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Dans cette galerie de portraits d’administrateurs réformateurs, Claude Dupin occupe une place singulière. Fermier général mais de basse extraction, outrageusement enrichi par ses fonctions qu’il doit à la protection du célèbre banquier Samuel Bernard111, il passe à la postérité pour avoir employé comme

secrétaire Jean-Jacques Rousseau et pour avoir polémiqué avec Montesquieu. En 1742 il avait présenté, manuscrit, au ministre des Finances un Mémoire

sur les bleds112, qui sera par la suite publié dans le recueil des écrits du fermier

général. Le mémoire commence par constater une situation paradoxale : les années d’abondance, le faible prix des blés réduit encore les revenus de la terre. En conséquence les salaires des ouvriers agricoles sont extrêmement bas, la population rurale, misérable, ne se reproduit pas et bon nombre de 108 Ibid.

109 Ibid., p. 717.

110 Chr. LAVAL, op. cit. (n. 10), p. 108. Sur ce renversement des valeurs, voir, particulièrement, S. MEYSSONNIER, op. cit. (n. 10), p. 61 et s.

111 S. BERNARD, issu d’une famille de peintres, a commencé une carrière commerciale dans le négoce de tissu. Il développe ses activités selon le modèle du grand capitaliste de l’époque en investissant dans tous les secteurs, traite négrière ou négoce de blé dans les périodes de famine qui marquent la fin du règne de Louis XIV, mais surtout comme banquier de la monarchie. À ce titre, il se tire d’une banqueroute grâce au soutien de l’État. Autrement dit, depuis lors, les choses ne changent pas beaucoup : les créanciers tiennent les États faibles sous leur domination. Claude Dupin épouse en secondes noces la fille illégitime de son protecteur.

112 Le Mémoire est publié dans le recueil des œuvres de Cl. DUPIN, OEconomiques, 1745, j’utilise la version publiée par M. AUCUY, Marcel Rivière, 1913, p. 145 et s.

La guerre des farines

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terres demeurent en friche113. Il explique la situation par la surproduction

moyenne de grains. Tous ces maux, si sensibles à l’État qui perd la faculté d’accroître les recettes fiscales et doit renoncer à l’espoir d’augmenter sa population, provient d’une cause unique : la dépréciation du grain. La solu- tion à la difficulté consiste à assurer aux céréales «≈un prix constant et raison-

nable »114. Ce prix doit tenir la balance égale entre les intérêts du producteur

et ceux du consommateur. Pour parvenir au but, Dupin propose non pas d’agir sur l’offre, en réduisant la production, mais d’élargir les débouchés en proclamant la liberté intérieure de circulation des grains. Il ne va pas aussi loin que Boisguilbert car il ne propose pas d’étendre cette liberté au commerce d’exportation, mais d’acclimater en France le système anglais qui encourage l’exportation lorsque le prix baisse et l’importation lorsque le prix monte, au-delà d’un certain seuil, l’importation serait même subventionnée. Cette solution est un contresens. L’Angleterre a adopté ce régime en raison du déficit chronique de son agriculture. En France, si on déclare que la sura- bondance de grains produit l’avilissement du prix, alors il faut totalement libérer le commerce extérieur. De ce point de vue, les physiocrates se montre- ront plus cohérents en réclamant la liberté totale du commerce extérieur.

La publication de L’Esprit des lois, paru à Genève en 1748, est accueillie par un concert de louanges. L’ouvrage contient une critique féroce du système financier et fiscal de la monarchie mais aussi des financiers115. Claude Dupin

a été membre pendant près de 12 ans du Comité des caisses, instance diri- geante de la Ferme, cible des flèches du célèbre bordelais. Le fermier général prend donc la défense du système fiscal et des institutions monarchiques. Il fait paraître deux critiques générales de l’ouvrage. Les Réflexions sur l’Esprit

des lois, en 1749, ouvrage virulent, que son auteur tente ensuite de faire

retirer de la circulation. Puis, d’un ton plus mesuré, Observations sur l’Es-

prit des lois, à la fin de 1751. Ces ouvrages présentent, surtout, une défense

systématique de la finance, de la fiscalité et des « traitants ». À ce titre, ils apparaissent comme des manifestes de la Ferme générale. Ils fournissent un répertoire d’arguments au débat récurrent qui se poursuivra jusqu’à la fin de la monarchie entre les partisans de la Régie et ceux de la Ferme.

113 Ibid., p. 145 et 146.

114 Ibid., p. 147.

115 Voir, par exemple, le Livre XXII. MONTESQUIEU écrit : « Les banquiers sont faits pour changer

de l’argent, et non pas pour en prêter. Si le prince ne s’en sert que pour changer son argent, comme il ne fait que de grosses affaires, le moindre profit qu’il leur donne pour leurs remises devient un objet consi- dérable ; et, si on lui demande de gros profits, il peut être sûr que c’est un défaut de l’administration. Quand, au contraire, ils se sont employés à faire des avances, leur art consiste à se procurer de gros profits de leur argent, sans qu’on puisse les accuser d’usure » (Chapitre XVI). Il est clair pour tout le monde à l’époque que les financiers de l’État se procurent « de gros profits de leur argent ». C’est la conséquence nécessaire « d’un défaut de l’administration ».

Alain BERNARD

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Cet exemple montre que les plus hauts serviteurs de l’État (on hésite à utiliser cette qualification pour un fermier général !) peuvent soutenir la réforme dans des secteurs déterminés de la vie sociale. Mais sitôt que leurs intérêts vitaux sont en cause, ils défendent férocement et avec intelligence leurs positions privilégiées. Les limites des capacités réformatrices des élites apparaissent. Les réformes soutenues ou proposées par elles s’arrêtent au seuil de leur survie. Les groupes sociaux plus éloignés de la tête de l’État, les philo- sophes ou les intellectuels par exemple, disposent de plus de liberté créatrice.

B. La science du commerce

La science du commerce, prélude à la science économique, tourne autour d’un homme, Jacques Vincent de Gournay, personnage fascinant. Issu d’une famille de marchands, il apprend le commerce international et les langues étrangères à Cadix, porte d’entrée des Amériques en Europe. Puis il sert le gouvernement de la France, notamment comme espion industriel dans divers pays d’Europe. Il achète une charge d’intendant de commerce et constitue un réseau de bons esprits qu’il initie à la « science du commerce ». Extrême- ment généreux de son propre travail, il ne laisse rien, ou presque, de publié : il conçoit la vie intellectuelle sur le mode du commerce, de l’échange et de la marchandise116. Pourtant, il s’agirait de l’un des plus grands esprits de son

temps117.

Pour faire une comparaison, anachronique et donc déplacée, avec le