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dans le cadre des mesures antiterroristes

Au fond, la Cour a estimé que les droits fondamentaux de M. Kadi avaient été bafoués, à au moins trois égards. D’abord, dès lors que le Conseil n’avait pas communiqué les éléments retenus à la charge du requérant pour fonder les mesures restrictives qui lui ont été imposées, ni accordé à celui-ci le droit d’en prendre connaissance dans un délai raisonnable après l’imposi- tion de ces mesures, la Cour relève que l’intéressé n’a pas pu faire connaître utilement son point de vue, et elle en conclut que les droits de défense, en particulier le droit d’être entendu, n’ont pas été respectés34. En outre, compte

tenu des rapports qui existent entre les droits de la défense et le droit à un recours juridictionnel effectif, le requérant n’a pas non plus pu défendre ses droits à l’égard des éléments précités dans des conditions satisfaisantes devant le juge communautaire, de sorte qu’une violation dudit droit à un recours juridictionnel effectif doit également être constatée35. Enfin, la Cour affirme

que si les mesures restrictives imposées au titre du règlement no 881/2002

constituent des restrictions au droit de propriété qui, en principe, peuvent être justifiées36, dans les circonstances de l’espèce – le règlement ayant été

adopté sans fournir à ce dernier aucune garantie lui permettant d’exposer sa cause aux autorités compétentes, et, eu égard à la portée générale et à la durée effective des mesures restrictives en question – cela constitue une restriction injustifiée au droit de propriété du requérant37.

On le comprend, d’une façon plus générale, en matière de mesures anti- terroristes, le principe des black lists et l’effet de gel qui en résulte sur les avoirs des individus et entités recensés, ne peuvent exister en marge du droit à une protection juridictionnelle effective, d’une part, et sans considération du droit à la propriété de chacun, d’autre part.

S’agissant du régime du droit à la protection juridictionnelle effective, la réalité de ce droit repose sur plusieurs éléments à propos desquels la juris- prudence communautaire a donné des précisions importantes. Le premier élément constitutif du droit à la protection juridictionnelle est évidemment celui de l’accès au juge : c’est une réalité depuis l’arrêt Kadi de la Cour. Le deuxième élément touche à la question de l’intensité du contrôle juri- dictionnel. À cet égard, en matière de mesures antiterroristes, l’intensité du contrôle varie selon le degré de généralité des mesures contestées : lorsqu’elles sont générales et visent à organiser les listes noires, le contrôle est limité au 34 CJUE, aff. Kadi, arrêt précité, pt 348.

35 CJUE, aff. Kadi, arrêt précité, pt 349.

36 CJUE, aff. Kadi, arrêt précité, pt 366.

37 CJUE, aff. Kadi, arrêt précité, pts 369 et 370. V. également en ce sens CJUE, 3 déc. 2009, aff.

Lisa DUMOULIN

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respect des règles de procédure et de motivation, à l’exactitude matérielle des faits et au détournement de pouvoir, tandis que lorsque les mesures sont particulières et tendent à inclure ou maintenir telle personne sur une liste, le contrôle est alors plus intense et s’étend à l’appréciation des faits et circons- tances, de même qu’à la vérification des éléments de preuve et d’information invoqués, sans oublier le respect des droits de la défense, de l’exigence de motivation, et, le cas échéant, du bien-fondé des considérations impérieuses et exceptionnelles invoquées par le Conseil pour se soustraire à telle ou telle obligation. Le troisième élément touche aux droits de la défense et à l’effec- tivité du contrôle juridictionnel : l’autorité qui édicte la mesure d’inscription sur la liste doit en effet supporter des exigences de motivation formelle et de communication aux personnes intéressées des motifs qui l’ont conduite à adopter de telles mesures, dans un double but : d’une part, informer la personne ou l’entité concernée des motifs qui justifient la décision pour qu’elle puisse la contester – c’est le versant « droits de la défense » – et d’autre part, permettre au juge d’exercer effectivement son contrôle – c’est le versant « droit au contrôle juridictionnel effectif ». Précisons, du point de vue des droits de la défense, que l’obligation de motivation sera surtout importante lors de l’inscription initiale du présumé terroriste sur la liste, car elle sera son unique garantie de se prévaloir des voies de recours pour contester la légalité de la décision en cause, étant donné qu’il ne dispose pas d’un droit d’audi- tion préalable à son adoption (« effet surprise »). À cet égard, la jurisprudence rappelle que la motivation doit avoir un contenu « suffisant » (c’est-à-dire être adaptée à la nature de l’acte et au contexte) et être communiquée concomi- tamment à la décision d’inscription sur la liste ou le plus rapidement possible après celle-ci38, ce, sauf à ce qu’il soit fait obstacle à cette communication des

motifs, notamment en cas de considération impérieuse touchant à la sûreté 38 S’agissant de la procédure d’inscription (paragraphe 12 de la résolution 1822 [2008]), les États

doivent se conformer au paragraphe 5 de la résolution 1735 (2006) et fournir un exposé détaillé des motifs ; en outre, les États doivent, pour chaque demande d’inscription, préciser les éléments du mémoire correspondant qui pourraient être divulgués, notamment pour que le Comité des sanctions puisse élaborer le résumé décrit au paragraphe 13 ou pour aviser ou informer la personne ou l’entité dont le nom est porté sur la liste. Le paragraphe 13 de cette même résolution prévoit notamment, d’une part, que le Comité des sanctions, lorsqu’il ajoute un nom à sa liste, publie sur son site web, en coordination avec les États ayant fait la demande d’inscription correspondante, un « résumé des motifs

de l’inscription », et, d’autre part, que ce Comité s’efforce de publier sur son site web, en coordina-

tion avec les États ayant soumis les demandes d’inscription correspondantes, des « résumés des motifs

ayant présidé aux inscriptions » de noms sur ladite liste, avant l’adoption de cette même résolution.

Au paragraphe 17 de la même résolution, il est encore exigé que les États concernés prennent toutes les mesures possibles, conformes à leurs lois et pratiques internes, pour aviser ou informer en temps voulu la personne ou l’entité concernée de l’inscription de son nom sur la liste du Comité des sanc- tions, et pour joindre à cet avis copie de la partie du mémoire pouvant être divulguée, des informa- tions sur les motifs de l’inscription figurant sur le site web du Comité des sanctions, une description des effets de l’inscription tels qu’ils résultent des résolutions pertinentes, les modalités d’examen par le Comité des sanctions des demandes de radiation de sa liste et les possibilités de dérogations.

Droits fondamentaux et mesures antiterroristes : l’exemple du gel des avoirs des présumés terroristes

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de la Communauté ou de ses États membres ou s’opposant à la conduite des relations internationales.

S’agissant du régime de la protection du droit fondamental à la propriété, il est évident que son exercice est directement affecté par l’inscription sur une black list, qui provoque un gel des fonds d’un présumé terroriste ; c’est parfois même l’exercice même d’une activité économique tout entière qui est suspendue, par exemple, lorsque l’entité ciblée est une banque. Mais dans ce cas, la protection au titre du caractère fondamental de la propriété semble plus friable que les protections assurées au titre des autres droits fondamen- taux précités. À cet égard, le texte de l’arrêt Bank Melli rendu par la Cour en novembre 201139 – et organisant le gel des fonds de la banque précitée,

soupçonnée d’apporter un appui aux activités nucléaires de l’Iran – est particulièrement instructif et clair. Certes, on peut y lire une affirmation de principe, qui semble viser à « désacraliser » les droits fondamentaux de façon générale – « les droits fondamentaux en cause ne sont pas des prérogatives

absolues et leur exercice peut faire l’objet de restrictions justifiées par des objectifs d’intérêt général poursuivis par la Communauté » –, mais la mention qui suit

marque la spécificité du droit de propriété à cet égard, puisqu’il est en effet énoncé que « Tel est le cas du droit de propriété et de la liberté d’exercer une acti-

vité économique. Par conséquent, des restrictions peuvent être apportées au droit d’exercer librement une activité professionnelle, tout comme à l’usage du droit de propriété, à condition que ces restrictions répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général poursuivis et ne constituent pas, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même des droits ainsi garantis ». On le comprend, en matière d’atteinte à la

propriété, le raisonnement semble inversé : la règle n’est plus celle de l’affir- mation du droit, sauf circonstances permettant d’y déroger, mais celle de la licéité de l’atteinte au droit, sous conditions à respecter. Or, si l’on s’attache à ces fameuses conditions à respecter, on note qu’en pratique le motif faisant état de « l’importance primordiale du maintien de la paix et de la sécurité inter-

nationales », est généralement jugé suffisant pour prouver la poursuite d’un

objectif d’intérêt général, et que, quant au principe de proportionnalité, il est souvent considéré comme étant respecté dès lors que les listes font l’objet d’une révision régulière et surtout que les règlements prévoient certaines exceptions permettant aux personnes ou entités visées par des mesures de gel des fonds de faire face aux dépenses essentielles : une telle considération constituerait en effet une vérification implicite, mais suffisante, du caractère proportionné desdites mesures.

Au fil des affaires et des arrêts rendus par le juge communautaire, se dessinent ainsi, petit à petit, le cadre et le régime de la protection des 39 CJUE (Grande Chambre), 16 nov. 2011, aff. C-548/09 P, Bank Melli Iran c/ Conseil de l’UE.

Lisa DUMOULIN

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droits fondamentaux dans le cadre des mesures antiterroristes, notamment autour de la notion de protection juridictionnelle effective. D’autres droits fondamentaux que ceux précédemment évoqués et retenus en jurisprudence seront, par ailleurs, susceptibles de faire leur entrée dans ce cadre (droit au respect de la vie privée, par exemple), à terme, ce qui conduira certainement à une révision corrélative – et plus ou moins substantielle – du régime de ces droits. Quoiqu’il en soit, on peut d’ores et déjà observer que le paysage des droits fondamentaux en matière antiterroriste n’a pas toujours les contours, ni la netteté, auxquels on se serait attendu à ce stade de développement.

II. L’incidence troublante

des droits fondamentaux

sur le régime des mesures antiterroristes