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Analyse lexicographique

I.5. Expressions spécifiques

Il existe un certain nombre d’expressions qui ne renseignent pas réellement sur la nature d’un corps D.t mais dont l’emploi récurrent suggère un sens propre, qu’il convient d’étudier à part.

I.5.A. xm D.t et jp D.t

Parmi ces expressions spécifiques, il en est deux dont le sens est radicalement opposé et qui semblent se répondre l’une l’autre : xm D.t et jp D.t, littéralement « ignorer le D.t » et « décompter le D.t », mais qu’il est généralement convenu de traduire « perdre conscience, s’évanouir »96 et « recouvrer ses esprits »97. Replacées dans leur contexte, ces expressions ne sont pas toujours d’une interprétation aisée, néanmoins quelques aspects généraux se dégagent, à commencer par le caractère plutôt négatif du fait d’« ignorer son D.t », contrairement à la notion de « recouvrer son D.t ». Cet antagonisme est de fait déjà présent dans les TP, où ces deux expressions sont réunies dans une unique formule et dont est extrait le doc. 32.

95 Pyr. § 877c-d [TP 463].

96 Pour cette traduction, voir D. meeKs, AnLex 77.3072 et 78.3012 ; FECT I, p. 52 (sp. 51), n. 2 et p. 281 (sp. 345), n. 6. Voir également J. vanDieR, Moʽalla. La tombe d’Ankhtifi et la tombe de Sebekhotep, 1950, p. 194, n. p ; P. lacau, H. chevRieR, Une chapelle d’Hatshepsout à Karnak I, 1977, p. 112, n. (ae).

97 Voir A.H. GaRDineR, Egyptian Hieratic TextsI, 1911, p. 6*, n. 9 et S. el-aDly, « Die Berliner Lederhandschrift (P. Berlin 3029) », WdO 15, 1984, p. 13, n. 5. Sur l’opposition de ces deux expressions, voir G. Fecht, « Die Wiedergewinnung der altägyptische Verskunst », MDAIK 19, 1963, p. 83, n. 1 ; E. Blumenthal, Untersuchungen

zum Ägyptischen Königtum des Mittleren Reiches I, ASAW 61, 1970, p. 100, B 6.21 et dernièrement R. nyoRD, Breathing Flesh. Conceptions of the Body in the Ancient Egyptian Coffin Texts, CNIP 37, 2009, p. 346-348.

n sDr~n=f m grH n wrS~n=f jxm=f D.t=f m wa tr.wj n(y) xprr, jp~n Jmy.w-dwA.t D.t=sn snS~n=sn msDr.w=sn Hr xrw N pn hA=f m-m=sn Dd~n n=sn Wdn(w)-sxm=f wn.t N pn m wa jm=sn.

« Il (le défunt) ne saurait dormir pendant la nuit et passer la

journée ignorant son D.t à aucun des deux temps du scarabée.

Ceux qui sont dans la Douat ont décompté leur D.t et ils ont

ouvert leurs oreilles à la voix de ce N-ci descendant parmi eux,

car Celui-dont-la-puissance-est-imposante leur a dit que ce N-ci

était l’un des leur. »98

Dans un premier temps, le défunt ne doit pas dormir pendant la nuit, car le sommeil est un état qui s’apparente à la mort pour les Anciens Égyptiens, mais il ne doit pas non plus « ignorer son D.t », aussi bien de jour que de nuit (les « deux temps du scarabée »). Ne pas connaître son corps est donc ici comparé à un état d’inertie proche de la mort, auquel le défunt ne doit pas succomber, et qui corrobore la traduction de cette expression par « perdre conscience, s’évanouir ». Mais dans un second temps, lorsque le défunt « descend » dans le monde souterrain, vraisemblablement à bord de la barque solaire, son passage incite « Ceux qui sont dans la Douat » à recouvrer leur D.t pour l’écouter, ce qui semble synonyme d’un réveil, d’un retour à la conscience. Cet épisode semble préfigurer celui du Livre de l’Amdouat, dans lequel la lumière du disque solaire ranime les habitants du monde souterrain le temps de son passage, avant que ceux-ci ne retombent dans l’inconscience.

Dans les TS, la locution « xm D.t » est encore associée à la mort ou à un état d’inconscience dans le doc. 59, dans lequel l’agression que subit Osiris a pour conséquence de faire ignorer leur corps aux dieux :

HA wj 1A(w).w Wsjr hrw pw n(y) xmn-nt Wsjr xm~n nTr.w D.t=sn jm=f.

« Ceux qui déplorent Osiris me déploreront ce jour de la fête du huitième jour d’Osiris, alors que les dieux ont ignoré leur D.t à cause de lui. »99

En revanche, les docs. 55 et 74 posent plus de problèmes dans l’interprétation. Le premier décrit l’union d’Isis et de Rê et la conception du défunt :

aAa~n wj mw.t=j As.t xm~n=s D.t=s Xr Dba.w nb nTr.w sD~n=f sj m hrw pw n(y) fAw.

« Ma mère Isis m’a procréée, alors qu’elle ignorait son D.t sous les doigts du maître des dieux, quand il la rompit en ce jour de

prestige. »100 98 Pyr. § 2083c-2085b [TP 688]. 99 CT IV, 373a-c [TP 345]. 100 CT IV, 181j-l [TS 334].

Quant au doc. 74, il assure la protection du lit d’Osiris et de son corps grâce à une série

d’étoffe-idémi :

xm~n=f [D].t=f Xr=f m rn=f pw n(y) xmt jnnw [t]p(y).w swDA bosw, dmD~n=f a.[w]t […] sA=f HA Hnk.t [n(y)].t Wsjr N pn sxm=f m x[f]t[yw=f].

« Il a ignoré sont D.t sous lui en son nom d’étoffe-khemet, apportée par les responsables de la préservation des vertèbres cervicales, il a réuni ses membres […] sa protection autour du lit [de] cet

Osiris N-ci, ainsi il disposera de ses ennemis. »101

Le début de cet extrait est fondé sur un jeu de mot sur le radical xm, que l’on retrouve dans le verbe « ignorer » et dans le nom de l’étoffe-khémet – que l’on peut également appeler « étoffe à trois fils ». Tous les noms d’étoffe de cette formule sont formés sur des chiffres, ce qui laisse supposer que le thème principal est l’étoffe elle-même et non le fait d’ignorer le corps. En outre, l’état d’inconscience que cela suggère s’oppose à la réunification des membres du défunt et à sa victoire sur ses ennemis, qui sont des signes de son activité. Je ne m’explique donc pas l’emploi de cette expression ici, bien qu’il ne soit certainement pas fortuit. En effet, le début du document présente également l’expression contraire « décompter le D.t (jp D.t) », comme c’était le cas dans les TP, dans un contexte où il est fait explicitement allusion au réveil du dieu102 :

nhs Wsjr Hr s.t=f jp~n=f D.t=f xnp~n=f Wsjr r=f nhs N pn Hr s.t=f jp~n=f D.t=f xnp~n=f Wsjr r=f.

« De même qu’Osiris s’éveille sur son trône après qu’il a décompté son D.t et attiré Osiris à lui, N s’éveillera sur son trône

après qu’il a décompté son D.t et attiré Osiris à lui. »103

En conclusion, les exemples de notre corpus semblent confirmer les notions d’évanouissement et de retour à la conscience pour ces deux expressions. On serait tenté, pourtant, d’associer ces états au ib de l’individu plutôt qu’à son corps, puisqu’il est, d’après la pensée égyptienne, le siège de l’intellect et de la conscience. De fait, l’expression jp jb existe, pour désigner un « esprit éveillé, perspicace »104. En outre, il n’est pas rare de rencontrer la variante « xm jwf » à la place de « xm D.t »105, alors même que le ib constitue une partie des éléments mous d’un corps. On peut donc se demander quelle est la nature du lien qui unit D.t et

ib et, sans entrer dans une démonstration qui ne peut être effectuée ici106, émettre l’hypothèse que le corps D.t, dont on a vu qu’il pouvait être considéré comme un moyen de mobilité et de 101 CT VI, 358m-q [TS 728].

102 On pourrait également ajouter le doc. 70, présentant la seule autre attestation de cette expression dans les TS, mais celui-ci n’apporte aucune information supplémentaire à notre propos.

103 CT VI, 358g-j [TS 728]. 104 Cf. D. meeKs, AnLex 79.0170.

105 Cf. doc. 59, dans lequel, sur les onze versions de la formule, il n’y en a qu’une seule qui mentionne le corps

D.t tandis que les autres emploient le mot « jwf ». 106 Cf. chap.V.1.A.

manifestation au même titre que le ba, soit en réalité une matérialisation de la conscience-ib, qui constituerait alors l’essence même de l’individu.

I.5.B. wnx D.t

Présente uniquement dans les TP, mais à quatre reprises tout de même107, cette expression pose quelques problèmes d’interprétation. Elle se traduit littéralement par « vêtir le corps D.t », dont le sens premier semble être le fait de vêtir le corps D.t avec des pièces de tissu, à l’image de la statue divine lors d’une cérémonie cultuelle. J. Assmann donne toutefois une interprétation différente, selon laquelle le corps doit être ici revêtu par le défunt comme un « costume », « ainsi peut-on supposer que l’enveloppe corporelle que le mort doit revêtir est le « corps cultuel » dont il doit se rendre maître et disposer quand, donnant suite à l’invitation du prêtre, il vient prendre les offrandes. »108. Il fonde ce commentaire sur les quatre formules des TP de notre corpus, présentées ici :

Doc. 9 :

j.nD msw=k sA(w) Tw, Dr(w)=k pw jm tA. Dd mdw sp-4 : wnx D.t=k, jw=tw=k xr=sn.

« Protège ton enfant qui te garde, car c’est ta limite terrestre. Parole à prononcer quatre fois : ton D.t a été vêtu, que l’on

t’amène auprès d’eux. »109 Doc. 10 :

j.Sm smsw j.nD=f sA=f, wnx=tj D.t=k, jw=tw=k xr(=f) nxx~n=k […].

« Que l’ancien s’en aille pour protéger son fils, on vêtira ton

D.t pour que l’on t’amène auprès de (lui) car tu es devenu vieux […]. »110

Doc. 36 :

[hA N jw rm~n(=j) Tw] jw HA~n(=j) Tw n smxw(=j) Tw n wrD(w) jb(=j) r pr.t n=k xrw ra nb m Abdw m gs-Abdw m wAH ax m DHwtj.t m wAg [m Hn.t n(y).t rnp.wt=k js m (tp.w-)Abd.w=k] anx=k m nTr ! hA N pw, wnx=tj D.t=k, jwt=k xr(=j) !

« [Ô N, (je) t’ai pleuré], (je) t’ai déploré, mais (je) ne t’oublierai

pas et mon ib ne sera pas fatigué pour sortir au jour pour toi chaque jour, lors de la fête du mois, lors de la fête du milieu du

107 Cf. docs. 9, 10, 21 et 36.

108 J. assmann, Mort et au-delà, p. 465. 109 Pyr. § 221b-c [TP 224].

mois, lors de la fête de « Dresser les autels du feu », lors de la fête

de Thot, lors de la fête-ouag, [lors du sacrifice de ton offrande annuelle pendant ta Fête du (début du) mois], que tu vives comme

un dieu ! Ô ce N, on vêtira ton D.t, que tu puisses venir auprès de

(moi) ! »111 Doc. 21 :

j m Htp xr jt.w=k, sxm=k m D.t=k, wnx=t(j) D.t=k.

« Viens en paix auprès de tes pères car tu disposes de ton D.t, on vêtira ton D.t. »112

Les trois premiers documents se situent dans un contexte de pratique du culte funéraire, lors duquel le défunt est appelé à se rendre auprès de son fils officiant. Le corps D.t en question est donc probablement la statue de culte (kA n(y) D.t)113. D’après J. Assmann, l’expression wnx D.t est employée pour appeler l’« esprit » du défunt sur terre car « le corps D.t désigne la forme que le mort doit adopter quand il vient recevoir des offrandes. […] « Mets ton corps » veut dire « n’apparais pas comme fantôme ! », sers-toi de formes de contact bien définies, par exemple la statue dans la tombe ou la fausse porte »114. Mais dans le sens où wnx D.t

signifie « vêtir le corps avec des étoffes », il s’agirait plutôt d’une métaphore pour indiquer que l’office a bien commencé, avec également pour résultat d’appeler le ba du défunt à rejoindre son support de culte afin d’en bénéficier. Les deux interprétations ne s’excluent donc pas, bien que celle de l’habillage de la statue nous place dans un contexte plus concret, reprenant des gestes bien connus. Le quatrième document présente une situation différente, puisque cette fois le défunt est appelé à rejoindre la communauté divine et non plus celle des vivants. Toutefois cela n’est rendu possible que parce qu’il dispose d’un corps D.t et celui-ci peut être vêtu. En d’autres termes, il a été reconnu justifié et bénéficie de la mise en place d’une dotation funéraire permettant un culte à son nom.