts privés ne sont plus inconciliables « la puissance et la stabilité de l’État supposent la prospérité des

sujets et celle-ci réclame l’obéissance au souverain » (p. 67).

85 Sur VAUBAN, voir particulièrement M. VIROL, Vauban. De la gloire du roi au service de l’État, Champ Vallon, 2003.

86 La dîme royale, avec une présentation de J/-M. DANIEL, L’Harmattan, 2004 (la première édition date de 1707).

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réformateurs inspirés (A), qui précède l’époque des écoles puisque la physiocratie (C) succède à la science du commerce (B).

A. Galerie de portraits