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Distinction entre corps humain et corps divin

IV.1. Le corps humain

L’approche des Égyptiens est à ce propos très différente de la nôtre, tant d’un point de vue anatomique que physiologique. De fait, ils ne pratiquaient pas la dissection de manière didactique comme l’ont fait les Grecs de l’antiquité et n’ont pas cherché à procéder à des études anatomiques purement théoriques par un examen systématique de tous les organes. Ils se sont consacrés en revanche à l’observation physiologique de la circulation des différents fluides vitaux pour appréhender le fonctionnement de l’organisme et parer aux maux dont il peut être atteint. Nos connaissances sur le sujet proviennent donc essentiellement de textes médicaux et de quelques textes théologiques sur la fabrication du corps1, dont certaines formules de notre corpus font partie. En effet, l’analyse lexicographique a montré que le terme Haw est celui qui désigne spécifiquement le corps humain, conçu comme un ensemble homogène et fonctionnel de multiples composants. Ainsi, d’une écriture originelle Ha que l’on rencontre dans les TP, il prend rapidement la forme d’un collectif pour mieux correspondre à cette idée de somme (dynamique) de l’ensemble des parties du corps, que les Égyptiens retranscrivent par le mot

a.wt.

1 Pour une rapide bibliographie sur l’étude du corps humain à partir de ces textes, nous pouvons citer G. leFeBvRe,

Tableau des parties du corps humain, 1952 ; H. GRaPoW, Grundriss I. Anatomie und Physiologie, 1954 ; P. lacau, Les noms des parties du corps en égyptien et en sémitique, 1960 ; K.R. WeeKs, Anatomical Knowledge of the Ancient Egyptians, 1970 ; E. BRunneR-tRaut, « Der menlische Körper – eine Gliederpuppe », ZÄS 115, 1988, p. 8-14 ; Th. BaRDinet, Les papyrus médicaux de l’Égypte pharaonique, 1995 ; J. H. WalKeR, Anatomical Terminology, 1996 ; R. nyoRD, Breathing Flesh, CNIP 37, 2009 ; B. mathieu, « Et tout cela exactement selon sa volonté », CENIM 5, 2012, p. 499-216.

IV.1.A. a.t « la partie du corps »

D’après la définition de J. Walker, le mot a.t « is the most common as well as the most general and non-specific of all Egyptian anatomical termes. […] at does not denote a specific part of the anatomy »2. De fait, la traduction par « membre » que l’on rencontre souvent est trop réductrice puisqu’elle renvoie d’une manière générale aux quatre membres, supérieurs et inférieurs, attachés au tronc. Or, plus largement, a.t désigne de manière générique n’importe quelle partie du corps répertoriée par les Égyptiens3, comme le suggère la formule TS 1119 évoquant la bonne santé du corps d’Osiris : « Chaque a.t en lui est à la place qu’il doit atteindre (jw a.t nb jm=f m bw pH=s jm) »4. En d’autres termes, le corps Haw est constitué de la somme de tous les a.wt. Le P. Ebers, l’un des principaux papyrus médicaux connus, décrit ainsi des pathologies situées « dans le corps Haw d’un homme, dans chacune de ses parties (m Haw n(y) s m a.wt nb.(w)t) »5. C’est également l’idée énoncée par E. Brunner-Traut sur l’« aspectivité » de la conception égyptienne du corps : « Nebeneinander seiner vergleichsweise selbständigen Teile, dürfte der menschliche Körper nicht als Organismus, vielmehr als ein Kompositum seiner Glieder verstanden worden sein »6.

Les noms de ces parties du corps sont connus grâce aux multiples listes anatomiques que l’on rencontre dans les textes – médicaux ou non – dont le vocabulaire a été étudié à plusieurs reprises7. Ces travaux ont permis de constater la différence de méthode anatomique des Égyptiens par rapport à la nôtre puisque, comme l’indique Th. Bardinet, « l’égyptien utilise un stock de noms d’endroits du corps qui, mis ensemble, ne correspondent pas à notre découpage du corps humain. […] l’égyptien, soit n’a pas de mot pour certains éléments anatomiques modernes, soit au contraire en a plusieurs »8. Ainsi, selon W. Dawson « each member, or part of the body, was considered as a whole, and included not only the external skin but the underlying tissues and the bone or bones »9.

Nous n’entrerons pas pour autant dans le détail de cet inventaire, à l’exception de deux éléments jwf et os.w accompagnant fréquemment les mentions de Haw et a.wt. Employés conjointement, ces deux termes peuvent également se substituer au corps dans un effet de synecdoque, à l’exemple de la formule TP 336 (doc. 140) dans laquelle le terme XA.t est remplacé 2 J. H. WalKeR, Anatomical Terminology, p. 26. Voir également la définition de P. lacau, Les noms des parties

du corps, p. 138 : « Ce mot désigne tout membre du corps humain. C’est donc un terme de signification collective qui n’a pas d’image possible. Pour le représenter, on a recours d’abord à un procédé d’orthographe primitive : on dessine trois pièces de viande différentes, garnissant chacune un os, c’est-à-dire trois membres. Trois éléments différents d’une collectivité figurent cette collectivité […]. »

3 Cf. Th. BaRDinet, Les papyrus médicaux, p. 73 : « Pour l’Égyptien, est ât tout endroit du corps qui a un nom ». 4 CT VII, 451f-452a [TS 1119].

5 P. Ebers 72, 10-11 (= H. GRaPoW, Grundriss V, 415) ; voir également P. Ebers 106, 3 pour une variante. 6 E. BRunneR-tRaut, « Der menschliche Körper – eine Gliederpuppe », p. 8-9.

7 Cf. G. leFeBvRe, Tableau des parties du corps humain, 1952 ; H. GRaPoW, Grundriss I. Anatomie und Physiologie, 1954 ; J. H. WalKeR, Anatomical Terminology, 1996 ; R. nyoRD, Breathing Flesh, 2009.

8 Th. BaRDinet, Les papyrus médicaux, p. 23.

dans la version de la pyramide de Pépi Ier par l’expression « jwf os.w ». Dans la formule TP 219 (doc. 7), c’est cette fois le corps D.t qui se trouve décomposé en jwf d’une part et os.w d’autre part. Dans l’esprit des Égyptiens, c’est donc que ces deux éléments suffisent à synthétiser l’idée de corps et qu’ils fonctionnent également comme des termes génériques pour les parties principales constituant le corps humain. J. Walker a également noté ce phénomène : « The terms

iwf and osw form a complementary pair, as do awt and Ha. […] Obviously, iwf osw can stand as a synonym for the entire body ; no part of the body is omitted when this pair of terms is cited together »10 et il se fonde sur une différence de structure dans leur substance pour les opposer.

IV.1.B. jwf « la chair »

La signification de ce terme ne pose pas de grande difficulté et il est admis qu’il désigne la chair du corps, ou la viande dans le cas d’un animal11. Mais comme le relèvent G. Lefebvre et J. Walker à sa suite, il peut également s’employer pour désigner les organes internes ou la peau. Les textes funéraires présentent d’ailleurs de telles substitutions puisqu’il est fait plusieurs fois référence au linceul, en tant qu’Œil d’Horus tissé, qui doit se placer sur le jwf et non sur la peau (jnm)12. En conclusion, J. Walker écrit que « iwf denotes all the soft, pliable, friable tissues of the body, that is the «flesh» »13, ce que nous pouvons traduire par l’ensemble des « éléments mous ». Ceux-ci regroupent donc, en plus de la chair, la peau, les organes internes, les muscles, les ligaments et tendons et l’ensemble du système vasculaire (conduits-mt.w)14.

L’élément jwf joue également un rôle particulier dans les TS puisqu’il y est le siège de multiples sentiments (crainte [snD], force [pHty], puissance d’attaque [A.t] et tremblements [sdA] inspirés par l’individu à ses ennemis), ainsi que la source de différents liquides organiques15 : principalement les humeurs (rDw)16 et les sécrétions (ojsw)17, mais aussi la sueur (fd.t)18 et l’odeur (jd.t)19. Les Égyptiens avaient identifié les humeurs redjou issues des chairs comme étant le résultat de la liquéfaction des parties molles du corps, et de fait responsables de la décomposition du cadavre20. C’est ce qu’évoque d’ailleurs le doc. 153, décrivant les effets des 10 J. H. WalKeR, Anatomical Terminolgy, p. 49.

11 Wb I, 51, 14-52,5 ; D. meeKs, AnLex 77.0194, 78.0221, 79.0134 ; W. WestenDoRF, Grundriss VII, vol. 1, p. 30-32. Voir également J. H. WalKeR, Anatomical Terminology, p. 33-50 ; G. leFeBvRe, Tableau des parties du corps, p. 6, § 4.

12 Cf. Pyr. 844b-c [TP 453], 1241a [TP 524] ; CT VI, 221d, h [TS 608] ; CT VII, 65x [TS 862]. Voir également l’article de Fr. seRvaJean, « Le tissage de l’Œil d’Horus et les trois registres de l’offrande. À propos de la formule 608 des Textes des Sarcophages », BIFAO 104.2, 2004, p. 523-550.

13 J. H. WalKeR, op. cit., p. 49.

14 Cf. B. mathieu, « Et tout cela exactement selon sa volonté », p. 500. Voir également Th. BaRDinet, Les papyrus

médicaux, p. 73, n. 1 et p. 75, n. 2.

15 R. nyoRD, Breathing Flesh, p. 335 : « The relation of flesh to body fluids accounts for majority of the occurrences of flesh as a CONTAINER. ».

16 CT II, 1b, 6c, 7d [TS 76], 19e [TS 78], 71b [TS 94], 95a [TS 99], 101a [TS 101], 108g [TS 102]. 17 CT II, 101a [TS 101].

18 CT IV, 142a [TS 318] ; CT VI, 370s [TS 742], 383k [TS 754]. 19 CT VI, 121e [TS 530].

rites funéraires :

xsr~n N dAw.t jr(y).t jwf=f r tA.

« N a chassé la corruption de sa chair à terre. »21

Lors de l’embaumement, c’est par la phase de dessiccation que les taricheutes prenaient soin d’extraire l’ensemble des humeurs du corps, contenues exclusivement dans les éléments mous. Elles sont alors considérées sous un aspect négatif, un mal dont il est nécessaire de se débarrasser22. En revanche, elles deviennent positives lors de la transmission des humeurs d’Osiris au défunt pour la fabrication de son nouveau corps divin, comme nous le verrons ci-dessous.

IV.1.C. os.w « les os »

Le vocable os est également très bien attesté dans les textes médicaux et autres, et désigne sans ambiguïté l’os, la matière osseuse23. Pourtant, peu de notices lui sont consacrées dans les études d’anatomie égyptienne, les os du corps n’ayant pas été différenciés et n’ayant pas de nom propre. Les TP et TS eux-mêmes n’accordent que peu d’importance au squelette en dehors des thèmes classiques de reconstitution du corps et de sa bonne préservation, la majorité des attestations insistant sur la nécessité de les joindre et de les nouer ou de ne pas les voir se briser. Il s’agit toutefois de préoccupations essentielles car, comme le fait remarquer Th. Bardinet, « les os jouent un rôle premier dans les conceptions égyptiennes sur le mouvement et la vie. Ainsi, c’était sur les os, animés par les souffles de vie parcourant le corps, que reposait la mobilité corporelle »24.

Mais selon une idée que l’on retrouve dans quelques textes plus tardifs, la caractéristique principale de l’os est qu’il est formé à partir du liquide séminal masculin et qu’il en est donc la source. Cette théorie a été développée d’abord par S. Sauneron25, qui a relevé plusieurs attestations d’une épithète du dieu potier, façonneur du corps humain, Khnoum « qui fixe la semence dans les os (Ts(w) mw m os.w) »26 dans les inscriptions des temples tardifs. Elle a ensuite

21 CT IV, 49l [TS 296].

22 Cf. A. WinKleR, « The Efflux that issued from Osiris. A Study on rDw in the Pyramid Texts », GöttMisz 211, 2006, p. 127-128.

23 Wb V, 68, 2-69, 4 ; D. meeKs, AnLex 77.4456, 78.4323, 79.3171 ; W. WestenDoRF, Grundriss VII, vol. 2, 890-891. Voir également P. lacau, Les noms des parties du corps, p. 139-140 ; G. leFeBvRe, Tableau des parties du corps, p. 8 ; R. nyoRD, Breathing Flesh, p. 304-306.

24 Th. BaRDinet, Les papyrus médicaux, p. 145.

25 S. sauneRon, « Le germe dans les os », BIFAO 60, 1960, p. 19-27.

26 Cf. Chr. leitz, LGG VII, p. 493. Voir également les variantes « Celui qui fabrique la semence dans l’os (Jr(w) mw m os) » (id., LGG I, p. 458) ; « Celui qui fait se coaguler la semence dans les os (4ofn(w) mw m os.w) » (id., LGG VI, 655) ; « Celui qui crée la semence dans les os (OmA(w) mw m os.w) » (id. LGG VII, p. 194).

été reprise par J. Yoyotte27, qui a ajouté une référence au Papyrus Jumilhac28 lui permettant de la résumer ainsi : « la moelle des os était censée partir de la colonne vertébrale (la pièce maîtresse du squelette jouant le rôle de collecteur) pour s’écouler finalement par le phallus, sous la forme de sperme ; puis cette «moelle» se concréait en os dans le sein maternel »29.

D’autre part, le pluriel os.w est également régulièrement mentionné associé à jwf pour désigner le corps et constitue ainsi le second élément principal de sa composition. En effet, J. Walker remarque que, par opposition à jwf, « osw denotes all the hard, rigid and durable tissues »30. Ainsi, os.w peut également servir de terme générique pour l’ensemble des éléments durs du corps, à savoir, en plus des os, les dents (jbH.w), les ongles (an.wt), les cheveux (Snw) et le système pileux31.

IV.1.D. Les conduits-mt.w

Les textes de reconstitution et de rétablissement du corps font à l’occasion état d’un quatrième terme en plus de a.wt, jwf et os.w : mt.w. Nous en avons un exemple dans notre corpus, au doc. 99 :

dmD(=j) a.wt Wsjr sAo=j os.w=f srwD=j mtw.w=f swAD=j Haw=f. « Je réunirai les membres d’Osiris, j’agrègerai ses os, je raffermirai ses conduits-métou et je ferai reverdir son Haw. »32

Une définition de ces conduits-mt.w a été donnée par Th. Bardinet : « Le mot égyptien

met se rapporte aux différents conduits et vaisseaux (veines, artères, canaux, etc.) du corps »33. Il exclut toute assimilation avec les muscles et les ligaments, malgré leur rôle capital dans la production du mouvement. En effet, d’après la pensée égyptienne ce ne sont pas les contractions de ces mt.w qui induisent le mouvement mais les « courants dynamiques » qui les parcourent. Car l’une des fonctions essentielles de ces conduits est de permettre la circulation dans tout le corps des éléments vitaux et nourriciers, à savoir le sang, les nutriments et l’air (souffle vital). Pour ce faire, ils ne doivent pas se trouver trop rigides, ce qui empêcherait une bonne circulation et donc tout mouvement. Mais ils ne doivent pas se ramollir et devenir trop souples non plus, comme c’est le cas de tous les éléments mous après la mort, au risque de se transformer en humeur redjou à caractère négatif, et c’est la raison pour laquelle la formule citée ci-dessus parle de les raffermir (srwD).

27 J. yoyotte, « Les os et la semence masculine. À propos d’une théorie physiologique égyptienne », BIFAO 61, 1962, p. 139-146.

28 P. Jumilhac XII, 24-25 (= J. vanDieR, Le Papyrus Jumilhac, p. 124), cité par B. mathieu, « Et tout cela exactement selon sa volonté », p. 500.

29 Ibid., p. 142.

30 J. H. WalKeR, Anatomical Terminology, p. 49. 31 Cf. B. mathieu, op. cit., p. 500.

32 CT II, 38h-i [TS 80].

La seconde fonction des conduits-mt.w se rapporte à la conception du corps non comme un tout parfaitement homogène mais comme une somme de toutes les parties du corps (a.wt). J. Assmann utilise les conclusions de Th. Bardinet et d’E. Brunner-Traut34 pour élaborer ce qu’il appelle la « pensée connective des Égyptiens »35. Il considère ainsi le corps humain comme une « poupée articulée », c’est-à-dire un agrégat de morceaux individuels dont la cohésion est assurée par le réseau des conduits-mt.w permettant la circulation des fluides vitaux, le plus important étant le sang, auquel les Égyptiens attribuaient le rôle de « liant »36.