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l’économie sociale de marché

L’Europe a adopté et traduit en termes juridiques un modèle économique spécifique20 que l’article 3 du Traité sur l’Union européenne rappelle discrè-

tement : l’Union doit œuvrer pour le développement d’une Europe fondée sur une « économie sociale de marché hautement compétitive qui tend au plein

emploi et au progrès social ».

COM (2012) 130 final, exposé des motifs, p. 10, qui exprime le souci d’un « renforcement de la

sécurité juridique en ce qui concerne l’équilibre entre les droits sociaux et les libertés économiques ». La

préoccupation est clairement affichée : « Une insécurité juridique persistante pourrait entraîner une

perte du soutien apporté au marché unique par une part importante des parties prenantes et créer un environnement hostile pour les entreprises pouvant s’accompagner de comportements protectionnistes », ainsi que dissuader « les syndicats d’exercer leur droit de grève ».

19 Parmi une littérature abondante : V. CHAMPEIL-DESPLATS, « Droits de l’homme et libertés économiques : éléments de problématique », in V. CHAMPEIL-DESPLATS et D. LOCHAK (dir.),

Libertés économiques et droits de l’homme, PU de Paris Ouest, 2011, p. 27 et s. ; M.-A. MOREAU,

« Autour de la justice sociale : perspectives internationales et communautaires », DS, 2010, p. 324 ; P. RODIÈRE, « L’impact des libertés économiques sur les droits sociaux dans la jurisprudence de la CJCE », DS, 2010, p. 573 ; M. BENLOLO-CARABOT, « Les droits sociaux dans l’ordre juri- dique de l’Union européenne. Entre instrumentalisation et fondamentalisation », in D. ROMAN (dir.), Droit des pauvres, pauvres droits ? Recherches sur la justiciabilité des droits sociaux, http://www. gip-recherche-justice.fr/spip.php?article696, p. 84 et s. ; O. DE SCHUTTER, « Ancrer les droits fondamentaux dans l’Union européenne, II. Assurer la cohérence du système européen de protection des droits fondamentaux », rapport établi à la demande de la Commission européenne, DG Justice et affaires intérieures, dans la perspective de la convocation de la Convention sur l’avenir de l’Europe, mars 2002, p. 48.

20 Ch. JOERGES, « La constitution économique européenne en processus et en procès », Revue inter-

Les droits sociaux fondamentaux dans le « contrat social » européen

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Cette notion est très importante puisqu’elle constitue le fondement doctrinal de la construction européenne21. Le concept est admirable par sa

capacité fédératrice22. Mais il ne faut pas se laisser prendre au piège des mots.

La tentation est grande d’y voir une volonté « d’offrir un contrepoids social aux

considérations du marché »23. Or, c’est tout le contraire. En 1938, les partisans

d’un libéralisme rénové se réunissent à Paris24 en réaction contre Keynes et

le New Deal, mais aussi contre le « laisser fairisme » libéral. Ce dernier aurait échoué et provoqué la crise de 1929. Le néolibéralisme sera beaucoup plus musclé, beaucoup plus « organisateur »25. Le marché ne se conçoit plus sans

l’État. Mais surtout, et dans sa forme allemande, l’ordolibéralisme, il propose d’instituer une réalité la plus conforme au modèle formel de l’ordre concur- rentiel, d’intervenir pour que la société tout entière se conforme à l’économie de marché. En d’autres termes, il faut délibérément construire une société de marché par la voie de la législation26.

Voilà le véritable sens de l’économie sociale de marché : il n’est pas ques- tion d’amender le marché par une politique sociale27, mais, tout au contraire,

de construire le social par le marché, de faire de la concurrence le principe 21 P. COMMUN (dir.), L’ordolibéralisme allemand. Aux sources de l’économie sociale de marché, CIRAC/

CICC, 2003 ; adde Ch. LAVAL, « Ordolibéralisme allemand, néolibéralisme européen et construc- tion de l’Europe », 2006, http://danielrome.files.wordpress.com/2007/06/c-laval-le-neoliberalisme- europeen.pdf. Voir aussi F. BOLKENSTEIN, « Construire l’Europe libérale du XXIe siècle », Institut

Walter Eucken, SPEECH/00/260, Fribourg, 10 juillet 2000 : l’ancien Commissaire au marché intérieur rappelle que « le projet ambitieux de l’UEM est un pur produit de la pensée ordolibérale » ; F. DENORD et A. SCHWARTZ, « L’économie (très) politique du traité de Rome », Politix, vol. 23, no 89, 2010, p. 35.

22 Cf. P. DARDOT et Ch. LAVAL, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte/Poche, 2009, p. 332.

23 L. AZOULAI, « La Cour de justice des Communautés européennes et l’économie sociale de marché », in Viking-Laval-Rüffert : entre libertés économiques et droits sociaux fondamentaux où se

trouve l’équilibre ?, débat organisé par Notre Europe et l’Institut syndical européen, 2008, http://

www.notre-europe.eu/fileadmin/IMG/pdf/Azoulai.pdf : « cette théorie politique a sa raison d’être :

lutter contre le ‘déficit social’ de la construction européenne, offrir un contrepoids social aux considérations de marché », « rééquilibrer la construction économique par une forme d’intégration sociale » L’auteur

concède cependant que « dans cette théorie il y a aussi une ruse. L’Union essaie de rendre plausible son

engagement social ».

24 Le colloque Lippmann, Librairie de Médicis, 1939 ; Serge AUDIER, Aux origines du néolibéralisme :

le colloque Walter Lippmann, Éditions du Bord de l’eau, 2008.

25 Cf. Ch. LAVAL, « Mort et résurrection du capitalisme libéral », Revue du MAUSS, no 29, 1/2007,

p. 393 et s. ; M. FOUCAULT, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Seuil/Gallimard, 2004, cf. spéc. la leçon du 14 février 1979, p. 135 et s.

26 Sur la transformation du libéralisme en néolibéralisme, cf. not. P. DARDOT et Ch. LAVAL, op. cit. (n. 22) ; M. FOUCAULT, op. cit. (n. 25).

27 L’ambiguïté de l’expression peut cependant produire des effets juridiques en contradiction avec la

théorie. Dans l’affaire C-515/08, l’Avocat général CRUZ VILLALÒN préconise une interprétation plus sociale de la directive 96/71 sur le détachement de travailleurs en se référant à l’article 3, §3, TUE « selon lequel la construction du marché intérieur est matérialisée par des politiques fondées sur une

Fabrice RIEM

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directeur de la vie de chacun28. Pour les ordolibéraux, le terme « social »

renvoie à « une forme de société fondée sur la concurrence comme type de lien

humain, forme de société qu’il s’agit de construire et de défendre par l’action délibérée d’une Gesellschaftspolitik (‘politique de société’) »29. Dans l’ordolibéra-

lisme, la politique sociale « n’a pas pour fonction d’être comme un mécanisme

compensatoire destiné à éponger ou annuler les effets destructeurs que pourrait avoir sur la société […] la liberté économique. En fait, s’il y a interventionnisme social […], ce n’est pas contre l’économie de marché […] mais c’est au contraire à titre de condition historique et sociale de possibilité pour une économie de marché, au titre de condition pour que joue le mécanisme formel de la concurrence »30.

Les preuves de la fidélité des institutions européennes à cette philosophie sont nombreuses. La Commission européenne déclare, par exemple, dans son Livre vert sur la modernisation du droit du travail, qu’une moindre protection contre le licenciement doit faciliter l’accès des demandeurs d’emploi au marché du travail31. C’est la théorie concurrentielle des « marchés contestables » appliquée

au droit du travail. Le droit du licenciement est analysé comme une barrière à l’accès au marché (du travail) par de nouveaux entrants. L’Avocat général Poiares Maduro ne dit pas autre chose lorsqu’il estime que priver les entreprises de la possibilité de puiser dans les « ressources de production disponibles dans une région

ou un pays particulier » risquerait de freiner « le développement économique » de

tous les États membres32. Les « ressources de production » dont parle l’Avocat

général, ce sont les salariés. Pour que l’économie de marché fonctionne, le travail doit être fictivement considéré comme une marchandise33.

Voilà une autre façon de poser la question : que sont les droits fondamen- taux de « ressources de production » ?34

28 Voir J. BASEDOW, « La concurrence est-elle menacée en Europe ? », D. 2008, 272 : l’auteur, Professeur à la Faculté de droit d’Hambourg et président d’une Commission chargée d’évaluer l’état de la concurrence en Allemagne, déclare que « la concurrence peut jouer un rôle bénéfique en dehors du

secteur strictement économique, par exemple dans l’éducation ou dans la santé publique ».

29 P. DARDOT et Ch. LAVAL, op. cit. (n. 22), p. 205.

30 M. FOUCAULT, op. cit. (n. 25), p. 165-166 ; cf. aussi p. 150-151.

31 Commission européenne, Livre vert « Moderniser le droit du travail pour relever les défis du XXIe siècle », 22 novembre 2006, COM(2006) 208 final, p. 6 ; voir aussi le Rapport CAHUC-

KRAMARZ, De la précarité à la mobilité : vers une Sécurité sociale professionnelle, rapport au ministre de l’Économie et au ministre de l’Emploi, déc. 2004, p. 158.

32 Conclusions précitées, pt 57.

33 Cf. K. POLANYI, La grande transformation, préf. L. DUMONT, Gallimard, 1983 (pour la traduc- tion française).

34 Cf. A. SUPIOT, « L’Europe gagnée par l’économie communiste de marché », Revue du MAUSS

permanente, 20 janv. 2008, p. 11, qui rappelle la notion stalinienne de « capital humain », finalement

Les droits sociaux fondamentaux dans le « contrat social » européen

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II. La traduction juridique