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CIJ, 0 juin 1995, Portugal c/ Australie.

présidée par Jean-Baptiste RACINE

3 CIJ, 0 juin 1995, Portugal c/ Australie.

présidée par Jean-Baptiste RACINE

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J’ajoute que, du point de vue des perspectives en matière d’intégration du droit à l’alimentation dans les traités commerciaux et dans les traités relatifs aux investissements en matière de denrées alimentaires, l’idée se fait jour, notamment chez Olivier De Schutter qui martèle cette idée, qu’en effet le droit à l’alimentation devrait être reconnu comme droit impératif général et que, en conséquence, les traités devraient en tenir compte. Je rappelle quand même que la contradiction entre l’existence d’une norme de droit impératif général et un traité, c’est son annulation pure et simple.

Cécile IMBAR

Est-ce que la relégation du droit à l’alimentation n’est pas due en partie au fait que les États ne sont pas prêts à mettre suffisamment de poids dans ce droit qui tendrait plutôt à être assez utopique ?

François COLLART DUTILLEUL

Dans la doctrine officielle sur le droit à l’alimentation, il y a deux aspects dont il faut tenir compte :

– Pour le directeur général de l’OMC, Pascal Lamy, le meilleur moyen de mettre en œuvre le droit fondamental à l’alimentation et l’éradica- tion de la pauvreté, c’est d’aller plus loin dans la libéralisation. S’il y a des difficultés à le mettre en œuvre, c’est qu’on ne va pas assez loin dans la direction du libre échange. Soit c’est exact, soit ça ne l’est pas. En face, Olivier De Schutter affirme le contraire.

– Il faut reconnaitre que si on veut donner une réalité au droit fonda- mental à l’alimentation l’enjeu est gigantesque : un milliard de personnes, ce n’est pas rien ! Derrière le droit fondamental à l’alimen- tation, il y a en réalité la totalité du système économique mondial. C’est de cela dont il faut avoir conscience. La conséquence, c’est qu’on ne peut pas régler la question du droit fondamental à l’alimentation sans toucher à la spéculation internationale sur les matières premières agricoles, sans toucher au commerce international des matières premières agricoles, sans toucher à toute l’industrie de la transfor- mation des aliments, sans toucher à la politique foncière qui conduit à l’accaparement de terres par les pays riches ou des sociétés de pays riches sur le territoire des pays en développement. C’est la terre, c’est l’eau, ce sont les ressources naturelles, ce sont les échanges, ce sont les modes de production et de consommation, c’est tout le système financier qu’il faut toucher pour avancer d’un pas dans la direction du droit fondamental à l’alimentation. La solution de facilité est celle de Pascal Lamy. Mais comme on ne peut pas démontrer scientifiquement

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le contraire puisqu’il faut attendre d’avoir mis en œuvre cette solution pour se rendre compte de ses effets négatifs, Olivier De Schutter et d’autres, dont le programme Lascaux, essaient de dire, au moins au nom d’une sorte de principe social et mondial de précaution, qu’il est préférable d’essayer autre chose. Mais comment mettre en œuvre un plan B sans toucher à l’ensemble du système ? C’est là notre difficulté. Et comment penser le droit pour infléchir le système et permettre au droit fondamental à l’alimentation de trouver sa place ?

Jean-Baptiste RACINE

On peut dire que pour que le « droit à » soit préservé il faut construire un « droit de ». Il faut un droit à l’alimentation et un droit international de l’alimentation qui permette de garantir ce droit à l’alimentation.

François COLLART DUTILLEUL

À ceci près que le droit à l’alimentation, c’est d’abord un droit foncier, un droit de l’eau, un droit des échanges, un droit de la transformation, un droit de la distribution, un droit des transports, un droit de la finance, qui n’a rien à voir avec l’alimentation parce que, précisément, la difficulté vient de ce que notre système ne fait pas la différence entre un aliment et une bicyclette. Ce sont les mêmes règles qui s’appliquent : le système ne fait pas la différence entre la production d’aliments, la production de carburant, la production minière… C’est cette absence de différence que Polanyi avait remarquée en disant en tout cas que la première des données pour ce qui concerne l’ali- mentation, c’est l’agriculture et la première donnée de l’agriculture, c’est la terre et l’eau. C’est de là qu’il faut partir : du droit foncier plutôt que du droit de l’alimentation.

Jean-Baptiste RACINE

Au-delà de la distinction entre les choses dans le commerce et les choses hors commerce, il y a des choses dont le commerce est spécifique. L’ali- ment est assurément une chose dont le commerce est spécifique. Il convient très certainement de réfléchir à l’élaboration de règles spécifiques pour ce commerce spécifique.

Gonzalo SOZZO

Les droits fondamentaux sont tous en conflit les uns contre les autres, ils sont en concurrence et il y a un consensus sur la question que cette

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concurrence vient du côté de la proportionnalité qui est la manière de mettre en face deux droits fondamentaux et trouver une solution. Je trouve que le problème central, ce sont les règles avec lesquelles nous travaillons pour mener le contrôle de proportionnalité. Ce sont les règles et les valeurs qui donnent son orientation à l’exercice de proportionnalité. Toute la théorie conflictuelle sur les droits fondamentaux n’a pas préparé, n’a pas pensé, la question selon laquelle il y a une grande différence entre certains droits fondamentaux et d’autres qui à mon avis est la différence entre les droits qui ont à leur base un bien individuel et ceux qui ont à leur base un bien commun. Probablement, ce type de distinction entre biens individuels qui sont à la base de certains droits fondamentaux et biens communs qui sont à la base du droit fondamental à l’environnement ou à l’alimentation, peut être une nouvelle distinction pour reconstruire la hiérarchie, pour introduire une nouvelle règle pour résoudre les conflits entre droits fondamentaux et pour appliquer la proportionnalité. Il y a des innovations qui empruntent au droit de l’environnement pour faire ça :

– la première innovation concerne le sujet : il y a un sujet différent, les générations futures, qui est un sujet que nous pouvons également prendre en compte pour le droit à l’alimentation ;

– l’autre innovation est relative à l’objet du droit, le bien commun : changer la rationalité contractuelle pour la rationalité de l’héritage. Il y a des droits qui donnent un droit à la transmission héréditaire. Si nous transformons cela en règles de résolution des conflits entre droits fondamentaux, vient immédiatement l’idée de la préexistence des biens communs comme règle spécifique pour résoudre les conflits entre droits fondamentaux : quand il y a un droit fondamental qui porte sur un bien individuel et un autre qui porte sur un bien commun. La balance doit être faite à partir de l’idée de la préexistence des biens communs car si nous n’avons de biens communs, nous n’avons pas de biens individuels. Avant l’existence de la personne, c’est l’environne- ment et l’alimentation. Pour cela, il y a la possibilité de renouveler la théorie juridique des conflits entre droits fondamentaux, reconstruire la hiérarchie, pensant qu’il y a une nouvelle distinction à faire.

Un autre exercice peut nous aider à transformer la hiérarchie : l’idée d’importation/exportation des données qui ont été acquises dans une géné- ration de droits fondamentaux. Par exemple, dans la deuxième génération (droits sociaux et économiques), un acquis fondamental est la progressivité. Le droit de l’environnement est en train d’essayer de le faire passer au niveau des droits de la troisième génération et de parler de la non-régression du droit de l’environnement pour le renforcer. Nous pouvons faire le même exercice entre les droits de la première génération (la liberté contractuelle) : faire passer des acquis des droits de deuxième et troisième générations à ceux

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de la première génération pour que la théorie des contrats, par exemple, acquière un autre niveau de complexité en tenant compte du bien commun (les contrats sur l’environnement, le patrimoine culturel).

Il faut changer la manière de penser des juristes sur ce point. Il faut penser plus politiquement. Il faut penser que la hiérarchie est le produit d’une construction politique, il faut se confronter au politique, il faut passer à l’action politique : nous pouvons intervenir dans la construction de la hiérarchie. C’est pour cela que je trouve très compliquée la vision de la théorie générale du droit qui pense que la hiérarchie est toujours relative et est le produit des juges pour résoudre les conflits successivement. Cela donne un pouvoir excessif au juge qui est le seul acteur juridique qui puisse intervenir dans la construction de la hiérarchie. Il faut retrouver le pouvoir de construire des hiérarchies.

François COLLART DUTILLEUL

Je suis d’accord avec ça.

Je voudrais poser une question à Fabrice Riem : les droits tels que le droit à l’alimentation sont conçus, pensés, comme des droits individuels. Ce qui caractérise les droits sociaux fondamentaux, c’est que certains sont individuels et d’autres s’inscrivent dans une perspective collective. Ce à quoi je pense, l’un des moyens de réversibilité, conduit dans le sens d’une conception plus collec- tive et commune du droit fondamental à l’alimentation. Est-ce que, parmi les droits sociaux, on peut dire que le caractère collectif donne une force, une portée plus grande ? C’est également vrai pour le droit de l’environnement.

Gonzalo SOZZO

Oui, le droit international public l’a déjà fait avec l’idée de patrimoine commun de l’humanité, patrimoine culturel commun de l’humanité.

François COLLART DUTILLEUL

Oui, on l’a fait pour la culture. On va le faire pour l’environnement et on le fait un peu pour les droits sociaux. Mais pour les droits sociaux, il y a une jurisprudence…

Dominique ROSENBERG

Le patrimoine commun, ce n’est pas vraiment un droit collectif ; la liberté syndicale est à la fois individuelle et collective mais ce n’est pas la même chose que le patrimoine commun au regard de la Cour européenne.

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Fabrice RIEM

En reconnaissant les intérêts collectifs et en permettant leur expression, « le droit du travail rapproche les rapports entre employeurs et salariés de l’idéal

des rapports entre égaux »4. C’est peut-être la raison pour laquelle un certain

déclin du droit collectif du travail est observé dans certains pays, aux États- Unis par exemple, où l’on constate un regain de vigueur du contrat de travail et des droits fondamentaux individuels5. On peut avoir le sentiment que

c’est précisément parce que le droit d’action collective recèle une grande effi- cacité pratique, sinon un potentiel subversif d’un certain ordonnancement économique et social, que la Cour de justice européenne s’en méfie (la genèse interminable d’une action de groupe en France et en Europe témoigne d’ail- leurs des craintes que les actions collectives peuvent inspirer, au-delà des seules difficultés juridiques techniques). Il est tentant d’en conclure, pour répondre à François Collart Dutilleul, que le caractère collectif d’un droit ne lui donne pas une portée plus grande puisque, du fait des effets « délétères » qu’il peut produire sur les échanges économiques, mais aussi sur d’autres droits fondamentaux, de dernier est justement étroitement surveillé. Dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, le droit d’ac- tion collective s’exerce d’ailleurs « conformément au droit communautaire » (art. 28). Prenons l’exemple de l’affaire Laval que j’évoquais tout à l’heure. Les travailleurs lettons avaient été contraints, du fait de l’exercice par les syndicats suédois de leur droit fondamental à l’action collective, de quitter le chantier en raison de l’impossibilité de poursuivre les travaux. La société titulaire du marché fut finalement déclarée en faillite. La solution ne paraît satisfaisante pour personne, en tout cas pas pour l’entreprise lettone, ni pour ses salariés. Faute d’harmonisation sociale en Europe – et ce de point de vue, l’élargissement de l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et orientale me paraît avoir été réalisé dans la précipitation – ces problèmes me paraissent difficiles à surmonter. Le couple libertés économiques fondamentales / droits sociaux fondamentaux crée une « atmosphère de représailles permanentes entre

groupes sociaux des différents États membres », pour reprendre l’expression de

l’Avocat général Poiares Maduro dans l’affaire Viking.

Les droits individuels me paraissent moins « menaçants » pour le marché, partant mieux respectés. L’arrêt Koelzsch6 en fournit une bonne illustration.

La Cour devait se prononcer sur la loi applicable au contrat de travail d’un chauffeur routier domicilié en Allemagne et employé par une filiale luxem- 4 F. GAUDU, « Des illusions des juristes aux illusions scientistes », in A. JEAMMAUD (dir.), Le droit

du travail confronté à l’économie, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2005, p. 110.

5 Cf. S. SIMITIS, « Un débat international », in ibid., p. 145. L’auteur renvoie à l’ouvrage du fonda- teur de l’école de l’analyse économique du droit, R. POSNER (Overcoming law, 1966) et à ses critiques des conventions collectives.