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Analyse lexicographique

I.2. A. Le corps du créateur

La caractéristique la plus fondamentale de la notion de corps-D.t est son appartenance stricte au monde divin ; il ne peut appartenir qu’à des êtres possédant le statut de netjer. Chaque document du corpus pourrait servir à démontrer cette propriété tant elle est primordiale, mais le doc. 12 fait partie de ceux qui l’exprime le mieux. Dans cette formule des TP, le défunt présente une offrande à plusieurs couples de dieux primordiaux successifs et finit par s’adresser à Atoum :

pA.t=k n=k 6mw Hna Rw.tj, jr.w nTr.wj=sn D.t=sn Ds=sn 5w p(w) Hna 6fnw.t.

« Ta galette-pat est à toi, Atoum et les Deux Lions, qui avez

fait vous-mêmes vos divinités et vos D.t, c’est-à-dire Chou et Tefnout. »8

Les Deux Lions sont ici Chou et Tefnout, c’est-à-dire les premières émanations du créateur qui, au moment de venir à l’existence, créent leurs corps-D.t en même temps qu’ils établissent leur statut de netjer. Ces deux notions sont donc indissociables dès le moment de la création d’après la mythologie, mais probablement également dès l’origine du mot lui-même. Et c’est dans cette même optique que les textes jouent à plusieurs reprises sur l’homophonie entre le mot D.t

désignant le corps et celui désignant l’éternité du monde divin9, le plus souvent dans un effet de paronomase10. Pour ne donner qu’un exemple significatif ici, je citerai les docs. 57 et 58, qui introduisent une épithète identique du créateur :

2pr pw Hr(j)-jb wjA=f PAw.tj D.t=f D.t.

« ce Kheper qui est au cœur de sa barque, le Primordial dont le

D.t est l’éternité-djet. »11

Corps et éternité se confondent dans la personne du créateur, l’être primordial au moment où il 8 Pyr. § 447a-b [TP 301].

9 Pour une définition de l’éternité-djet, voir Fr. seRvaJean, Djet et Neheh, 2007.

10 Ce jeu de mots se rencontre deux fois dans les TP (doc. 6 et 8) et quatre fois dans les TS (doc. 57, 58, 72 et 82). 11 CT IV, 321c-d [TS 335], 329b [TS 336].

se différencie du Noun, indiquant qu’ils sont de même nature à l’origine12. En outre, tout dieu étant issu – directement ou non – d’une forme du créateur, cela justifie qu’ils partagent tous cette propriété de la condition divine de posséder un corps D.t. C’est pourquoi, par extension, lorsque les textes abordent la transformation du défunt dans l’au-delà, ils cherchent à lui assurer qu’à terme il sera pleinement intégré à cette communauté, devenant lui-même une émanation du créateur (doc. 22) :

D.t=k m N pn nTr js m D.t=Tn m N nTr.w.

« Ton D.t est ce N, dieu, voyez, votre D.t est N, dieux. »13

Ce document nous montre que le corps du créateur ne devient pas seulement le corps du défunt mais le défunt lui-même, façon de dire que le défunt incorpore le dieu et s’assimile à lui. Cette formulation est reprise par le doc. 23, dans lequel l’officiant s’adresse à Rê :

D.t=k m N Ra, sanx D.t=k m N Ra.

« Ton D.t est N, Rê, fais vivre ton D.t de N, Rê. »14

Une osmose se crée entre défunt et créateur, le second se nourrissant du premier pour pouvoir ensuite lui fournir un nouveau corps, une nouvelle vie. Cette expression se rencontre encore à une occasion dans les TS15, preuve que cette idée reste prégnante. Quant aux doc. 6 et 8, ils jouent sur l’ensemble de ces questions en identifiant le défunt au fils du créateur Rê-Atoum :

Ra-6mw j n=k sA=k j n=k N sjar~n=k sw, Sn~n=k sw m-Xnw a=k, sA=k pw n(y) D.t=k n D.t.

« Rê-Atoum, ton fils viendra à toi, N viendra à toi, car tu l’as élevé et tu l’as entouré de ton étreinte, il est ton fils de ton D.t pour l’éternité-djet. »16

On reconnaît d’une part que le défunt est le fils du corps D.t du créateur, celui-ci fournissant donc les éléments nécessaires à la constitution du corps du défunt ; d’autre part, il est rappelé qu’on se place dans un plan soumis à l’éternité-djet17. Par conséquent, on peut admettre que tout dieu, dont le défunt, est une émanation du corps originel du créateur, impliquant alors que chaque nouveau D.t est un prolongement du corps primordial et qu’ils sont fondamentalement identiques par nature. Cela expliquerait pourquoi au doc. 22, le corps des dieux est désigné au 12 L’emploi d’un Proposition à Prédicat Nominal montre bien qu’il s’agit d’une relation d’identité entre corps et éternité, et non une simple analogie.

13 Pyr. § 1406c [TP 562]. 14 Pyr. § 1461b [TP 570].

15 CT VI, 317r [TS 687] = doc. 72.

16 Pyr. § 160a-c [TP 217] (doc. 6). Le doc. 8 propose une variante très proche : « Atoum, tu as élevé ce N-ci et tu l’as entouré de ton étreinte, car c’est ton fils de ton D.t pour l’éternité-djet (6mw sjar~n=k N pn, Sn~n=k sw m-Xnw a=k, sA=k pw n(y) D.t=k n D.t). » (Pyr. § 213a-b [TP 222]). On rencontre également des variantes aux docs. 72 et 82. 17 Ce thème se rencontre également au doc. 55, dans lequel le défunt est identifié comme le l’Œil d’Horus flamboyant, issu du corps D.t d’Horus (l’Ancien), c’est-à-dire le créateur (CT IV, 102f-104d [TS 316]).

singulier et que celui-ci vienne englober le défunt nouvellement ritualisé. Tout ceci ne reste toutefois qu’une hypothèse pour le moment, une piste de réflexion pour saisir la nature du corps

D.t qui est, somme toute, assez peu thématisée par les textes.

Outre la question de la nature du corps D.t se pose également celle de l’aspect qu’il peut avoir. La première idée qui vient à l’esprit est que, d’après une conception largement admise, la forme véritable d’un dieu demeure inconnue. Ainsi, comme l’analyse D. Meeks : « Elle est hors du connaissable ou du descriptible et ne peut être saisie, encore qu’imparfaitement, que dans ses projections. Celles-ci constituent les kheperou, qui correspondent à la succession des individualités momentanées, non définies dans leur nombre, que la divinité est capable d’assumer. »18. Toutefois, les TP nous donnent quelques éléments permettant d’entamer la réflexion à ce sujet. À commencer par le doc. 7, dans lequel l’officiant compare le corps d’Osiris à celui du défunt :

D.t=k D.t n(y).t N pn jwf=k jwf n(y) N pn os.w=k os.w N pn. « Ton D.t est le D.t de ce N, ta chair est la chair de ce N, tes os

sont les os de ce N. »19

D’après ceci, on peut déduire qu’un corps divin est composé de la même manière qu’un corps humain, c’est-à-dire d’un assemblage d’éléments mous (jwf) et durs (os.w)20, à l’exception que ceux-ci possèdent des propriétés métalliques propres à garantir l’inaltérabilité du corps. En effet, les textes mentionnent à plusieurs reprises « les os de fer (os.w bjA) et les membres impérissables (a.wt jxm(w).t-sk) » du défunt21. Mais ces descriptions s’appliquent autant au Haw nTr22, que l’on traduit littéralement par « corps divin » également, qu’au corps D.t, et finissent même, dans les TS, par ne plus se rapporter qu’au corps Haw exclusivement, créant un clivage important entre ces deux notions. Les textes imposent en effet peu à peu une distance entre ces deux termes, attribuant les aspects physiques et concrets au Haw (nTr) tandis que l’impossibilité de définir une réelle forme du corps D.t lui confère une nature plus abstraite. Et en effet, dans les textes étudiés les hiérogrammates se concentrent principalement sur l’essence même de ce que représente le corps D.t et l’on ne peut pas savoir, à partir de notre corpus, si eux-mêmes avaient réellement thématisé la question de son aspect extérieur.

18 D. meeKs, Chr. FavaRD-meeKs, Les Dieux Égyptiens, 1995, p. 76. 19 Pyr. § 193a-b [TP 219].

20 Sur l’association des éléments mous et durs dans la conception égyptienne du corps humain, cf. chap. IV.1. 21 Pyr. § 530a-b [TP 325], 1454b [TP 570], 2051c-d [TP 684].

22 Le Pyr. § *2244a [TP *723] présente déjà une variation du thème dans laquelle le corps Haw du dieu est constitué d’os de fer et de membres d’or. La thématique du corps métallique est quasiment absente des TS, dans lesquels il n’existe qu’une unique mention des os de fer et de la chair d’or (CT VI, 108e-f [TS 519]), se rapportant explicitement à un corps Haw divin. Elle est néanmoins bien attestée dans divers récits mythologiques et/ou littéraires (voir à ce sujet B. mathieu, « Et tout cela exactement selon sa volonté », CENIM 5, 2012, p. 502-503), sans que soit toutefois précisé à quel type de corps il est fait allusion.